Je me demande quelle sensation peut ressentir un romancier quand, dans le coin sombre d’une salle de spectacle, il entend clamer par un comédien talentueux, des tirades de son texte, quand il voit sa création prendre forme dans un lieu, son verbe être incarné, interprété, remodelé par autrui, par un autre artiste.
Parce que je réfléchis pas mal ces derniers temps au rapport que peuvent entretenir une créature avec son créateur, cette réflexion déteint sur cette chronique quand je pense à Wilfrid N'Sondé venu d’Allemagne pour assister à la première de la pièce de théâtre « le cœur des enfants léopards ». Cette chose que vous avez produite et qui ne vous appartient plus déjà. J’imagine que la question n’était pas nouvelle pour l'écrivain congolais, vu que son roman a été adapté au théâtre en Allemagne et à Namur en Belgique.
Le créateur doit subir l’évolution de son œuvre. Tant qu'un livre n'est pas ouvert, tant qu'il n'est pas lu, il n'existe pas. Il existe en naissant sous l'inspiration de l'auteur. Il est modelé, trituré, peaufiné, édité par le romancier, l'imprimeur, l'éditeur. Il est réduit au silence le temps qu'il traîne sur un rayon de librairie ou sur l'étagère d'une bibliothèque poussiéreuse. Puis il renaît dans l’intimité de la lecture. Une interprétation, fruit de l’interaction du texte avec les états de l’âme du curieux qui le visite et de sa vision du monde, se forme et transforme l’objet initial à un instant précis et dans un espace déterminé en quelque chose de nouveau. Des parents ont beau créé un cadre idyllique pour l’éducation de leur progéniture, ils ne sont pas maîtres des interactions, des chocs, des tempêtes, des amours que la vie assènera aux fruits de leurs entrailles.
Dans l’obscurité d’une pièce de théâtre un auteur voit là, livré devant lui, au moins deux strates de lectures : celle du dramaturge qui a adapté son œuvre, celle du comédien qui après avoir ruminé son texte, le vomit, le renvoie avec sa grille de déchiffrage. On peut rajouter à la sortie du spectacle, celle des spectateurs.
S’offusquer d’une critique, d’une interprétation d’un texte ne satisfaisant pas un canon de lecture, est la preuve qu’un cheminement vers la maturité est encore à réaliser. Une critique positive ou négative est la plus belle chose qui puisse arriver à un auteur, car elle est préférable à l’indifférence. L’avantage de la critique négative quand elle touche à la forme, à l’esthétique, à la rigueur, au dépassement de soi, c’est qu’elle traduit la possibilité d’un progrès, d’une amélioration. Disons-le, en lisant un très beau texte d'une première parution, il m’arrive d’hésiter de revenir vers ce type d’auteur, appréhendant quelque peu un texte de moins bonne facture. Par contre, il est passionnant de se laisser surprendre à chaque lecture par un romancier qui à chaque parution, passe un cap, développe son potentiel, se transcende… J'imagine que ce dernier s'est nourri, entre autres, du regard des autres sur sa création pour la faire évoluer, grandir...
Gary Victor m’avait donné un avant-goût du conflit créature/créateur dans son texte extrêmement original et complexe intitulé Banal oubli. L’insoumission d’un personnage souhaitant échapper à la plume féconde de l’auteur haïtien prît des formes complètement disproportionnées. C’est du Victor et c’est très fort.
Pour revenir à la scène du Tarmac de la Villette qui inspire ces notes, pour revenir à la création, à l’interprétation, ce Cœur des enfants léopards version Dieudonné Niangouna fût un enchantement. Une prouesse des deux frères. Le texte de Wilfried N’Sondé est un long monologue. Je me demandais comment il pourrait être adapté sans plongé le spectateur dans une profonde léthargie. Sonder les méandres torturées de l’intériorité d’un jeune homme de banlieue en garde à vue dans le cadre d’un fait divers dont ignore les contours. Pas facile, surtout en ces temps où on a du mal à écouter l'autre. Mais voilà, Criss Niangouna était tout simplement habité par le verbe de Wilfrid N'Sondé. Le comédien restitue admirablement la rage de ce jeune des cités. Le désarroi de celui qui a perdu l'amour. La souffrance de celui qui est rattrapé par les démons de murs de béton qui l'ont façonné. Le maelström de la perte des repères qui engloutit l'individu sans lui laisser une chance. Il est la voix de l'agent des forces de l'ordre qui interroge. Il est la voix d'une France qui se meurt de ne pas écouter les pulsations de son coeur...
Le livre a été magnifiquement rendu. Le spectacle fut passionnant. Wilfrid N'Sondé était rayonnant de joie à la fin du spectacle.
Cette pièce est jouée au Tarmac de la Villette de Paris, jusqu'au 19 Mars 2011.
Voir la critique des Inrocks et de Liss.