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E Thémidos Ménis, le retour !

Publié le 06 février 2011 par Maitremo
E Thémidos Ménis, le retour !

Ainsi que vous ne l’ignorez pas, je ne suis pas une habituée des billets polémiques. D’abord parce que je suis nulle en politique. Ensuite parce que lorsqu’un sujet a déjà été cent fois disséqué et débattu par d’autres qui, eux, ne le sont pas(1) , j’estime généralement n’avoir vraiment pas grand-chose d’intéressant à ajouter au débat.  Parce que j’éprouve en outre des scrupules à m’exprimer sur des sujets que je ne connais, en grande partie, que par le compte-rendu qui en est fait dans la presse. Enfin parce que je suis un peu en vrac en ce moment (notamment parce que j’ai huit audiences à présider en onze jours, misère …), comme ce billet vous apparaîtra sans doute lui aussi.

Mais il y a quand même des moments où malgré tous les obstacles sus-énoncés, il faut que ça sorte.

Un homme bien connu des services judiciaires de Nantes est soupçonné d’avoir commis un meurtre manifestement atroce. Le Président de la République a immédiatement fait savoir qu’il recevrait la famille de la malheureuse victime, ainsi qu’il est désormais d’usage, avant de brandir publiquement l’avertissement suivant, lourd de menaces à l’encontre des services publics chargés du suivi du mis en cause :

"Quand on laisse sortir de prison un individu comme le présumé coupable sans s’assurer qu’il sera suivi par un conseiller d’insertion, c’est une faute. Ceux qui ont couvert ou laissé faire cette faute seront sanctionnés, c’est la règle."

Car ainsi que chacun sait depuis quelques jours dans notre beau pays, l’individu mis en examen pour le meurtre de la jeune Laëtitia, ayant fini de purger diverses peines d’emprisonnement ferme, aurait néanmoins dû faire l’objet d’un suivi par le Service pénitentiaire d’insertion et de probation nantais, ayant été condamné à une ultime peine d’emprisonnement avec sursis assorti d’une mise à l’épreuve pour faits d’outrage à magistrat. Or ce suivi n’a pas pu s’exercer, ni même commencer d’être mis en place : le SPIP concerné, comprenant 17 conseillers d’insertion et de probation, se trouvait en sous-effectif, et avait dû se résoudre, avec l’aval de sa hiérarchie et des juges de l’application des peines (lesquels n’étaient eux-mêmes que trois, au lieu des quatre magistrats devant normalement exercer ces fonctions au sein du tribunal), à "mettre de côté" 800 mesures jugées non prioritaires, au nombre desquelles figurait celle qui intéressait notre mis en cause.

La déclaration présidentielle, venue s’ajouter à l’inspection administrative diligentée en urgence dans le ressort du TGI de Nantes à l’initiative du Garde des sceaux et au communiqué de presse conjointement émis par celui-ci et le ministre de l’Intérieur, a mis le feu aux poudres dans un monde judiciaire pourtant habitué à hausser les épaules en essuyant les oeufs pourris détournant les yeux et oreilles des déclarations saugrenues que les membres de l’exécutif cherchent régulièrement à accrocher à son épitoge.

A l’heure à laquelle j’écris ces quelques lignes, plusieurs tribunaux ont décidé en assemblées générales extraordinaires de renvoyer l’ensemble des audiences non urgentes jusqu’au jeudi 10 février, date à laquelle une manifestation d’ampleur nationale devrait intervenir ; de nombreuses autres juridictions attendent la tenue, demain ou après-demain, de leurs propres AGE ; les listes de discussion communes aux magistrats sont en ébullition … La presse fait assez largement écho à ce mouvement, plutôt inhabituel tant les magistrats peuvent, en temps normal, facilement donner l’impression d’être l’autre Grande Muette française.

Il faut dire que nous avons à cet égard des circonstances atténuantes : notre devoir de réserve constitue souvent un habit aux coutures incertaines, mais dont nous sentons confusément que l’ampleur est réduite ; nous estimons généralement employer plus efficacement notre temps à faire notre travail plutôt qu’à répondre aux attaques venues du camp politique et qu’en tout état de cause, nous n’avons rien à gagner à répliquer à chaque coup, n’ayant aucun objectif électoral en vue ;  nous avons conscience que répéter sans cesse que nous faisons ce que nous pouvons avec les moyens insuffisants que l’on nous donne est un discours de moins en moins audible, bien que fondé ; nous savons pouvoir compter sur le garant constitutionnel de notre indépendance pour nous défendre (non, je plaisante) …

Et surtout, nous ne sommes généralement pas très doués en communication, ne serait-ce que parce que nous avons finalement peu d’opportunités de nous exprimer sur notre métier (en-dehors de ce blog merveilleux et de quelques autres, bien sûr, que vous trouverez presque tous sur la blogroll du Maître). Nous sommes de plus, par nature, nécessairement résignés à n’être que peu, voire pas appréciés de ceux qui recourent à nos services, puisque nous savons, dès notre entrée dans la magistrature, que chacune de nos décisions ou presque mécontentera au minimum l’une des parties, voire toutes. Autant vous dire que si j’avais voulu être aimée, j’aurais fait pompier ou danseuse, pas juge.

