Ce type, c’est un vampire.
Oui, je suis tout jeune avocat, oui, des comme lui, je veux en défendre, le plus possible et toute ma vie, et oui, je suis plus que sensible, on peut même dire hypersensible, à la misère du monde en général, et à celle de mes clients en particulier. Mais enfin, il n’en reste pas moins que Noël, il ressemble à un monstre, un comme auraient pu en enfanter Frankenstein et Nosferatu, s’il leur était venu la mauvaise idée de copuler.
Jeune, on est enclin à attraper au vol les idées plutôt que d’attendre de se faire les siennes, et sa rencontre ne va pas m’inciter à vieillir : il ressemble à un monstre, et les faits qu’on lui reproche d’avoir commis sont justement assez monstrueux.
A trois, avec son épouse, Laurie, une sorte d’ectoplasme tuberculeux dont le QI, les jours de liesse, atteint péniblement les dix-douze, toute habillée, et leur unique ami, un débile profond, au sens médico-légal, Denis, qui a la triple particularité d’être muet, de mesurer un mètre cinquante-deux, et de fumer constamment(1) , ils ont, il y a environ deux mois, trouvé dans la rue encore plus pauvre, plus idiot, et surtout plus malheureux qu’eux, Gérald, rencontre de leur vie, pour son malheur.
Gérald est une sorte de rugbyman magnifique, réellement beau, mais sale, lui aussi peu intelligent, et totalement perdu, presqu’enfantin dans ses réactions : Néanderthal avec le cerveau de mon fils de trois ans, et doté de certaines de ses réactions, comme pleurer beaucoup dès qu’on ne l’aime pas ou qu’il le croit, pleurer beaucoup devant quelque chose de joli ou de triste, comme dans les Aristochats lorsque la maman cherche ses petits éjectés de la moto du méchant Edgar, et sourire beaucoup lorsqu’on lui promet quelque chose de beau ou de gentil, comme manger, avoir des amis, faire la fête, se faire câliner …
Comme tout le monde, donc. Mais en infiniment, infiniment, plus fruste. Et sincère.
Mon trio infernal, après deux packs –ils disent "pactes"- de bières bues tous ensemble dans la rue, à l’aube, là où Gérald dormait avant d’être réveillé par mes trois ivrognes, lui a proposé le Paradis : un logement, le leur, parce qu’il est sympa, que tous ont à peu près le même âge (entre vingt-cinq et vingt-huit ans) et qu’eux, ils ont un appartement, et qu’ils veulent bien être ses amis : Gérald a souri comme un enfant, vous parlez ! Et il les a suivis, heureux.
Et il a cessé de l’être, dès ce matin-là, à peine arrivé dans le logement social en question, véritable porcherie qui obligera plus tard les policiers à n’y entrer que munis de masques anti-odeurs, tant l’air y est suffocant et nauséabond, porcherie dépourvue du moindre meuble à part deux sacs poubelle remplis d’habits divers, et trois matelas défoncés et d’une saleté répugnante posés à même le sol, au milieu des innombrables détritus composant le sol, bouteilles en tous genres majoritairement.
Il y trouve cependant, ce matin-là, une unique oasis, dont il n’aura jamais le droit de s’approcher, et qui va tarauder les experts un moment, par la suite : dans le coin du salon opposé à l’entrée, on a nettoyé le sol sur deux mètres carrés, on y voit nettement la moquette d’origine ; les deux murs d’angle l’entourant sont tapissés, sur un mètre cinquante de haut, de photographies et images découpées dans tout ce qu’on a pu trouver de découpable, patchwork improbable de Pelforth, Vache-Qui-Rit et Stop-Immo, mais dont l’aspect est finalement rieur et coloré ; et le pan de vitre surplombant le tout est le seul a avoir été frotté au chiffon, toute la lumière de la pièce provient de lui.
Et, surtout, pile au centre de ce rectangle incroyable, il y a un landau violet, un landau double place, et dedans, paisiblement endormis lorsqu’ils arrivent tous, vers six heures trente, cet été-là, il y a les jumeaux, Kévin et Kévina, huit mois, fruit des amours improbables de Noël le Vampire et Laurie la Patate.
Ils sont dodus et sentent bon –sous le couchage du landau, dans le panier, on trouvera tout le nécessaire habituel à bébés, biberons, lingettes, couches, liquide physiologique, savon à ph neutre- dans un appartement par ailleurs apocalyptique où ne seront découverts plus tard ni aucun bout de savon, ni brosses à dents, ni serviette hygiénique, ni liquide vaisselle, ni même, les enquêteurs pâliront un peu plus en l’écrivant, le moindre morceau de papier hygiénique …
Gérald va sourire d’une oreille à l’autre en découvrant cette image d’Épinal, la plus jolie chose qu’il ait vue depuis bien longtemps, et il va naturellement s’avancer vers les enfants endormis, voulant seulement les voir de près et s’attendrir un peu plus, lâchant son pauvre sac sur place, et remarquant à peine le capharnaüm par ailleurs ambiant… Mais il ne fera que deux pas : Noël a hurlé "Tape !", dans son dos, à Denis, et Denis, lui obéissant comme d’habitude instantanément, s’est saisi d’un tube de métal posé dans le coin de l’entrée, et a frappé de toutes ses forces les jambes de Gérald, qui s’est écroulé en criant, transpercé par une douleur fulgurante –c’est ce que ça fait, une jambe cassée d’un coup de morceau de gouttière.
Et c’est là, allongé dans la merde, la jambe cassée, terrifié de douleur et de peur, pendant que Laurie s’est précipitée vers ses petits pour s’assurer que ça ne les a pas réveillés, et que Denis s’adosse à la porte d’entrée, refermée et verrouillée, son bout de métal à la main, le regard vide, que Gérald va, péniblement, comprendre que ses nouveaux amis ne sont pas des amis, et qu’on ne lui a promis tout à l’heure que des mensonges.
Noël s’agenouille à côté de son visage, et lui explique ce qu’ils ont décidé en cachette en le voyant dans la rue, plus misérable qu’eux : il va être leur esclave, à partir de maintenant, il fera tout ce qu’on lui ordonne, et ils auront le droit de le taper et de lui faire mal comme ils le voudront et quand ils le voudront, et s’il crie ou pleure, ils lui feront encore plus mal. Les quatre seules règles, c’est de leur obéir, se laisser faire, de ne pas crier, et de ne pas s’approcher des bébés. En échange on le nourrira, avec les restes de tout le monde, et il sera au chaud avec eux. Est-ce que Gérald a compris ? Gérald souffre le martyr et vient d’uriner dans son pantalon de trouille, mais oui, il fait signe de la tête qu’il a compris. "Non, t’as pas compris", dit Noël, "sinon t’aurais dit : "oui Noël"". Et mon futur client lui écrase sa cigarette sur la joue, juste sous l’œil droit. Forcément, Gérald hurle, il porte les mains à son visage par réflexe, mais Noël les lui écarte, s’assoit sur lui à califourchon, lui écrase les deux bras au sol avec ses pieds, sort son briquet, et lui brûle l’oreille droite, longtemps, en lui répétant les règles, en lui hurlant qu’il ne doit pas crier, et en lui demandant si cette fois, il a compris. Gérald mettra un certain temps à parvenir à ne plus crier, et à réussir à dire "Oui Noël, j’ai compris Noël" –exactement en fait le temps que met une oreille humaine à brûler complètement ; ou des jumeaux à se réveiller, ce qui vaudra à Gérald quelques coups de pieds de Noël, qui s’est relevé d’un bond à l’appel de sa femme, qui lui demande d’arrêter ses conneries et de venir les bercer, ce qu’il fait aussitôt.
