Louis Gallait (Tournai, 1810-Schaerbeek, 1887),
Art et liberté, 1859.
Huile sur bois, 86 x 65 cm, Baltimore, Walters Art Museum.
(Photographie © Lee Sandstead)
Le projet dont je souhaite vous entretenir aujourd’hui va au-delà d’une simple intégrale des concertos pour violon d’Henri Vieuxtemps. Il s’agit, en effet, d’une très belle idée du directeur de la Chapelle Musicale Reine Élisabeth et du violoniste en résidence Augustin Dumay, qui ont décidé de confier chacune de ces sept œuvres à un jeune soliste différent. Un pari sur l’avenir intelligent et bienvenu qu’ont capté les micros de Fuga Libera.
Il n’est sans doute pas complètement inutile de rappeler, en quelques mots, le parcours d’Henri Vieuxtemps, une gloire internationale du XIXe siècle dont l’éclat n’a pas entièrement survécu au souffle du temps. Il naît le 17 février 1820 à Verviers (Belgique) où son père, violoniste et luthier amateur, l’initie à l’instrument avant de le confier au violoniste Joseph Lecloux-Dejonc (1798-1850). Les progrès du jeune garçon font rapidement tomber le verdict : enfant prodige. À l’âge de sept ans, qui voit ses débuts sur l’estrade, il entame une carrière de virtuose qui va durer plus de quarante ans. En 1829, il fait la rencontre déterminante de Charles-Auguste de Bériot (1802-1870) dont il va être l’élève jusqu’en 1831 et qui permettre ses débuts triomphaux à Paris. Vieuxtemps, partageant son temps entre tournées et études, se perfectionne ensuite, en 1833-34, à Vienne auprès de Simon Sechter (1788-1867, maître de Bruckner) dans le domaine du contrepoint, puis, en 1835-36, d’Antonín Reicha (1770-1836) à Paris dans celui de la composition. Cette même année, il écrit son Premier concerto pour violon (op. 19) qui sera publié ensuite comme deuxième. La lecture de la biographie de Vieuxtemps donne alors le sentiment d’une vertigineuse suite de tournées à succès, ponctuées par l’écriture de concertos taillés sur mesure ; 1840, c’est la Russie et le Concerto n°1 (op. 10, 1838-39), 1843-44, les États-Unis, le Mexique, Cuba et le Concerto n°3 (op. 25, 1844). En 1846, le virtuose est élu dans la classe des Beaux-Arts de l’Académie Royale de Belgique, mais c’est à Saint-Pétersbourg qu’il part s’installer, en qualité de violon solo du tsar Nicolas Ier ; il y compose son Concerto n°4 (op. 31, 1849) et y demeure jusqu’en 1851, avant de reprendre de folles saisons de tournées qui dureront jusqu’à ce que l’épuisement en sonne le glas, en 1871. Le compositeur, veuf depuis 1868, accepte alors la direction de la classe supérieure de violon du Conservatoire de Bruxelles, refusée quelques années plus tôt, avant qu’une attaque le laisse paralysé du bras droit, dont il ne recouvrera jamais complètement l’usage, en 1873. Dès son admission à la retraite, en 1879, son état de santé le pousse à rejoindre Alger ; il y reprend la composition, qu’il avait abandonnée depuis le Concerto n°5 (op.37, 1860), et livre ses deux derniers concertos, les Sixième (op.47) et Septième (op.49), achevés respectivement en 1879 et 1880. C’est dans le quartier de Mustapha, à Alger, que meurt Vieuxtemps le 6 juin 1881.
Les sept concertos achevés qu’il laisse pour son instrument forment un ensemble ambitieux, dans la mesure où ils ne se résument pas à des exercices destinés uniquement à faire briller un soliste virtuose. Le compositeur apporte, en effet, beaucoup de soin à l’écriture des parties orchestrales avec une volonté très nette de s’inscrire dans le sillage de Beethoven, une qualité qui sera d’ailleurs saluée par Berlioz, dont on ne peut renier l’expertise en la matière. Si l’on excepte le Premier concerto, encore tributaire des modèles de Viotti, Paganini ou Spohr, cette volonté de grandeur s’affirme sans ambages au travers du caractère monumental des mouvements liminaires des deux suivants, d’une vingtaine de minutes chacun, et, plus globalement, par une volonté constante de noblesse, ce mélange subtil de souffle épique, de sensibilité frémissante et d’élégance racée qui n’est pas sans annoncer Elgar. L’écriture pour le violon fait preuve des mêmes qualités, auxquelles il faut ajouter une sensibilité très aiguë au chant, sans doute due en partie, outre que la mode du temps accordait à l’opéra une place prépondérante, à la fréquentation assidue du monde lyrique par Vieuxtemps durant sa période d’apprentissage (Bériot était le mari de la Malibran). Généreuse mais refusant l’effet facile, brillante mais sans clinquant, sa musique est pleinement romantique tout en restant consciente de son héritage classique.
