Pilotage à vue

Publié le 10 mars 2011 par Toulouseweb
Les ventes d’avions commerciaux sont erratiques.
Aucun autre secteur industriel ne se compare ŕ celui de l’aéronautique civile. Et la passion des médias pour Airbus et Boeing, inépuisable, complique singuličrement l’image et la compréhension d’une rivalité commerciale qui, jour aprčs jour, jongle avec les milliards de dollars ...et les contradictions
En voici un nouvel exemple, épinglé dans l’actualité immédiate. Air China vient de passer commande de cinq Boeing 747-8 tandis que le grand loueur ILFC (International Lease Finance Corp.) a annulé l’achat de dix Airbus A380. Un double cas d’école, magnifique télescopage de théories opposées mais ne répondant pas pour autant aux habituelles idées reçues.
ILFC, dont le portefeuille compte prčs d’un millier d’avions, pris dans la tourmente de la récession américaine et des pires difficultés d’AIG, sa maison-mčre, n’avait plus passé la moindre commande depuis prčs de trois ans. Le voici qui refait surface, avec une équipe dirigeante nouvelle conduite par un Français, Henri Coupron, ancien haut dirigeant d’Airbus qui bénéficie ŕ Los Angeles de ce qu’il est convenu d’appeler une opportunité de carričre. ILFC a signé des engagements d’achats importants, 133 A320 et A321 NEO et 737-800. La confiance est donc rétablie, semble-t-il.
Jusque lŕ, c’est ŕ peu prčs la routine. Sauf qu’ILFC a aussi annulé dix A380 aprčs avoir constaté l’impossibilité de les placer auprčs de grandes compagnies, peu désireuses de jouer la carte du long-courrier trčs gros porteur. John Leahy, directeur commercial de l’avionneur européen, n’est pas ému outre mesure, ce qui signifie certainement qu’il se prépare ŕ signer d’autres contrats portant sur des A380, quitte ŕ les garder sous le coude jusqu’au prochain salon du Bourget. Aujourd’hui, en effet, il ne suffit plus de vendre des avions, encore faut-il le faire savoir haut et clair, le clamer sur tous les toits, convaincre le cirque médiatique de l’importance de chaque victoire.
Dčs lors, la Ťperteť de dix A380, pas loin de trois milliards et demi de dollars au prix catalogue, est non seulement une trčs mauvaise nouvelle mais aussi un argument bienvenu pour les irréductibles adversaires des trčs gros avions. Mais, manque de chance, le męme jour, Boeing a vendu cinq 747-8. Dčs lors, moins et moins donnant plus, les deux argumentations se neutralisent et le silence s’impose ŕ Chicago et Seattle. Qui plus est, le programme A380 est d’ores et déjŕ livré ŕ l’épreuve du temps. Prčs de 250 exemplaires en sont vendus (c’est peu, en 10 ans), 43 sont livrés (c’est également peu) et, ŕ ce rythme-lŕ, la chaîne d’assemblage de Blagnac a tout l’avenir devant elle. On imagine volontiers que, chez Airbus, on se félicite tous les jours de l’existence du 747-8, une solide assurance-vie contre de véhémentes critiques de Boeing dirigées jadis vers l’A380. Lŕ encore, il s’agit de tenir compte de l’omniprésence des médias. Que ferait-on sans ces derniers ? La vie quotidienne du microcosme serait bien morne.
Dans ces conditions, la vraie vie est souvent occultée. On finirait par oublier que le marché sur lequel s’affrontent jour aprčs jour Airbus et Boeing est profondément cyclique. On peut le vérifier en quelques chiffres, en reprenant le total des commandes nettes (c’est-ŕ-dire annulations déduites) sur une période représentative d’au moins 7 ŕ 10 ans. En se livrant ŕ cet exercice, par exemple sur base de la synthčse chiffrée établie par ID Aéro, on constate que les prises de commandes, y compris celles de Bombardier et Embraer, oscillent entre 470 et 3.081 avions par an. Un grand écart aux conséquences multiples : ces avions ne sont livrables que plusieurs années aprčs leur achat. Et ils le sont ŕ des compagnies aériennes souvent obligées ŕ pratiquer le pilotage ŕ vue (ou, si l’on préfčre, sans visibilité), tant les incidents conjoncturels sont fréquents, trois pics, trois trous d’air en moins de 10 ans.
Il convient de ce fait d’éviter soigneusement les prévisions trop pointues, trop précises ou couvrant des périodes de plus de 3 ans. Et, inversement, de ne pas tirer de conclusions définitives d’événements survenus la veille. De temps ŕ autre, John Leahy se risque ŕ une pointe d’humour aux dépens de sa boule de cristal. Tout bien réfléchi, c’est une preuve d’honnęteté.
Pierre Sparaco - AeroMorning