Ça va durer deux mois.
Denis, sur un nouvel ordre de Noël, a fait une sorte d’attelle à Gérald, avec deux bouts de balai –c’est la seule fois, à part pour une autre brûlure dans le dos faite avec une résistance électrique de barbecue, sur laquelle ils poseront des tranches de pomme de terre, effrayés par les marques profondes, où ils le soigneront- et lui a ordonné de se relever et d’aller leur chercher à boire dans le cagibi, et il y est allé, la peur l’emportant sur la douleur, et sans plus jamais songer à refuser un ordre ou à discuter –si tant est qu’il y ait de toute façon pensé.
Ils lui ont attribué un coin, dans l’une des deux chambres, plus repoussante encore que le salon si faire se peut, où il peut dormir, à même le sol, sans vêtements ni couverture.
Ils le déguisent rapidement en soubrette, en lui faisant porter un tablier, ne gardant qu’un slip sale, et il leur sert effectivement à tout, dans la journée, et surtout de souffre-douleur.
En réalité, ces sont les deux hommes, uniquement, qui s’en prennent à lui, au gré de leurs envies du moment : Laurie ne le frappera jamais. Elle laisse faire, le plus souvent, et parfois, quand ça va trop loin, essaiera de s’interposer, un peu, ce qui lui vaudra quelques beignes bien senties -elle lui donnera aussi parfois un peu d’eau, en cachette, ou bien un peu de crème pour une brûlure, il en attestera à l’audience, sans jamais lui dire un mot …
Gérald est en général réveillé par le fait que l’un des deux tortionnaires lui urine dessus, à même le sol, où il dort désormais enchaîné à une grille de ventilation -l’on découvrira, avec un frisson, au cours de l’instruction, que la grille n’est plus scellée au mur depuis longtemps, et qu’il suffit de tirer dessus pour dégager la chaîne ramenée un matin par Denis … Mais que Gérald l’ignorait, et qu’il n’aura jamais osé tirer dessus …
Les deux hommes le moquent sans cesse, le bousculent et le frappent, avec les mains, les pieds, et tout objet utile, pour rien, juste pour l’asservir un peu plus ou parce que c’est rigolo, et que ça assoit leur domination -ils sont tous deux gringalets, plutôt maigres et pas immenses, et Gérald fait près de cent kilos au départ, pour un mètre quatre vingt dix, il n’en ferait qu’une bouchée … Mais il n’en aura même jamais l’idée, comme un enfant de quelques années n’aurait pas celle de s’opposer physiquement à son père.
Il est chargé de leur faire à manger, avec les aliments volés ou récupérés par les deux maraudeurs -et gare à lui si ce n’est pas bon, et ça ne l’est jamais …
Ils dorment l’après-midi, pendant la sieste des jumeaux, et Gérald reste là, assis par terre, et les regarde -il apprécie ce moment, dira-t-il, où on ne lui fait pas mal.
Il craint en revanche terriblement la deuxième partie d’après-midi, après leur réveil, quand ils se remettent à boire : là, en général au prétexte de sa saleté et son odeur, effectivement épouvantables (prétexte qui constituera plus tard l’essentiel de leur défense, "on voulait le laver, il puait, il avait des poux …" L’hygiène, oui, sans rire, qui semble bien avoir servi de moteur à idées épouvantablement tordues …) ils lui font subir toutes sortes de sévices, manifestement entraînés dans un concours de la torture la plus vacharde et la plus moche …
Ils lui ont fait couler souvent de la cire de bougie sur tous les endroits poilus du corps, attendant qu’elle sèche sur la brûlure ainsi faite pour arracher la croûte brutalement et l’épiler ainsi sauvagement ; parfois, ils enlèvent celle-ci avec une lame de rasoir, ce qui occasionne à Gérald des coupures et entailles profondes -il racontera qu’il a appris à ne plus crier, à leur grande satisfaction, mais qu’il était confronté à un dilemme bien trop grand pour son petit cerveau : s’il criait, il était puni, mais s’il ne criait pas, ils faisaient semblant de croire que ça ne le dérangeait donc pas, et continuaient … A y réfléchir, un dilemme trop grand pour n’importe quel cerveau.
Il n’a pas non plus le droit de saigner, car "ça tache", et ils cautérisent donc ses nombreuses blessures avec diverses matières : sel, moutarde, merde, re-cire, mais qu’on laisse cette fois sécher dans la blessure …
Dans la série "parce qu’il ne se lave pas et qu’il a des poux", on lui a arraché, souvent, des mèches de cheveux, dont l’emport lui a ouvert la peau du crâne en maints endroits -il a d’ailleurs parfois dû les manger, ensuite.
Comme son haleine est fétide, on lui fait boire régulièrement des produits détergents en tous genres, notamment une fois de l’eau de Javel pure, ce qui le rendra très malade (cette fois-là, notamment, Laurie lui a donné un verre d’eau en cachette, la nuit ; il dira qu’elle lui a sauvé la vie …).
Lorsqu’il a une saleté quelconque a un endroit du corps, on la coupe, et la peau sur laquelle elle était avec ; mais parfois aussi, plus efficace, on la brûle, à la cigarette. En médecine légale, ce type de brûlure est très facile à identifier, très caractéristique, un trou rond et net dans la peau … Là, le médecin légiste qui examinera Gérald en dénombrera au moins cent-vingt, en précisant qu’il y en a "sans doute beaucoup plus, plusieurs ayant été masquées par d’autres lésions plus larges" …
On lui brûlera même le moignon d’oreille déjà brûlée le premier jour, mais c’est surtout la gauche, celle qui lui reste, dont Gérald se souvient : Denis, un soir, a fait comprendre à Noël que ce serait désormais leur cendrier, et de fait, depuis, il est convenu que toute cigarette allumée dans ce gourbi finira de se consumer dans l’oreille de Gérald, qui à la fin n’est plus qu’une plaie croûteuse et sale …
Et puis, il y a le balai. Un manche cassé de balai, en fait, en bois, avec, côté cassure, cette longue pointe ébréchée que font les morceaux de bois rompus de force.
