J’ai participé hier soir à un débat animé autour des thèses de PM Guillon. Aussi animé, quoique différement, que celui qui s'est déroulé chez égéa (voir ici, avec un presque record de 28 commentaires)
J'avais laissé les débats se dérouler, sans moi-même dire ce que j'en pensais. Il est temps (et honnête) que je sorte du bois. Car en effet, le discours de PMG souffre de quelques biais.
1/ Tout d’abord, il fait une hypothèse sur la rationalité profonde des acteurs, et sur la « raisonnabilité » des décideurs, et de l’opinion publique.
- C’est d’une part méconnaître tout ce qu’on sait actuellement sur les biais psychologiques des prises de décision, sur la psychologie des foules, sur les mouvements de propagande et de cristallisation des émotions collectives (cf. psychopolitique). Plus particulièrement dans le cas de la guerre, celle-ci est aussi un duel, avec donc le risque de l’ascension aux extrêmes qui est porté à l’incandescence, notamment avec la totalisation des guerres que nous avons connue au cours des deux siècles passés.
- Autrement dit, la guerre est un moment exceptionnel qui ne peut être une simple science (Clausewitz le rappelle sans cesse) mais est aussi un art.
- Autrement dit encore, PMG est un idéaliste (au sens philosophique du terme) alors que penser la guerre nécessite une pensée concrète, certes spéculative, mais fondée sur la certitude de l’exception que constitue cet événement. Il faut relire Schmit qui montre que les temps normaux « civilisent » la guerre, mais que quand les conflits surviennent, l’escalade est toujours possible et toujours beaucoup plus rapide qu’on l’imaginait.
2/ Autre hypothèse, celle de la stabilité de l’environnement, celle de la continuité des conditions politiques et économiques.
- Or, on ne peut constater qu’une seule chose : la certitude de la surprise stratégique. Celle-ci ne signifie pas qu’elle était imprévisible, ainsi que je l’ai déjà expliqué : seulement que ceux qui voyaient les signaux soit les décryptaient mal, soit n’étaient pas audibles par les décideurs ou l’opinion. Que l’on songe à ces surprises aux conséquences stratégiques qu’ont été le 11 septembre (2001), l’insurrection afghane (2006 : rétrospectivement beaucoup plus prévisible, mais en 2005, rares étaient ceux qui l’annonçaient), la crise des subprimes (2008) ou les révoltes arabes (2011).
- Au fond, la loi de la surprise stratégique est à la géopolitique ce que la loi du contournement stratégique (Desportes) est à la guerre. Il s’ensuit une appréhension « du temps » qui me paraît trop simple chez PMG, qui fait une hypothèse de stabilité de l’environnement.
- Accessoirement, on pourra évoquer la question du décalage entre Court terme et long terme, la question de l’irréversibilité, le fait que des programmes d’armement ou des systèmes d’hommes se bâtissent sur trente ans….
3/ PMG fonde son argumentation sur une critique de la dissuasion. Outre qu’elle est un peu spécieuse (mais il faudrait entrer dans les détails), elle repose sur une vision assez simpliste de la guerre contemporaine :
- au fond, pour PMG, il y a deux guerres : la guerre conventionnelle, qui a atteint son paroxysme en 1945, et la guerre nucléaire. C’est à l’évidence une vision très réductrice, qui méconnaît l’augmentation des milieux de la guerre (Terre, mer, air, nucléaire, spatial exo-atmosphérique, cyber, noos, …), chacun de ces milieux ayant des règles stratégiques particulières qui sont toutefois compatibles avec les règles stratégiques générales :
- au fond, on est aujourd’hui contraint d’agir dans chacun des milieux, et d’admettre que l’un des milieux n’obère pas l’existence des autres milieux : une victoire dans un milieu n’assure pas forcément la victoire totale. La guerre est devenue désormais enchevêtrée. Or, l’armée est l’institution qui permet d’agir, potentiellement, dans tous ces espaces.
- Dès lors, le raisonnement de PMG est biaisé qui affirme : la guerre nucléaire est impossible, improbable et ingagnable, donc ce milieu de la guerre est condamné, donc il faut réduire aussi les forces classiques.
Il reste toutefois, et on lui doit ce mérite, qu’il pose la question de l‘équilibre des moyens à accorder aux différentes actions possibles selon les milieux de la guerre où nous pourrions intervenir. C’est une vraie question !
4/ A propos du nucléaire, je trouve qu’il balaye un peu vite le lien qu’il y a entre « puissance nucléaire » et « puissance de rang mondial ». Cela mérite également développement. On y reviendra un de ces jours.
5/ PM appelle à redistribuer les moyens vers une « guerre économique et culturelle ». Outre que je suis assez rétif à cette inflation du mot « guerre », je pense qu’il faut rappeler quelques éléments de principes. La guerre est fondamentalement liée à l’Etat et au fait politique.
- La guerre n’est pas seulement la continuation de la politique par d’autres moyens, car la politique est également la continuation de la guerre par d‘autres moyens (Lénine), expression radicale du courant Hobbesien, illustré de façon plus récente par Carl Schmitt. En termes économiques, la défense est fondamentalement un bien public. La guerre est politique.
- L’économie est irréductible au politique, car l’économie est fondamentalement une chose privée. Cette irréductibilité ne signifie pas qu’il n’y ait pas des zones de recouvrement. Seulement qu’on ne peut abdiquer une dimension au profit de l’autre.
- D’ailleurs, au cours du même débat, PMG a concédé que plus que d’une guerre économique, il pensait surtout à une guerre de la connaissance (entendue comme moyen de différenciation économique) : cela infère la possibilité d’un nouveau milieu de la guerre, celui du sens (noos ?). Il conviendrait d’évaluer l’hypothèse.
6/ Comme toujours, il y a énormément d’affects dans les débats. Les expériences passées (LA défaite de 1940, la réaction gaullienne, …) touchent profondément chacun. Surtout, cela pose la question du rapport à la puissance, qui est une question fondamentale. De façon subliminale, c’est la question de la géopolitique de la France qui est ici posée. Ça tombe bien, je travaille pas mal dessus. On y reviendra.
7/ Car PMG a au fond un immense mérite quelles que soient son tropisme libertarien plus ou moins caché, ses erreurs d’analyse ou la fausseté de telle ou telle conclusion. Je pourrais bien sûr me référer à Voltaire (je ne suis pas d’accord avec vos idées mais je me battrais pour que vous les exprimiez) et ce ne serait pas faux. Je crois qu’au-delà de cette position de principe (elle met toujours celui qui la cite dans une position avantageuse, mais suggère également que l’autre raconte n’importe quoi : c’est une très habile figure rhétorique) PMG pose en subliminal des questions de fond, et qu’il est très sain qu’un « citoyen » les pose, avec courage (car dans le débat d’hier, il a quand même ressemblé à Saint Sébastien, avec tout un tas de flèches partout) :
- pourquoi une puissance moyenne a-t-elle une défense ?
- comment doit-elle effectuer ces choix ?
- vous, politiques, ne pouvez vous abstraire de ce débat qui est, au sens premier, fondamental et que vous avez tendance à négliger. Quelles sont vos options stratégiques ?
Qu’un débat vienne de la base et suscite l’intérêt, voilà ce qui est essentiel aujourd’hui et qui mérite de faire écho, en les discutant, aux thèses de PMG. Autrement dit, c’est de façon très intéressée, et bien que pas d’accord avec lui, que je le remercie de sa position hétérodoxe : elle favorise le débat. Et un débat de fond. Salutaire.
Merci à lui, et débattez ...
O. Kempf