Dans sa préface à cet enregistrement, Augustin Dumay le décrit comme s’inscrivant au rebours d’« une époque de l’histoire de l’interprétation où la globalisation peut comporter de grands risques » ; on est tenté de répondre à l’éminent musicien que l’interprétation que l’on entend durant ces trois heures de musique répond tout de même largement aux critères esthétiques communément admis par les solistes et les phalanges symphoniques traditionnels actuellement en activité. En effet, si une indéniable cure de rajeunissement a été appliquée à des œuvres dont on a connu lectures plus empesées, on aurait souhaité encore un peu plus de légèreté et de caractérisation à l’orchestre ainsi qu’une réduction plus sensible du vibrato tant de sa part que de celle des solistes, non par marotte, mais bien parce que toutes les facettes d’une musique aussi inscrite dans son époque que consciente de ses racines en seraient ressorties magnifiées.
Sous réserve que l’on adhère à ces partis-pris esthétiques ou que l’on parvienne à s’en accommoder, force est de reconnaître que le niveau de ce coffret est excellent. Les jeunes solistes réunis pour l’occasion impressionnent tous par leur mélange de spontanéité et de maîtrise, et il est peu de dire qu’il faut du cœur ainsi qu’un sens aigu de la construction et de la relance pour réussir dans des pièces aux développements savamment élaborés comme le Premier ou le Troisième concertos ou le si particulier Cinquième, aux mouvements enchaînés et aux chausse-trappes nombreuses, ce dont s’acquittent très bien Vineta Sareika (n°1) et Nikita Boriso-Glebsky (n°3), et encore mieux Yossif Ivanov (n°5). Un cran au-dessus se situe, à mon sens, la prestation de Jolente De Maeyer, d’Harriet Langley et surtout de Lorenzo Gatto, respectivement dans les Sixième, Septième et Cinquième concertos. Leur volonté de ne jamais tomber dans la surenchère ornementale, de lutter contre tout débordement de sensiblerie sans jamais rien renier de la sensibilité, fait merveille dans ces œuvres à la structure plus compacte mais paradoxalement plus transparente. Se détachant de l’ensemble des solistes, Lorenzo Gatto fait preuve d’une légèreté de touche, d’une netteté et d’une souplesse d’articulation remarquables. Sa prestation dans le Cinquième concerto, pourtant visité jadis par quelques noms glorieux (Heifetz, Perlman, Grumiaux, entre autres), est d’une hauteur de vue, d’une fraîcheur et d’une musicalité remarquables. Il faut rendre grâce à Patrick Davin (photographie ci-dessus) d’être parvenu à obtenir une très belle fusion entre les solistes et un Orchestre Philharmonique Royal de Liège d’un excellent niveau technique, alliant discipline et réactivité dans une pâte orchestrale chaleureuse et bien colorée. Précise, sans sécheresse ni langueur, la direction du chef obtient le meilleur de musiciens que l’on sent désireux de servir cette musique en y mettant toute leur conviction. Cette envie communicative permet largement de redécouvrir des pièces somme toute peu fréquemment interprétées et relativise grandement les réticences esthétiques que l’on peut émettre par ailleurs.
Voici donc une belle intégrale, qui propose un parcours à la fois diversifié et cohérent au cœur des concertos pour violon de Vieuxtemps grâce à de jeunes solistes prometteurs, un très bel orchestre et un chef qui a su parfaitement fédérer les énergies des musiciens qu’il dirige. Je le conseille à tous ceux qui souhaitent se familiariser, dans de très bonnes conditions et à un coût raisonnable, avec des œuvres souvent servies avec trop de grandiloquence et qui retrouvent ici une vertu essentielle, l’équilibre.
Henri Vieuxtemps (1820-1881), Concertos pour violon et orchestre (intégrale)
Vineta Sareika (n°1), Hrachya Avanesyan (n°2), Nikita Boriso-Glebsky (n°3), Lorenzo Gatto (n°4), Yossif Ivanov (n°5), Jolente
De Maeyer (n°6), Harriet Langley (n°7), violon.
Orchestre Philharmonique Royal de Liège
Patrick Davin, direction
3 CD [durée totale : 3h09’31”] Fuga Libera FUG575. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Concerto pour violon et orchestre n°4 en ré mineur, opus 31 :
[I] Andante
Lorenzo Gatto
2. Concerto pour violon et orchestre n°6 en sol majeur, opus 47 :
[III] Intermezzo : Siciliano
Jolente De Maeyer
3. Concerto pour violon et orchestre n°7 en la mineur, opus 49 :
[III] Finale : Allegro vivo
Harriet Langley
Illustrations complémentaires :
Henri Vieuxtemps, lithographie de C.P. Mazin, 1846. Paris, Bibliothèque nationale de France.
La photographie de Patrick Davin est de Julien Pohl.