Gérald pue particulièrement de la zone des organes génitaux et de l’anus, évidemment, il ne se lavera pas une seule fois en deux mois, et a ordre d’uriner et déféquer là où il dort -on retrouvera le sordide matelas de matières fécales là où il l’avait dit, et comme moulé autour de l’empreinte de son corps.
Alors, les deux hommes vont rapidement s’en prendre à ces parties-là de lui, aussi : un jour, après qu’on lui aura "rasé" les couilles à la cire et au Gillette ébréché, on demandera à Gérald de se tenir sur le dos, les jambes levées, et on frappera au manche à balai les testicules de Gérald, qui là, dira n’avoir pas pu retenir ses cris -il se souviendra que ça n’a pas trop duré, et, au bord de l’évanouissement, avoir entendu Noël dire à Denis d’arrêter, que ça "faisait trop mal à regarder".
Ce qui ne s’arrêtera jamais, en revanche, ce sont les nombreuses intromissions du manche à balai dans l’anus de Gérald, "pour lui laver le cul", en force, profond. Les fois où il aura été gentil, où il n’aura rien fait tomber, par le bout intact. D’autres fois, par l’autre bout, lui causant là encore des dégâts terribles, qui le font désormais saigner très régulièrement, même lorsqu’il fait ses besoins …
On lui aura brisé quelques doigts, aussi, soit à coups de talons de bottes, soit avec un pied de chaise carré, posé délicatement sur une phalange, et sur lequel on tapera du pied d’un coup sec -ça, c’est lorsqu’il lui arrivera de lâcher un objet ou de renverser une canette …
J’arrête ici l’inventaire terrifiant des étapes du calvaire de cet homme, en oubliant une flopée d’autres violences, comme la brûlure du dos avec la résistance de grill, et aussi les injures, les humiliations, les rires gras, l’alcool, l’appétit conservé des tortionnaires servis de raviolis en boîte par un Gérald grimaçant, claudiquant, puant, sanglant …
Deux mois.
Une soixantaine de jours, et tous les jours ces horreurs, sans aucun espoir particulier que ça cesse, ni même désormais, pour Gérald, avec une quelconque vision à plus de vingt-quatre heures ; seulement l’espoir qu’ils s’endorment avant plus dur encore, qu’il puisse retourner se coucher dans sa merde, et tenter de lécher ses plaies …
Pour être complet, et peut-être expliquer en partie pourquoi les experts décideront plus tard que les trois bourreaux sont pleinement responsables de leurs actes, il faut souligner que Noël aura pendant ce temps fait le nécessaire pour obtenir de Gérald une procuration pour retirer son allocation mensuelle à La Poste, que les deux hommes boiront comme ils boivent les leurs, l’AH pour Denis -seule, Laurie utilise la sienne pour les enfants, exclusivement.
******
C’est Denis, exécuteur des basses œuvres mais pas seulement, qui va décider qu’ils ont assez ri, que ça suffit, qu’il en a marre de Gérald, et qu’il faut maintenant songer à s’en débarrasser.
Il faut dire que Gérald est maintenant terriblement affaibli : il est tombé à une soixantaine de kilos, boite bas, fait tomber de plus en plus de choses, tremble …
La conversation a lieu devant Gérald, une engueulade terrible entre les deux hommes, qui vont jusqu’à s’empoigner, puis se calmeront à la demande de Laurie : Noël n’est pas d’accord, il peut encore servir, et il y a ses allocs’, tandis que Denis est déterminé, et que le ton de ses gémissements (il est muet mais Noël le comprend, depuis toujours) monte, de même que ses gesticulations : il faut en finir, y en a marre, exit le Gérald, il va finir par crever dans l’appartement !
Ce dernier argument porte, Noël cesse de s’opposer, on demande l’avis de Laurie, et Gérald se souviendra qu’autant les deux hommes, contrairement à ce qu’ils prétendront plus tard, n’ont ce jour-là jamais eu la moindre pensée humaine pour lui, loin de vouloir "abréger ses souffrances", et n’ont d’ailleurs à aucun moment remis en cause le fait qu’ils devaient le tuer, autant elle, effectivement, parlera de "ce qui est mieux pour lui, tellement esquinté", et jugera elle aussi qu’il vaut mieux en finir.
Gérald se souviendra également très bien de sa peur de mourir, absolue -mais aussi d’avoir pensé qu’ils allaient arrêter de le blesser, et en avoir ressenti un curieux soulagement sans espoir …
Bref, la décision est prise, "d’accord on le tue ce soir", tranchera Noël.
Une nouvelle discussion s’ensuivra, suivie avec passion par un Gérald aux bords de la folie désormais, sur la manière de se débarrasser de lui, parce que bon, c’est bien beau de décider ça, mais comment on fait, surtout pour ne pas être impliqués ..?
Après avoir envisagé maintes pistes, toujours en présence de Gérald, qui pleure sans larmes, et ne dit rien comme toujours, il est convenu qu’on le jettera dans la Deûle, ce fleuve, glacial en ce mois de décembre, qui traverse Lille, et qu’on ira faire "ça" au Port Fluvial, endroit désert le soir, rempli de recoins sombres : on pourra y surveiller si Gérald, affaibli et malnutri comme il l’est, meurt bien dans l’eau froide, et coule -on pourra même lui avoir attaché des pierres aux pieds, avant, pour être sûr.
S’ensuit une sorte de "dernière heure d’un condamné à mort" : Noël demande à Denis de "sacrifier" une boîte de pêches au sirop, et l’offre à Gérald, qui dira que "le goût était le meilleur du monde", même avec l’amertume de la terreur dans la bouche ; on l’habille pour sortir, de ces mêmes fringues qu’il portait le premier jour, et n’a jamais remises depuis ; Laurie lui lave le visage comme elle peut, doucement ; on lui offre une cigarette, même si Gérald a fait un bond de deux mètres en voyant Noël s’approcher avec le tube incandescent, "mais non, quel con, c’est pour toi" …
Et puis tout le monde s’habille, y compris Laurie et ses enfants, qu’on emmène en landau avec le petit groupe -ça, c’est une idée de Noël, qui a dit à Laurie qu’elle serait là "jusqu’au bout", que donc pas question de laisser les enfants seuls, et que de toute façon ça pourrait éviter les questionnements si on croisait quelqu’un : un couple, leurs amis et leurs enfants, une petite ballade du soir, rien d’anormal.
Gérald a reçu des instructions : il marche, au bras de Noël, il la ferme, il regarde par terre. Sinon … Sinon, on revient à l’appartement. Menace/précaution totalement inutile, Gérald le confirmera plus tard : il avait beaucoup trop peur d’eux, désormais et depuis longtemps, pour seulement songer à avoir l’idée de s’enfuir ou de héler un passant -comme il n’avait jamais eu celle de tirer sur sa chaîne, de partir la nuit pendant les sommeils sauvagement avinés des deux hommes, de téléphoner, de crier à la fenêtre … Il n’est qu’un puits de douleurs et de peurs dont la conscience se limite aux deux seules obsessions de tout faire pour ne pas avoir plus mal et pour ne pas avoir plus peur. A commencer par obéir.