Mais que voulez-vous, si mon seuil de tolérance au mépris est aussi élevé que celui de mes collègues(2) , j’ai parfois du mal à laisser passer une déclaration aussi mensongère que celle du Président, telle que je l’ai rappelée ci-dessus. Autant le dire clairement, même si vous le saviez déjà : cette affirmation n’est rien d’autre qu’une vulgaire et énième déjection électoraliste. Elle ouvre tant de possibilités de réponse que la plupart d’entre elles ont déjà été exprimées par les syndicats de magistrats ou de policiers, par la conférence des premiers présidents de cour d’appel, par des politiciens de ce bord-ci ou d’un autre …

On peut en effet répondre au Président de la République qu’il s’est effectivement produit un dysfonctionnement dans l’organisation du suivi du mis en cause par les services chargés de l’application des peines à Nantes : trois JAP au lieu de quatre, 17 CIP au lieu des 41 qui auraient été nécessaires au suivi des probationnaires dans des conditions conformes aux normes en vigueur en la matière(3) constituent une situation propice au mauvais fonctionnement de ces services. Or la dotation d’un service public en moyens matériels comme en fonctionnaires dépend, qu’il relève ou pas de l’autorité judiciaire, du bon vouloir des deux autres pouvoirs. S’il fallait donc chercher une faute en la matière, je conseillerais au Président d’aller, par exemple, jeter un oeil aux débats parlementaires tenus à l’Assemblée Nationale, le 2 novembre 2010, et en particulier à la sereine réponse(4) adressée par Mme Alliot-Marie, alors Garde des sceaux, aux inquiétudes exprimées par Mme Laurence Dumont, députée, qui estimait que les moyens alloués aux SPIP seraient grandement insuffisants à assurer leur double objectif de prévention de la récidive et de réinsertion, eu égard notamment à la mise en oeuvre de la loi pénitentiaire de 2009. L’identification de ceux qui ont "couvert ou laissé faire" les services nantais forcés de tourner en surrégime, sans s’assurer qu’un "individu comme le présumé coupable"(5) soit suivi par un CIP à sa sortie de prison me paraît extrêmement aisée, n’est-ce pas ?…

On peut lui répondre qu’à l’évidence, la Justice est, en grande partie si ce n’est pour l’essentiel, une question de moyens. Même si c’est laid d’admettre publiquement que les économies budgétaires dont on a fait le choix amènent nécessairement des difficultés d’exécution des décisions de justice, et que si faute il y a effectivement eu, il faut aller la chercher dans les rangs des ministres demeurés sourds aux rapports alarmants établis par les JAP nantais et leur hiérarchie.

Mais à mes yeux, l’énorme, le répugnant mensonge qui se dégage de la déclaration présidentielle ne se situe même pas à ce niveau-là.

Comment peut-on oser laisser supposer que cette jeune femme serait encore en vie si la mise à l’épreuve dont aurait dû faire l’objet son supposé agresseur avait été effective ?

De qui se moque le Président lorsqu’il pose pour acquis qu’un suivi mis en oeuvre dans le cadre d’une condamnation pour outrage à magistrat aurait nécessairement empêché ledit condamné d’assassiner quelqu’un ?

Le sursis avec mise à l’épreuve est un mode de personnalisation de la peine d’emprisonnement prononcée à l’encontre du condamné qui implique, outre que la personne concernée y soit accessible (ce qui ne va pas nécessairement de soi depuis l’adoption de la loi Clément de 2005), qu’elle se soumette à diverses mesures de contrôle et obligations fixées par la juridiction de jugement ou le juge de l’application des peines. Bien entendu, en cas de commission d’une nouvelle infraction pendant le délai d’épreuve, ces deux juridictions pourront ordonner la révocation de tout ou partie de la peine d’emprisonnement concernée par le SME.

Je suis fréquemment amenée, en tant que juge correctionnel, à prononcer des peines d’emprisonnement assorties d’un SME. Il est clair à mes yeux que bien que j’en mesure le caractère contraignant, chacune d’entre elles représente à la fois un espoir en termes de réinsertion et de prévention de la récidive (l’obligation d’exercer un emploi, la plus fréquemment prononcée peut-être, en constituant un élément déterminant) et un pari (le condamné non détenu demeurant libre de ses mouvements, et donc de commettre de nouvelles infractions). Je sais, lorsque je les prononce, que le condamné sera convoqué une fois par semaine, par quinzaine, par mois ou tous les deux mois par un CIP, qui s’assurera du suivi des obligations qui ont été mises à sa charge (soins, travail, indemnisation de la victime …) et du cheminement psychologique de l’intéressé quant aux faits commis : qu’il ait pris du recul par rapport aux faits commis ("Je regrette d’en être arrivé là, c’était une erreur de parcours, j’ai décroché depuis, je vais mieux, etc") ou qu’il s’en soit abstenu ("Cette salope a intérêt à ne plus croiser ma route, sinon elle prendra sans doute la suite avec les intérêts"), le CIP en fera rapport au JAP qui aura toute latitude pour convoquer l’intéressé en vue d’un recadrage ou d’une révocation.

