Tout comme Soutine, qui dut quitter son milieu orthodoxe pour peindre, pour oser représenter la figure humaine, Saul Leiter, fils d’un rabbin renommé, étudiant en théologie, décida à 23 ans de rompre avec cette tradition étouffante et de devenir peintre, puis, après avoir visité l’exposition Cartier-Bresson au MoMA, photographe. La Fondation Cartier-Bresson a déjà présenté plusieurs photographes anglo-saxons sur lesquels HCB a eu une influence, Helen Levitt, Bruce Davidson, Bill Brandt, Larry Towell : au 4ème ou 5ème, on craint la lassitude, la répétition. Et pourtant, c’est à chaque fois un plaisir renouvelé. Je ne saurais dire en quoi c’est dû à sa rupture avec la tradition judaïque, mais les photos de Saul Leiter (jusqu’au 13 avril) témoignent d’une capacité à voir, à découvrir des choses mystérieuses dans des lieux familiers tout à fait étonnante.
Un étage est dédié au noir et blanc, l’autre à la couleur; c’est un choix technique plus qu’esthétique, aux dépens d’un choix plus thématique, mais il n’y a ici que des photos de la rue new-yorkaise ou presque. Bizarrement, les deux photos parisiennes présentées, des scènes de café, paraissent plates, touristiques, trop évidentes. Leiter ne semble à l’aise que dans les rues de Manhattan ou de Brooklyn. Beaucoup de ses photos sont construites à partir d’un point de vue unique, d’un angle inhabituel. Il capte la rue à travers des déchirures (
Auvent, vers 1958, en haut), des meurtrières (
Entre les planches, vers 1957, à droite), des vitres dépolies ou embuées.
Dans
Accident (à gauche), nous voyons d’abord un triangle délimité par un manteau clair, une porte noire et un pare-choc brillant; c’est dans l’espace ainsi créé, dans cette réserve centrale qu’on distingue ensuite la tête du blessé, mort peut-être, saignant semble-t-il, les yeux mi-clos. Comme si la réalité ne pouvait s’appréhender qu’à travers des filtres, ne se dévoiler que derrière des caches, n’être visible qu’au hasard d’écrans brièvement soulevés.
Saul Leiter sait aussi admirablement jouer du fixe et du bougé, du net et du flou. Ses photos montrent une recherche du point fixe, d’un point d’ancrage dans un monde où tout bouge. Dans
Walking (1956, à droite), le montant bleu de la porte structure l’image, fixe le regard, alors que la passante n’apparaît qu’indistincte, bougeant dans la rue, derrière la vitre. De même
Shrub laisse la vieille dame dans une vision floue, fantomatique, à demi cachée par le petit arbuste qui la masque. Beaucoup de ses photos sont enneigées, recréant cette lumière particulière et ce sentiment d’irréalité qu’ont parfois les hivers new-yorkais. Ce
Feu vert (1955, ci-dessous) est, à mes yeux, une des plus belles photographies de l’exposition, contrastant la dureté minérale du hublot vert avec la grisaille douce, molle et somnolente du paysage enneigé.
Il y a aussi des photos d’amoureux et d’hommes solitaires, de vieilles dames énergiques et de mendiants, mais ici, ni nus, ni photos de mode. Tous émergent du fond, du flou, du confus et arrivent à la surface du visible, comme des traces, des indices, des trouvailles. Rares sont les personnages qui regardent la caméra : photos volées, photographe invisible. Au delà de la scène de vie new-yorkaise, c’est aussi un discours sur la modestie, sur l’émergence du beau que nous tient là celui qui choisit il y a 60 ans l’image plutôt que le verbe.
Photos © Saul Leiter, courtoisie Fondation Henri Cartier-Bresson
Exposition du 17 janvier au 13 avril 2008 à La Fondation Henri Cartier-Bresson (Paris)