Le trio infernal, comme le surnommeront plus tard les journaux locaux, chemine tranquillement, avec Gérald qui claudique en silence, et les jumeaux que la poussette a endormis, vers le Port Fluvial, en marchant le long de rues où défilent des voitures, et même des piétons attardés, sans aucun incident, et sans que Gérald tente quoi que ce soit.
On arrive ainsi devant les grands bâtiments sombres des anciennes douanes, sur les bords du fleuve, de l’autre côté de rues bordées par des maisons où les gens honnêtes et normaux doivent s’endormir paisiblement …
On est maintenant un peu plus à l’écart, en haut d’une petite butte parsemée de buissons, au pied de laquelle il y a l’eau sale et glaciale du fleuve. Laurie reste en haut, avec le landau, et les trois hommes descendent sur le chemin de terre étroit qui borde l’eau, Gérald étant maintenant presqu’inconscient de peur, et devant être solidement tenu par les deux autres pour ne pas s’écrouler.
Là, sans un mot, Denis réunit ses deux mains en un seul poing/marteau, et, avec l’élan de la rotation de ses épaules, frappe de toutes ses forces Gérald au visage, une dernière fois, ce qui fait chuter sa victime au sol et l’étend pour le compte, même si toujours conscient.
Noël lui attrape les bras sous les aisselles, Denis les pieds, et ils le soulèvent, le balancent deux ou trois fois, et le jettent dans l’eau noire.
Le froid ranime Gérald, qui bat des bras comme il peut, sur le dos, faiblement -il ne sait pas nager.
Denis ne s’y intéresse déjà plus, et remonte auprès de Laurie.
Noël, lui, est resté là, regarde Gérald se débattre, et semble presqu’hésitant, maintenant.
Une voix, féminine mais ferme, se fait soudain entendre au loin, faisant sursauter les trois comparses dans l’obscurité : "Attaque !".
Laurie, la première, entend immédiatement ensuite les grognements d’un chien, qui manifestement court vers eux, venant de la direction des maisons, à deux cents mètres. Elle panique et s’enfuit en courant, droit le long de la berge, vers la lumière du carrefour traversé tout à l’heure, à l’opposé.
Denis est un peu plus bas, mais a entendu lui aussi, et se met à courir dans l’autre sens, vers les bâtiments encore plus sombres et plus éloignés du Port, disparaissant très vite dans l’obscurité.
Noël ne saura jamais m’expliquer ce qui exactement se passe dans sa tête à ce moment précis -tout ça dure cinq secondes, évidemment. En tout cas, il saute à l’eau, nage vers Gérald qui flotte toujours, l’attrape par le haut du pull, le ramène vers la berge et le hisse dessus, en un effort d’ailleurs considérable, puisque lui reste dans l’eau. Puis il nage sans se retourner vers la berge opposée, pendant qu’un chien noir, grognant et soufflant, arrive en haut de la butte, il a le temps de l’apercevoir. Il prendra pied de l’autre côté, en se coupant d’ailleurs sur une vieille poutrelle rouillée, et disparaîtra lui aussi dans la nuit.
******
Il était vingt-trois heures quand Raymonde, s’apprêtant comme tous les soirs à sortir promener son chien, pendant que son feignant de mari, Robert, dormait bouche grande ouverte devant la télé, est montée préalablement dans leur chambre jeter un oeil aux alentours par la fenêtre, comme elle le fait toujours – "avec tout ce qu’on entend, c’est plus prudent, je sors jamais sans regarder si y a pas de la racaille prête à me faire des misères" … Robert témoignera avoir été réveillé en sursaut par un "Nom de Dieu !" hurlé par sa tendre épouse, qu’il verra, ahuri, redescendre l’escalier aussi vite que sa corpulence imposante le lui permettait, se ruer sur Rex, qui battait déjà de la queue en attendant sa promenade nocturne, le propulser littéralement jusqu’à la porte d’entrée, ouvrir grande celle-ci et gueuler "Attaque !" en pointant le doigt vers la Deûle, située là-bas dans le noir. "Rex est dressé, on y va le dimanche, il a pas demandé son reste il est parti comme une fusée. Moi, encore dans le sommeil, j’ai demandé à Raymonde si elle était devenue dingue, en plus Rex risquait de se faire écraser, mais là elle m’a vite expliqué, et on est sorti voir …"
Raymonde avait vu, de là-haut, trois ombres humaines sur le sentier, puis l’une frapper l’autre ; avait ouvert la fenêtre, vu les deux debout balancer la troisième forme dans le fleuve, entendu le "plouf" du corps y tombant, et n’avait pas réfléchi plus longtemps, sauvant très vraisemblablement la vie de Gérald -même si plus tard, Noël assurera qu’il avait décidé de le repêcher avant d’entendre le chien …
Arrivé sur place, à deux cents mètres droit en face de chez lui, le couple n’en croyait pas ses yeux : il y avait là, d’abord, un landau avec deux bébés endormis dedans ; et, juste en contrebas, avec leur chien Rex qui lui léchait le visage, un homme, dégueulasse et "tout plein de sang", trempé, allongé sur le sentier, conscient mais qui avait l’air dingue -et personne d’autre, "ce con de chien ne sentait que le sang, au lieu de poursuivre les crapules !" …
"Je reste là, tu rentres les petits et tu appelles le SAMU et les flics, les pompiers, qui tu veux, mais magne-toi pour une fois ! Et mets un pantalon !!" : Robert déclenchera un fou-rire général de la Cour, moi inclus, lors du procès, pendant lequel il n’y en a pas eu beaucoup, en témoignant, et en racontant ce passage qui soulignait la force de caractère de Raymonde, "trente ans de mariage, Monsieur le Président, et c’est toujours elle qui commande !", mais aussi le sens du détail de Robert, "ben oui, parce que faut vous dire que j’étais sorti comme j’étais, en calbuth, même que ça caillait drôlement" …
Bref, dix minutes plus tard, pendant que le coin se remplissait de monde, et que Raymonde faisait du café pour qui voulait tandis que Robert racontait l’histoire à qui voulait, Gérald était emmené, pronostic vital engagé, vers les Urgences, toutes sirènes hurlantes, le médecin urgentiste ayant été immédiatement impressionné par son état et ses multiples lésions.