Je n’ai jamais imaginé qu’un condamné se soumette à l’ensemble de ses obligations et se présente à son CIP en déclarant : "Ma mise à l’épreuve se passe très bien, j’ai bien compris qu’on ne devait en aucun cas outrager les magistrats, ma recherche d’emploi va bientôt produire ses fruits. Oh, et au fait, je truciderais bien quelqu’un, moi. Bon, eh bien au mois prochain !"

Je n’ai jamais supposé qu’un CIP, même équipé de la boule de cristal qui va manifestement bientôt devenir "de fonction", histoire de les aider à prioriser correctement leurs dossiers conformément au souhait du Garde des sceaux, puisse parvenir à déceler chez un condamné une pulsion criminelle de nature différente des faits qui l’ont amené à être mis à l’épreuve, et ainsi à prévenir non pas une récidive, mais un passage à l’acte distinct.

Imputer aux conseillers d’insertion et de probation, ainsi qu’aux juges de l’application des peines, une obligation non plus de moyens, mais de résultat dans le cadre de leur mission de prévention de la récidive serait illusoire, et amènerait rapidement le ministère de la Justice à rencontrer de substantielles difficultés de recrutement dans ces fonctions.

Affirmer, ainsi que l’a résumé Me Eolas, qu’un CIP et son stylo de dotation empêchent nécessairement 80, ou 135, ou 180 condamnés de récidiver , dès lors qu’on les menace des sanctions disciplinaires adéquates, aidera peut-être la famille de la jeune victime à faire son deuil, encore que(6) , mais n’en demeurera pas moins un énorme leurre présidentiel.

Il faudra donc le dire, le redire et le redire encore : le risque zéro en matière judiciaire n’existe pas. Le comportement criminel n’est pas la manifestation d’une défaillance des services sociaux, judiciaires, administratifs ou que sais-je, mais la réalisation d’une pulsion humaine.

Le crime existera toujours. L’action de la Justice aussi. Prétendre que l’une éradiquera totalement l’autre est une imposture, quels que soient les moyens qu’on lui donnera, et a fortiori si on ne les lui donne pas.

Cela étant, chers collègues, chers CIP et DSPIP, chers enquêteurs, nous nous sommes effectivement rendus coupables d’une faute conséquente, et ce depuis plusieurs années : en acceptant de faire tourner des juridictions et des services en sous-effectif criant, en tentant de faire à 15 le travail de 20 agents, ou pire (je me souviens notamment de ce commissariat qui fonctionnait amputé du tiers de ses fonctionnaires "sur papier"), nous n’avons fait qu’inciter nos ministères de tutelle à nous accorder toujours moins de moyens pour accomplir nos missions et ainsi, rendre nos services publics moins efficaces.

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  1. Nuls en politique, veux-je dire.
  2. Vous n’êtes pas convaincu ? Je vous propose un petit exercice : guettez donc, dans le tribunal le plus proche de chez vous, l’audiencement des affaires d’outrage à magistrat en correctionnelle et relevez le nombre de constitutions de partie civile y afférentes par les magistrats outragés. Si vous obtenez un taux qui atteigne ne serait-ce que 50 %, je veux bien confier à Maître Mô les photos qu’il réclamait dans l’article précédent, avec toute licence pour en faire l’usage qu’il jugera bon – oui, je suis à ce point sûre de mon fait.
  3. Un CIP devrait, pour exercer un suivi satisfaisant, être chargé de 80 dossiers de condamnés, tandis que les conseillers nantais étaient apparemment titulaires de 135 dossiers au minimum.
  4. "Vous estimez le nombre supplémentaire de SPIP insuffisant. Ce n’est pas notre analyse au ministère où plusieurs réunions de travail ont eu lieu sur ce sujet : ce que nous avons prévu semble correspondre aux besoins. Donnons-nous rendez-vous dans le courant de l’année et nous verrons ce qu’il en est. J’essaie en la matière d’être extrêmement pragmatique et de répondre aux besoins tels qu’ils me sont transmis par l’administration pénitentiaire."
  5. Cette seule formule, déjà … Enfin, passons.
  6. A ce propos, et au cas où on me lirait en haut lieu – ce dont je ne doute guère, on est quand même 2emes au Wikio ! -, je tiens à préciser ici que si une tragédie telle que celle que subit la famille de Laëtitia devait m’arriver, j’interdirais solennellement à tout homme politique, de quelque bord qu’il soit, de se préoccuper publiquement de mon deuil. Pour tout dire, je leur interdirais même d’y penser.

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