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Les chats d'Ylla et de Baudelaire

Par Savatier

 On a aujourd’hui un peu oublié l’œuvre photographique remarquable de Camilla Koffler (1911-1955), artiste autrichienne connue sous le nom d’Ylla. Spécialiste des photos animalières, elle se consacra aussi bien aux fauves, aux éléphants qu’aux canards et aux chiens, bref à toute une faune sauvage et domestique au cœur de laquelle n’apparaissaient que rarement – et par distraction, sans doute – quelques humains.

Parmi ses animaux favoris, les chats tenaient une belle place. En 1948, Ylla avait illustré un livre de Marie Dormoy, Le Chat Miton (préfacé par Paul Léautaud, comme il se devait). Cette semaine, le hasard a voulu que je tombe sur un autre de ses ouvrages, 85 chats (La Guilde du Livre, 1952) qui, bien que réédité par Gallimard en 1986, reste depuis lors épuisé et ne se déniche que sur le marché du livre ancien ou d’occasion. Et comme, de temps à autres, un bonheur n’arrive pas seul, il se trouve que ce volume fit jadis partie de la bibliothèque du grand linguiste Etiemble.

Les amoureux des félins familiers (« domestique serait trop dire », note finement Dominique Aury dans sa préface) devraient apprécier cet album richement illustré de clichés en noir et blanc. Tout l’art d’Ylla s’y trouve concentré, l’art du photographe apte à saisir l’éphémère, l’animal en mouvement, surpris en plein jeu et, surtout, l’art de fixer sur la pellicule un regard. Car il se passe bien des choses, et jusqu’aux plus inattendues, dans le regard d’un chat. C’est d’ailleurs de que confirme un poème en prose de Baudelaire, issu du Spleen de Paris et qui fut publié dans « Le Présent » du 24 août 1857. Ce texte, L’Horloge, s’inspire d’un fait réel, une confidence livrée par le Père Huc dans son ouvrage, L’Empire chinois (1854). Il sert d’heureuse introduction à 85 chats :

Les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats.

Un jour un missionnaire, se promenant dans la banlieue de Nankin, s’aperçut qu’il avait oublié sa montre, et demanda à un petit garçon quelle heure il était.

Le gamin du céleste Empire hésita d’abord ; puis, se ravisant, il répondit : « Je vais vous le dire. » Peu d’instants après, il reparut, tenant dans ses bras un fort gros chat, et le regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux il affirma sans hésiter : « Il n’est pas encore tout à fait midi. » Ce qui était vrai.

Pour moi, si je me penche vers la belle Féline, la si bien nommée, qui est à la fois l’honneur de son sexe, l’orgueil de mon cœur et le parfum de mon esprit, que ce soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumière ou dans l’ombre opaque, au fond de ses yeux adorables je vois toujours l’heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l’espace, sans division de minutes ni de secondes, – une heure immobile qui n’est pas marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d’œil.

Et si quelque importun venait me déranger pendant que mon regard repose sur ce délicieux cadran, si quelque génie malhonnête et intolérant, quelque démon du contre-temps venait me dire : « Que regardes-tu là avec tant de soin ? Que cherches-tu dans les yeux de cet être ? Y vois-tu l’heure, mortel prodigue et fainéant ? » Je répondrais sans hésiter : « Oui, je vois l’heure ; il est l’éternité ! » […]

« L’Eternité », dans le regard d’un chat ? C’est évident, la cause est entendue. Mais il faut toujours se méfier de ce prince de l’ambigüité qu’était Baudelaire. Car, derrière cette « belle Féline », on ne peut s’empêcher de voir Jeanne Duval, à laquelle le poète avait fait allusion dans une pièce des Fleurs du Mal (XXXIV) intitulée, justement, Le Chat.

Illustrations : Couverture de “85 chats” - “Chats”, photographies d’Ylla. 


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