On arrêtait Noël, seul, deux heures après : il était venu demander à un policier qui gardait les lieux, où la Police Scientifique s’affairait maintenant, si on savait ce qu’étaient devenus les jumeaux retrouvés dans la poussette, "détail" que personne, dans le public désormais présent, n’était censé connaître …
Laurie était interpellée au domicile du couple, dans la foulée -elle y était rentrée juste après, ne sachant pas où aller, y avait vu arriver dix minutes plus tard un Noël trempé, qui s’était changé puis était reparti chercher les enfants …
Denis se livrait, enfin, le lendemain matin, à moitié gelé après une nuit passée dehors -lui non plus ne savait pas trop où aller, de toute façon …
******
Les deux hommes vont rester en détention provisoire pendant l’année et demie que durera l’instruction, tandis que Laurie, incarcérée également au départ, sera remise en liberté, sous contrôle judiciaire, après quatre mois ; les femme s’en tirent presque toujours mieux, en pénal appliqué -et les faits pour lesquels elle est mise en examen ne sont pas les mêmes que ceux reprochés aux auteurs principaux : Laurie n’a été mise en examen "que" pour complicité de tentative d’assassinat et non assistance à personne en danger.
Noël et Denis, eux, le sont pour actes de tortures et de barbarie commis en réunion, sur personne particulièrement vulnérable, et ayant entraîné une mutilation, viols ayant été précédés, accompagnés ou suivis des dits actes de torture, et tentative d’assassinat.
Tentative, oui, uniquement, car, vous l’aurez compris, Gérald a survécu : mutilé de l’oreille droite, soigné pour tout le reste, il guérira, physiquement, petit à petit, et se constituera bien entendu partie civile, les expertises psychiatrique et psychologique établissant, outre un immense préjudice moral, évidemment, et la nécessité absolue d’une prise en charge psychologique durable, qu’il était une personne particulièrement vulnérable au sens de la loi, à raison notamment d’une débilité légère apparente, son QI étant comparé à celui d’un enfant de quatorze ans …
Au plan physique, et outre le fait qu’il n’a plus qu’une oreille, et un trou à la place de l’autre, qu’il couvre de ses cheveux longs, Gérald présente de très nombreuses cicatrices, évidemment, la plupart externes, mais d’autres internes, celles qui auront nécessité le plus de soins. Je ne le sais pas encore, mais la déposition du médecin légiste, très connu dans le Nord, moustache soignée, petite voix et précision chirurgicale, justement(2) , dans le descriptif de ses opérations et des constatations, sera terrible, et va provoquer ce que je n’ai vécu qu’à une unique autre occasion : l’évanouissement ou le malaise durable de trois jurés, qui devront tous trois être remplacés, épuisant ainsi le nombre de jurés suppléants -le Président vivra le reste du procès dans la crainte d’un nouveau départ …
La première jurée, en particulier, d’un certain âge, se lèvera soudain au beau milieu de la litanie des blessures égrenées par l’expert, et plus encore de leurs causes probables, dira, toute blanche, "ce n’est pas poss…", et s’écroulera, inanimée, sur le comptoir de la Cour d’Assises, s’occasionnant une belle bosse au front -lorsque vous êtes assis dans le box de la Défense, vous vous dites en vivant l’incident que rendre votre client un peu sympathique va être, comment dire … Un tout petit peu ardu(3) …
L’expert avait introduit son propos en expliquant qu’il n’avait pas pu faire le dessin habituel d’un homme nu pour y situer les lésions, car il y en avait trop et que le dessin aurait été intégralement noir … Il le conclura, puisqu’il procède de sa riante mission de chiffrer les différentes sources de préjudices, étant à l’époque en usage une échelle de sept termes, en retenant notamment un pretium doloris de 6.5 sur 7, autant dire le maximum, en s’étendant longuement sur le fait que le feu, les brûlures, sont reconnus comme causant habituellement les plus intenses douleurs …
Le moins que l’on puisse dire est que, pendant les quatre jours de l’audience, chaque personne aura fort envie, au moins une fois, de serrer Gérald dans ses bras, fort aussi …
Ses trois tortionnaires(4) encourent la réclusion criminelle à perpétuité -la "vraie", incluant une période de sûreté pouvant atteindre vingt-deux ans -et l’envie de les prendre dans ses bras est un tantinet plus discrète, allez savoir pourquoi …
******
J’ai été commis d’office au soutien des intérêts de Noël, en début d’instruction, et pour lui, en tout cas, ça ne s’explique pas uniquement par la barbarie des faits eux-mêmes, dont j’ai pris connaissance par le menu au dossier, avec les jolies photographies …
Non, il se trouve qu’en plus, je le découvre lors de notre première rencontre en Maison d’arrêt, comme je vous le disais en commençant ce récit(5) , ce type ressemble comme deux gouttes d’eau à un vampire, et est physiquement repoussant …
Il a mon âge à peu près, doté de cheveux blonds, naturels mais qui ont l’air teints, et qui m’ont enfin permis de comprendre réellement le sens du mot "filasses" : qu’il se les lave ou pas, et dans son cas c’est pas, ils ont l’air sales. Il sont longs, et disséminés par touffes inégales qui lui pendouillent derrière et sur le front.
