Lequel d’entre nous n’a pas vécu une conversation animée sur un thème politique un peu conflictuel, où à un moment ou à un autre notre interlocuteur, poussé dans ses retranchements, fuit, esquive par un recours sauveur à l’argument ultime : « nous n’avons manifestement pas les mêmes opinions politiques, restons en là. » Ou encore : « je ne suis pas de cet avis, je suis libre, non ? » L’argument de la liberté d’opinion, celui qui fait le plus mal au libéral convaincu que je suis, à la fois inattaquable et totalement fourbe.
Au passage, constatons que l’opinion politique est plurielle. On parle de l’opinion, mais chacun à la sienne, il y a autant d’opinions que de partis, par exemple, voire plus. On fait des sondages d’opinion, pour « mesurer » l’opinion, voir où le vote va pencher. L’homme politique écoute l’opinion, il a des convictions lui-même mais s’assure d’aller vers là où l’opinion lui demande d’aller.
Il y aurait donc une infinité d’opinions, et cela serait légitime, un progrès essentiel, majeur de notre civilisation, la marque de la victoire de la démocratie. Bien sûr, la liberté de penser et la liberté d’opinion, et d’opinion politique tout spécialement, est un progrès majeur, soyons clair, c’est incontestable. Cet article n’existerait pas sans cette liberté-là. Pourtant, est-ce donc à dire que rien en matière de politique n’est sûr ? Que rien en matière d’organisation sociale, de droit, d’économie, de monnaie ou encore de justice n’est certain ? Qu’il faut continuer de chercher ?
L’opinion est un objet fort intime, elle se construit en nous chaque jour au gré de notre expérience concrète, elle est parfois ballottée. Voici comment mon expérience personnelle a forgé ce qui me sert d’opinion à ce jour. De là, la conclusion viendra naturellement.
Approchant la cinquantaine, ayant eu la chance de grandir à l’étranger et de vivre dans cinq pays, ayant donc en partie échappé aux affres de l’école publique, je suis « instinctivement libéral » depuis de nombreuses années, mais longtemps de manière empirique. J’ai longtemps eu une opinion politique à droite, mais tout en contestant les limitations de vitesse sur route, l’arbitraire des impôts, de leur augmentation et en ne voyant dans « Le Général » guère plus qu’un mètre quatre-vingt douze… Bref, une des nombreuses opinions politiques possibles.
Puis il y a quelques années, lassé de ne rien comprendre à ce que racontent sur le sujet la plupart de mes congénères journalistes – ce qui est bien plus que la part que ces cons génèrent, soit-dit en passant – plein de doutes quant au bien-fondé de certaines théories dont je me demandais si elles étaient avancées ou en retard, je décidais de me mettre à l’économie, histoire de ne pas mourir idiot. Après avoir éliminé les tonnes de site web gavant le lecteur de formules mathématiques tout aussi incompréhensibles et suspectes que les journalistes sus-cités, je tombais, par hasard et enfin, sur de la prose digeste – quoique exclusivement en anglais : le Mises Institute.
La lecture avide de Mises, Rothbard, Hayek, Hoppe et depuis bien d’autres, dont Salin ou Bastiat pour les français, m’a apporté une information clé : l’économie est bien une science, elle ne relève pas de l’art et de son incertain, elle est totalement et rigoureusement codifiée, pas de moyen d’en sortir, A is A comme dirait John Galt. L’école économique autrichienne, contrairement aux autres telles le keynesianisme, qui se complaisent dans d’hypothétiques modèles mathématiques imbitables, décrit l’économie de manière claire et surtout indiscutable, convaincante car basée de manière simple et néanmoins extrêmement logique et rigoureuse sur la nature humaine.
