Il s’agit d’abord d’une scène, très confidentielle, celle de la poésie sonore, qui se situe quelque part entre la poésie d’avant-garde, l’art conceptuel, la performance, le sound art et le spoken word. Un terme qui pourtant évoque surtout des librairies d’initiés et un milieu austère, alors que le genre recèle de curiosités qui surprendraient jusqu’aux amateurs d’électro, de slam et de musiques improvisées. On y trouve les éructations phonétiques de Joachim Montessuis, les déclamations-exorcismes de Charles Pennequin (ancien gendarme de son état), et tout un continent d’autres expériences sur le langage, la parole et le son, en France comme à l’étranger. On en a retrouvé des traces un peu partout également, chez Laurie Anderson, chez les Toulousains de Programme, ou dans les oeuvres solos de Serge Teyssot-Gay. Existant en tant que tel depuis les années 70 mais issu de contre-courants littéraires antérieurs, le mouvement s’est aujourd’hui disséminé : “Il y a de plus en plus d’objets de poésie sonore, mais de moins en moins d’artistes se revendiquant poètes sonores“, constate Anne-James Chaton, lui-même dans le circuit depuis près de quinze ans, et faisant partie d’une frange de cette scène qui est venue directement à la rencontre du monde musical.
Bisontin d’origine qui s’est d’abord mis à l’écriture dans diverses revues collectives avant de publier en solo, AJC compte aujourd’hui parmi les éléments les plus visibles du microcosme de la poésie sonore. Son initiation s’est produite lorsqu’il a assisté à une performance de Bernard Heidsieck, sorte de pape dans le domaine, au cours de laquelle il réalise que “ce rapport qu’il créait entre le corps, l’écrit et le son est ce qu’il manquait à mon écriture“. Une anecdote connue dans le milieu est celle d’Heidsieck faisant la première partie de la poétesse dark-wave Anne Clark dans les années 80 devant un public plutôt rock réagissant très mal à la déclamation laconique de sa pièce maîtresse, Vaduz, jusqu’à ce qu’il gagne progressivement l’attention de l’auditoire qui finira par l’ovationner. C’est un contexte dans lequel Anne-James s’est déjà retrouvé maintes fois, bien qu’avec un accueil heureusement plus favorable, depuis qu’il collabore avec l’institution punk/post-rock hollandaise The Ex dont les guitaristes ont adhéré à ses scansions radicales dès qu’ils l’ont vu à l’oeuvre dans un festival il y a dix ans. “Ils m’ont alors invité à ouvrir leur tournée française et quelques dates à l’étranger avec ma performance solo. Au début je n’étais même pas annoncé parce que leur tourneur était dubitatif sur mon travail, donc je montais seul, ou parfois les guitaristes m’annonçaient, et c’était reçu assez bien dans l’ensemble. C’était néanmoins passionnant d’introduire ces objets-là à un public comme celui-ci, qui n’était pas venu pour ça, de connaître la fatigue et l’enthousiasme de la vie de tournée, ou de se retrouver dans des conditions complètement étrangères à la poésie sonore, comme cette fois dans un festival en Allemagne où la scène devait faire 20 mètres de long et les murs d’enceinte 10 mètres, devant un public gigantesque.”
C’est avec un des guitaristes du groupe, l’Écossais Andy Moor, très porté sur l’improvisation, qu’il a mené une collaboration suivie au fil des années, se développant d’abord sur scène pour se transformer en studio en une série de pièces percutantes compilées en 2008 sur un premier album, Le Journaliste. On y entend Anne-James Chaton, impitoyable scanner verbal, réciter sur un ton atonal et dépassionné ses listes de faits comme s’il s’agissait de la fiche technique de nos réalités mécaniques, pendant qu’Andy Moor vient appliquer une pression dramatique et une menace électrique sur le cut-up glacial du poète français. “On ne se fait plus aucune demande explicite avec Andy, explique AJC. Nos réunions de travail sont très courtes, chacun amène des matériaux, ou une ligne thématique, il arrive même maintenant qu’il me soumette des idées ou des bouts de texte. Ensuite on y va franco sur scène, le premier concert n’est d’ailleurs pas forcément le meilleur. Andy comprend un peu le français, mais pas sur scène, c’est surtout instinctif, il réagit à mon rythme de lecture, à ma tonalité.”
Le travail d’Anne-James est souvent comparable à des readymade poétiques, ou comme il le dit si bien à “du lo-fi en littérature“. Tickets de caisse, de banque, reçus, factures, documents administratifs, paquets de cigarettes, prospectus, cartes d’identité, titres de journaux, billets de train… Le poète collectionne toutes ces scories textuelles non-poétiques au possible que la société produit sans cesse et les agence pour former des portraits basés sur des données objectivement insignifiantes, banales au possible. Une fois transposées dans le flow torrentiel du performeur, elles deviennent comme des armes et semblent pointer avec la plus grande simplicité une sorte de vérité universelle infaillible. “Tous ces documents sont des écritures que nous partageons tous et dont on fait une lecture flash très particulière. On ne les lit pas vraiment, on les parcourt. Ce sont des textes qui nous sont très intimes, qui sont constituants de notre existence sociale. Mon travail consiste simplement à les cadrer pour constituer un récit, le récit d’une vie ou de l’inverse d’une vie, de ce qu’elle est ou de ce qu’elle n’est pas.” Une démarche qu’il fait remonter, en tant qu’homme de lettres, jusqu’à la phénoménologie d’Husserl, jusqu’aux techniques littéraires de George Perec, qu’il explique aussi par son rejet total du lyrique dans la poésie, à son envie de faire disparaître le “je” et de faire “rentrer le monde dans le livre/le poème sonore” à l’image des futuristes russes, et qu’il rapproche également du Situationnisme. “Pourquoi produire encore plus de texte sachant qu’il y en a déjà beaucoup trop ? Autant se servir de ce qui existe déjà et le faire fonctionner sur lui-même, lui faire dire autre chose, le transposer par forcing dans un contexte poétique. Pourquoi un ticket de caisse ne pourrait pas appartenir à une oeuvre d’art ?”
Cette attitude minimaliste se retrouve même dans son approche du son, préférant jouer avec différents micros ou techniques d’enregistrement plutôt que d’utiliser des effets - à l’instar de ses collaborateurs Andy Moor et Alva Noto, boss de l’incontournable label électro expérimental Raster Noton. Une approche intuitivement DIY pour un artiste qui se dit très éloigné du monde musical. “Je suis entré dans le son par l’écriture, et cette rencontre a donné lieu à des situations inédites, comme lorsque certaines personnes se sont mises à danser pendant mes performances solos. Personnellement je suis venu très tard à la musique, j’en découvre toujours, comme récemment Andy qui m’a fait écouter du dubstep. Cela m’a aussi mené à travailler dans d’autres langues, comme en anglais, ce qui change forcément ma diction, mon rythme, et ma matière première. Notre prochain single sera d’ailleurs en anglais, il a pour thème les morts de princesses, et la face B détaillera tous les déplacements de Lady Diana durant ses dernières vingt-quatre heures à Paris. Andy espère qu’il sortira pour le mariage du Prince Harry.” Toujours plus sympa qu’une nouvelle version de Candle In The Wind par Elton John ?
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