Front qui, justement, est l’un des plus hauts et bombés qu’il m’ait été donné de voir, faisant tout de suite penser à un musée d’Histoire Naturelle, section Préhistoire, d’autant qu’il appartient à un visage livide, doté d’yeux qui s’insèrent dans deux fentes obscures et sont dépourvus de la moindre lumière, et d’une bouche aux lèvres extrêmement fines entrouvertes sur des dents jaunâtres et irrégulières -les touffes de poils de barbe non rasée et ressemblant plus à du duvet clairsemé qui impactent l’ensemble lui ajoutent une petite touche de saleté dont on se passerait bien …
Il est maigrichon et pas très grand, et c’est en lui serrant la main que j’aperçois les siennes, qui m’ont marqué : elles sont extrêmement fines, les doigts presque transparents, et seraient plus volontiers des mains de femme, si ses ongles n’étaient jaunes de tabac, longs, cassés, et d’une saleté repoussante -je me promets in petto d’acheter des lingettes en sortant de détention …
Ce garçon me fout les chocottes rien qu’à le voir, et je suis son avocat : je me dis qu’il va falloir beaucoup travailler, d’ici à l’audience -y compris sur l’hygiène, d’ailleurs, parce que là, dans le petit local du parloir avocat (même si on apprend vite qu’en détention, c’est malheureusement la règle la plus courante), il pue …
C’est lui qui va me faire m’ébrouer, et sortir de mes petites réflexions désobligeantes d’intellectuel propre sur lui, pour revenir définitivement à ma mission, et à la défense d’un homme, car évidemment c’en est un, qui risque de finir sa -jeune- vie enfermé, et qu’il faut absolument tenter de comprendre : "Alors, on envoie les jeunots à la corvée … Bonjour, Maître. Vous avez trouvé facilement ?", me lance-t-il avec une sorte de coassement dont j’apprendrai que c’est son rire, qui découvre largement des chicots répugnants donnant l’impression qu’il va bouffer l’interlocuteur. Je suis surpris, je le regarde déjà un peu différemment, et je souris un peu à mon tour : "On dirait pas, mais je connaissais déjà … Bon, on a un peu de boulot, je crois …"
Dès le départ, et après que nous avons fait connaissance, petit à petit, il me semble que certains éléments des accusations portées contre lui devront être discutés, juridiquement. Mais l’essentiel du travail, comme si souvent, sera, pendant la durée de l’instruction, de dépouiller avec lui tous les éléments de sa personnalité, d’essayer d’entrer dans sa tête, avec les moyens et les acquis qui s’y trouvaient ou pas, lors de la commission des faits, pour essayer de comprendre, et être à même d’expliquer, le mieux possible, le moment venu …
Et les carences extrêmes de ce jeune homme, intellectuelles, affectives, humaines, ne seront évidemment pas une surprise : dès que les crimes prennent une certaine ampleur d’atrocité, les ingrédients ayant mené à leur commission sont presque toujours les mêmes …
Noël ne connaît pas ses parents, a vécu une enfance de violences et de privations, a été très tôt déscolarisé, puis a vécu dans la rue, d’expédients et de vols, de violences et de coups de survie … Le profil des deux autres est le même, et, ceux qui n’ont rien attirant ceux qui n’ont rien, il n’a qu’un ami, Denis, rencontré des années auparavant, et qui le respecte, et connu qu’une femme, Laurie, qu’il aime sincèrement, et dont il ne cesse de louer les qualités de mère -elle se prostituait à seize ans, il n’est pas peu fier de l’avoir sortie de là …
Il est tout sauf inintelligent ; mais il n’a pour tout bagage que la dureté, la démerde, la crasse, quelques mots, des souvenirs d’une enfance estropiée, zéro de tendresse jusqu’à Laurie : nous avons le même âge, et j’ai eu de la chance, tandis que lui rejoignait, pendant que je grandissais au chaud, l’armée de mes Ombres à moi, si chères à la Justice, l’armée de ceux que je nomme les Réprouvés, et que j’aime tant défendre, toujours dans la douleur …
Le trio a vécu en totale autarcie depuis toutes ces années, Laurie a décroché le logement alors qu’elle était enceinte des jumeaux, un accident, mais qu’il ne regrette pas -ce qu’il vit le plus mal en détention, c’est leur placement, et de ne plus les voir …
Sur les faits, il dit que rien n’était prévu, que les violences sont venues comme ça, parce que la première fois Gérald s’approchait des petits, et puis après par habitude, parce qu’il était vraiment sale -de ce motif, il ne démordra jamais, ce qui me vaudra un fou-rire, de ceux qui surviennent dans les moments de tension, à l’instruction, lors de son audition de fond : tous les faits sont reconnus, dans leurs détails, et le juge recueillera, acte par acte, les explications de Noël sur chacun, lors d’une sorte de sordide inventaire à la Prévert : "Alors la cire, Monsieur ? Ben, il était sale des jambes, alors on a pensé l’épiler … Sur les entailles au rasoir ? Ben des fois ça partait pas alors on insistait … Sur la Javel ? Ben il sentait vraiment de la bouche, alors … Sur le balai ? Ben il sentait vraiment du fondement, alors …" Bien sûr, à chaque fois, la question suivante du magistrat est de savoir si on ne pouvait pas faire autrement, la suivante s’il n’y avait pas du sadisme et l’envie de faire très mal là-dessous, etc. Et chaque fois Noël répond que pas du tout, que c’était bien ça l’idée, presque pour son bien, une éducation à la dure, rien de plus … Ça dure des heures, on évoque tout, très péniblement, et chacune de ses déclarations et de ces pauvres "justifications" l’enfonce un peu plus, sans que j’aie jamais pu le lui faire percevoir … Et puis le juge en arrive, quand même, à son argument massue : "Mais les cigarettes écrasées dans l’oreille, Monsieur ? Ça, ce n’est pas par hygiène, n’est-ce pas ? C’est même très peu hygiénique, les cigarettes dans l’oreille, non ?" Et la réponse de Noël, moitié par épuisement, moitié par surprise, et surtout en voyant la tête du magistrat, me fera rire jusqu’aux larmes, on devra même suspendre l’audition : "Ben non : ça, c’est parce qu’on n’avait pas de cendrier." C’est idiot, mais il ne trouvera jamais aucun autre justificatif, et refusera toujours, obstinément, de dire qu’ils ont trouvé rigolo, au minimum, de faire du mal à Gérald -et en réalité surtout, de le dominer, totalement, de régner sur lui, tels des borgnes au Royaume des Aveugles …
En "off", en vue de l’audience, on y arrive un peu, parfois : je crois absolument nécessaire qu’il parvienne à assumer vraiment ses actes, à les expliquer pour les véritables raisons, et parfois il reconnaît du bout de son absence de lèvres que oui, écraser, souvent au sens propre, ce pauvre bonhomme, le faisait exister, se sentir plus puissant, que la facilité et son absence de réaction violente ou même, rapidement, d’opposition, n’ont fait que le conforter dans cette puissance …
Et puis, on travaillera, souvent, sur la capacité qu’il a eue d’infliger des douleurs insupportables, de les voir et d’en voir les effets, et de continuer : dans ces cas-là, quand même, Noël se trouble, et n’est plus sûr de rien, il dit que la violence, il sait ce que c’est, il me montre des cicatrices anciennes, il me dit qu’il n’a jamais eu pitié parce qu’il n’a jamais pitié, parce que ça n’a pas de sens, il me dit qu’il ne réfléchissait pas, il charge un peu Denis, et il me dit que si, à la fin, lorsqu’ils l’ont balancé dans le fleuve, oui, là, pendant que Gérald se débattait dans l’eau, il a eu conscience qu’il allait mourir noyé, étouffé par la flotte, horriblement, et que c’est pour ça qu’il l’en a ressorti …
Et, petit à petit, sur ce dernier point, je le crois -et sur les autres, j’essaye doucement, entretien après entretien, de le faire avancer, se rendre compte -s’humaniser, en un mot : avocat, c’est souvent ça.
J’aurai toujours du mal a éprouver une véritable empathie pour lui, ce qui me handicape, j’ai souvent besoin de ça pour bien défendre ; mais en même temps, il fait à l’évidence partie de ces hommes à qui la noblesse de mon métier est de prêter, le temps de leur défense, tout ce que j’ai, moi, eu la chance de recevoir : pêle-mêle, les mots, les outils juridiques, les sentiments, l’éducation, les repères humains, le cœur -les siens sont soit inexistants, soit coulés dans une chape de béton qu’il faudra à tout prix que l’audience fende, sous peine de ne servir à rien …
******
L’instruction passe, et, un jour, les trois bourreaux de Gérald comparaissent devant la Cour d’Assises du Nord, sous les préventions exposées plus haut, et dans un climat d’audience très lourd et difficilement soutenable pour chacun, à commencer par les jurés -j’ai pu obtenir de Noël qu’il se rase à peu près soigneusement, mais son physique ne s’est pour le reste pas amélioré, la prison ayant encore renforcé sa lividité cadavérique naturelle …
La salle est vide : Gérald n’avait personne dans sa vie, et seule l’association qui l’a pris en charge depuis les faits est représentée ; les accusés n’avaient personne, et n’ont toujours personne.