Pour la première fois, je compris qu’il existe des certitudes en économie, et donc que tout un tas de questions dont on nous rebat quotidiennement les oreilles aux infos, dans les journaux et dans les programmes politiques n’ont en fait aucune substance, elles ne se posent même pas, elles ont été réglées depuis longtemps. Et – chose toujours ressentie de manière diffuse auparavant mais jamais formalisée – le rôle de l’état, ou plutôt du gouvernement et de l’administration, d’émerger comme une source lancinante de politiques malencontreuses… Le chômage ? Une conséquence des rigidités du marché du travail. L’immigration ? Suite logique de la politique sociale. La crise financière ? Limpide quand on a compris le rôle d’une banque centrale…
Les principes de l’école autrichienne expliquant l’économie, peu nombreux mais extrêmement puissants, mettent en avant le libre arbitre intime de chaque individu au sein de la société. Indiscutables – quoique source d’urticaire aigu pour tout animal de gauche – ils sont par nature proches des principes du droit et de la justice. J’ai donc eu tôt fait, comme beaucoup de libéraux, d’élargir mon champ d’investigation de la seule économie aux principes – politiques – de droit, justice et d’organisation sociale dont les auteurs « autrichiens » font la promotion.
Pour arriver à une conclusion analogue, à savoir que les certitudes qui nous sont assenées chaque jour quant à la nécessité de l’état, à l’importance de la justice sociale, l’urgence de mettre la priorité sur l’écologie, le caractère universellement libérateur et porteur de progrès que représente la démocratie, l’indispensable indépendance de la justice envers les entreprises, tous ces sujets, là encore, sont galvaudés, basés sur des principes ou des conceptions faux ou erronés, et les questions de morale, droit et justice sous-jaçentes furent réglées le plus souvent il y a plusieurs décennies voire plusieurs siècles.
Mûrit alors la conviction que nous sommes dans un monde dont les mécanismes d’organisation sociale et économique sont en fait parfaitement connus et décrits pour une très large part. Que même si chacun peut les modeler à sa guise pour construire sa vie, les fondamentaux existent, sont incontournables et ne relèvent pas de l’incertitude qu’on semble vouloir nous laisser croire. Par effet secondaire, mon « opinion politique » a évolué, je me suis confirmé comme libéral et ai mûri comme libertarien, convaincu ainsi par les autrichiens.
Ainsi – cœurs sensibles à gauche s’abstenir – tout le monde sait que le capitalisme pur est le meilleur système possible de production de la richesse et d’augmentation généralisée du niveau de vie. Il n’y a aucun doute que toute intervention de l’état, quel qu’il soit et quelle qu’elle soit, dans les affaires économiques réduit systématiquement la performance économique et appauvrit la population. Les fameuses fonctions régaliennes de l’état seraient sans conteste possible de meilleurs services au public que les classiques monopoles publics qui sévissent à peu près partout dans le monde si elles étaient confiées à des entreprises privées en concurrence sur un marché totalement libéré. Les grands problèmes que pose l’écologie ne sont rien d’autres que des questions de droit et d’économie mal posées ou mal gérées. La liste est longue des questions de société qui nous taraudent que l’analyse libertarienne réduit à des questions banales…
Dès lors se pose la question de la fameuse opinion politique. Si tout est si clair, si nous sommes nombreux à le savoir et le comprendre, si la liberté dont tout le monde se revendique impose sa loi et impose responsabilité, propriété et état minimum voire nul, chacun peut bien avoir son opinion, la réalité n’en aura que faire, elle poursuivra sa route inéluctable.
Mon opinion ou la vôtre importe donc peu envers la réalité des choses, petites choses que nous sommes. Pourquoi tétracapilofractionner à ce point, à l’école, dans les journaux, aux infos, dans les conversations de salon, sur l’importance du respect de l’opinion politique de chacun, fut-elle fumeuse ou même funeste ? Pourquoi ne pas plutôt nous inculquer ces fondamentaux, et laisser notre imagination sociale débordante trouver les solutions aux vraies questions de faim dans le monde, de développement des pays pauvres ou encore de gestion de l’eau en zones arides, le tout sur des bases d’organisation sociale éprouvées, lucides, simples et efficaces ?
L’opinion politique est en fait une illusion, une illusion entretenue, une distraction qui tient l’électeur éloigné des questions fondamentales, l’arbre d’une liberté de pensée artificielle qui cache la forêt de l’endoctrinement dans lequel l’état nous maintient pour nous empêcher de prendre conscience de sa vacuité.
La notion d’opinion politique ? Le talon d’Achille de notre civilisation démocratique où l’élu a besoin de notre incertitude pour exister. Le jour où notre opinion libérale sera faite, les jours des usurpateurs politiciens et étatistes seront comptés, et l’horizon de notre liberté sera enfin dégagé.
Stéphane Geyres