Le Président est un homme profondément humain, dont je sais qu’il va, avec douceur, réellement chercher à comprendre -c’est tout ce qu’on demande, mais c’est beaucoup, Noël a de la chance, ça n’est pas toujours le cas.
L’audience démarre d’autant plus mal qu’un incident plutôt rare, qui ne m’est heureusement que très rarement arrivé, va survenir, et placer Noël, et un peu son défenseur, en bas d’une pente encore plus verticale à remonter que prévu …
Je sais qu’il lui sera rapidement demandé, après lecture d’un acte d’accusation détaillé qui fera blêmir la plupart des jurés, dont à compter de ce moment les regards sont glacés lorsqu’ils se tournent vers le box des accusés, sa position générale sur les faits, et en gros s’ils sont reconnus ou pas, et s’il "plaide coupable" ou pas. Bien évidemment, nous avons préparé sa réponse ensemble, il est convenu qu’il y assume l’intégralité des faits, sans chercher pour l’heure à les expliquer, et même, s’il y parvient, qu’il s’adresse d’emblée à la victime pour tenter, un peu, de lui en demander pardon …
Et Noël se lève, et clame haut et fort dans le putain de micro qu’il est innocent !
Pendant que mes yeux s’ouvrent de façon peu raisonnable, le Président, qui a lu le dossier évidemment, au cours duquel Noël a reconnu, lors de sept auditions, l’intégralité des faits, qu’il a au demeurant décrits avec précision à maintes reprises, insiste, lui demande s’il est sûr, lui rappelle qu’il comprend l’appréhension de l’audience qui doit être la sienne, mais qu’il faut dire la vérité … Mais Noël persiste et signe, affirme qu’il a menti jusque-là, sous la pression de la police, du juge, et de la terre entière, moi inclus, et même, commence à s’agiter et à hausser le ton, s’énervant stupidement -le pire que vous puissiez faire pour un client, aux Assises, est de le laisser démontrer aux jurés qu’il peut être colérique, on ne peut pas plus catastrophique qu’une démonstration d’absence de contrôle de soi, et de potentielle dangerosité …
Je me lève avant que ça ne dégénère vraiment, et demande une suspension d’audience, que le Président, qui n’attendait que ça, m’accorde aussitôt -l’effet sur les jurés est lamentable, mais tant pis.
A Douai, où se trouvent les Assises du Nord, la grande salle jouxte le poste de police, lui-même contigu d’une part, avec la salle où les accusés sont détenus, menottés à un banc, pendant les pauses ; et d’autre part, après un couloir de quelques mètres, avec la salle des jurés, lesquels y sont donc repartis.
Je suis Noël, qui reste énervé, et gueule qu’il en a marre de mentir, que tout ça fait chier, etc. On le menotte à son banc, je m’assois à côté de lui. Je sors mon paquet de Camel, échange un regard avec le chef de poste, cinq mètres plus loin, par la porte ouverte, qui me fait signe que c’est d’accord, et offre une cigarette à Noël, en m’en allumant une à ses côtés. J’attends un peu, il se calme apparemment, le visage buté figé vers le sol, puis je lui dis que je comprends sa peur, que je crois comprendre ce qui se passe, qu’il a honte, qu’il n’arrive pas à assumer, mais qu’il faut le faire, que de toute façon les faits sont avérés, que nier ne sert qu’à le discréditer d’emblée …
Et tout à coup, il se lève d’un bond, passe sa chaîne autour de mon cou et me saute littéralement dessus, me faisant chuter au sol sous lui, au pied du banc, en hurlant qu’il en a marre, que je dois le défendre et pas l’accuser, que je suis un salaud …
J’ai quelques secondes de panique, il est réellement fou de rage, et je suis coincé dessous, avec ma clope toujours au bec, à gigoter comme un con -mais l’escorte a entendu, évidemment, et accourt pour me délivrer, même si ça prend encore du temps tant il est en colère, ils s’y mettent à trois pour le ceinturer et le soulever de moi, et lui faire enfin lâcher prise …
Et j’ai le souvenir, aigu, pendant cette scène kafkaïenne et ô combien ravageuse pour sa défense, d’apercevoir, pendant qu’il ahane sur moi et que j’ai sa chaîne autour du cou, et m’évertue à ne pas me brûler les lèvres avec ma cigarette, et pendant que trois flics tentent, au-dessus, de le maîtriser, les têtes du Président, des assesseurs et de plusieurs jurés, passer le coin de l’autre porte, totalement sidérés, et assister à ça …
J’ai eu je crois la bonne réaction : pendant que les policiers rasseyaient Noël, gesticulant comme un fou, sur son banc, avec double paire de menottes, je me suis relevé, et leur ai assuré que tout allait bien, que c’était ma faute, que je l’avais énervé, mais que tout allait bien …
Ça a eu le don de le calmer, et quelques secondes plus tard, il marmonnait des excuses -non sans que j’aie entre temps remercié les membres de l’escorte, dont certains s’en souviennent encore aujourd’hui, de m’avoir tiré de là …
Noël avait eu son pétage de plombs et son exutoire : il était maintenant prêt à dire la vérité. Ce qu’il fit, le reste du procès.
Pour l’heure, et je vous le raconte parce qu’il faut se dépêcher de rire de peur de mourir sans l’avoir suffisamment fait, à la reprise de l’audience, Noël est resté debout dans le box, et le Président l’a interrogé de suite : "Alors, Monsieur, en espérant que vous êtes calmé définitivement, vous avez réfléchi ?" Et mon doux client a répondu : "Ben, comme m’a dit mon avocat, euh, je reconnais les faits, et je demande pardon." Sa grande sincérité, sa spontanéité, ses remords poignants et son absence de dangerosité étant ainsi parfaitement établis, le procès pouvait réellement commencer …
Je vous l’ai déjà en partie raconté plus haut, rien n’y a été facile -ce à plus forte raison que les explications pitoyables et fumeuses des trois accusés contrastaient très radicalement avec celles, toujours gentilles, d’un Gérald qui parvenait à n’en vouloir à personne réellement, remerciant même Laurie à plusieurs reprises de ses pauvres interventions …
Mais tout de même, on avançait, et on établissait progressivement que ces gens, tout reconnus responsables qu’ils soient, n’avaient, réellement, que si peu de moyens de se comporter en êtres humains normaux, qu’on finissait par parvenir, un peu, à comprendre qu’ils n’aient pas pu le faire, et qu’ils se soient assis sur les souffrances de leur victime comme un roitelet sur un trône de bois …
En particulier, et après que j’ai cru nécessaire d’interroger moi-même Noël près d’une heure sur tous les faits, par le menu, pour qu’il les reconnaisse tous, pour que les jurés l’entendent les assumer, et pour qu’ils constatent, aussi, qu’il ne parvenait pas à en être effrayé, et après qu’une autre heure a été consacrée à essayer de lui faire raconter un souvenir heureux quelconque, n’importe lequel, en vain, à l’unique exception de la naissance des jumeaux -et du coup, qu’une totale absence de vie "normale" a été ainsi exposée, j’ai terminé mon interrogatoire par une question toute simple, en substance : "Noël, on sait ce qui s’est passé, tout ce qui s’est passé … Essayez de décrire à la Cour ce qui aurait dû se passer, normalement, si tout avait été normal, depuis la rencontre de Gérald. Comment ça aurait pu, comment ça aurait dû, se passer, après ?".
Et je crois que les jurés ont ressenti, comme moi, l’incapacité totale de Noël de répondre à cette question ; on n’a obtenu que des silences et le spectacle d’un front plissé ; sur d’autres questions entrecoupées de silence, il a fini par murmurer :"on n’aurait pas dû lui faire du mal", et, comme j’acquiesçais et l’encourageais à continuer, il a réussi à ajouter, pour solde :"Si on l’avait pas obligé, il serait pas resté. Je sais pas comment il serait resté …"
Noël était "normal", liminaire et fruste, mais normal, oui. Mais il était un réprouvé, un vrai, quelqu’un qui ne s’était pas construit normalement, et ne pouvait pas construire normalement. D’une lâcheté et d’une faiblesse atroce, oui. Mais qu’on ne pouvait pas juger totalement délibérées …
Enfin, bref, c’est naturellement sur ce thème principal que nous avons plaidé, le quatrième jour.
L’Avocat général avait demandé la culpabilité pour l’ensemble des préventions, et une peine de trente ans avec sûreté des deux tiers pour Noël, vingt ans avec sûreté des deux tiers pour Denis, et cinq ans pour Laurie.
La Cour, après quatre heures de délibéré, a acquitté Noël des chefs de viols et de tentative d’assassinat, et Denis du chef de viols, les reconnaissant coupables, comme Laurie, des autres accusations.
Pour les viols, le débat était la connotation sexuelle ("…tout acte de pénétration sexuelle…") des actes commis avec le balai : je considérais qu’il n’y en avait pas, et qu’il s’agissait en fait de l’un des actes de torture parmi d’autres, et la Cour a suivi : pour la tentative d’assassinat, c’était nettement plus discutable, mais les débats avaient fait ressortir que le projet de tuer Gérald n’avait jamais été réellement ni voulu, ni accepté par Noël -c’est bien même le seul acte qu’il n’ait pas voulu … Et que, s’il avait finalement participé, c’était pour avoir aussitôt, seul, sauvé Gérald, qu’on le veuille ou pas -et les débats avaient permis d’établir que ce sauvetage avait eu lieu de sa propre initiative, avant toute intervention extérieure : la cour a estimé pouvoir également l’en créditer.
Elle a, finalement, condamné Noël à quinze années de réclusion criminelle, assorties d’une période de sûreté des deux tiers, Denis à la même peine, et Laurie à quatre ans dont deux assortis d’un sursis avec mise à l’épreuve -celle-ci comparaissait libre, et a été écrouée le soir même.
Noël n’a pas manifesté grand-chose -il s’attendait évidemment à une lourde peine, et je suppose qu’il était plutôt content, celle-ci était assez mesurée, même lui pouvait s’en rendre compte …
J’ai trouvé pour ma part que c’était une peine juste, et que la Cour avait réussi à trouver l’impossible équilibre : celui qui doit être fait entre l’horreur des faits et la grande misère de ceux qui les ont commis …
Noël et moi avions en tout cas appris, chacun de l’autre -et ça n’est, vraiment, pas si mal.
******
Épilogue :
Je n’ai pas eu de nouvelles de Noël, moins encore de Denis. Si je compte bien, ils devraient être libérés prochainement. J’ignore ce que la détention leur aura apporté, ou pas.
J’ai su par hasard que Laurie avait refait sa vie à Paris, où elle travaille, après s’être remariée. Elle a récupéré, il y a longtemps, la garde des jumeaux, dont j’espère qu’ils grandiront normalement.
Quant à Gérald …
Un jour, quelques années plus tard, j’accepte, peu de temps avant l’audience, d’assister une jeune SDF, qui s’est fait sauvagement agresser, rouer de coups et violer, par deux marginaux vivant comme elle dans la rue.
Je suis assis à côté d’elle, à l’audience, dans la même salle des Assises, et je vois arriver les deux types dans le box, qu’on y démenotte, le plus grand des deux relevant, son poignet libéré, la mèche de cheveux qui lui pendouillait jusque-là devant les yeux, et mon cœur a fait un énorme bond …
Mon confrère a vaillamment défendu Gérald, en invoquant longuement, évidemment, le premier dossier, ce qu’il avait subi, la sauvagerie dans laquelle on l’avait plongé, et que des années après, il avait répétée, ressortie de lui, pour son malheur et celui de la victime …
Gérald a été condamné à dix ans de réclusion, pour viol aggravé.
Les Réprouvés …Recent Posts:
- (10/2/11)
- (6/2/11)
- (4/2/11)
- (23/6/08)
- (21/1/11)
- (19/1/11)
- (16/1/11)
- (5/9/10)
- Quand je dis constamment, c’est constamment : je fume trois paquets par jour, mais j’ai de longues journées, avec des pauses entre chaque clope, mais lui non : la précédente est finie, grillée jusqu’au filtre, qu’il allume la suivante, le plus souvent plantée dans sa bouche à côté du mégot, jamais vu ça ; je ne sais pas s’il continue en dormant, mais ça ne me surprendrait pas …
- Je vous salue à cette occasion, Docteur, si vous vous reconnaissez, et vous confirme que vous nous manquez, et que les internes qu’on désigne désormais très souvent à la place des véritables pros ne rendent pas les mêmes rapports …
- Et qu’elle aurait pu s’évanouir ailleurs … Non, Madame, je plaisante, évidemment.
- Acceptez que j’y réintègre pour ma part la douce maman des jumeaux …
- Et en découvrant que je n’ai pas besoin d’aller retrouver le dossier pour me souvenir de tout : cette affaire m’a bien plus marqué que je ne pensais, ce qui me surprend, et rend finalement ce texte difficile à écrire -mais nécessaire … Bref, si vous lisez cette note, c’est que c’est fait, et j’en suis soulagé, je crois …