RAHARIMANANA : « Les cauchemars du gecko », éditions Vents d’ailleurs, 2011.
S’il avait fallu donner un autre titre à ce livre (et si ce titre n’avait pas déjà été « pris », en outre, par un célèbre auteur), j’aurais, pour ma part, sans conteste, choisi celui de « La nausée ».
Cette nausée, elle fait plus que me toucher : elle me bouleverse.
Tout simplement parce que je la partage avec RAHARIMANANA.
Nausée. Procès de l’Occident. Car enfin, il faut tout de même dire.
La fonction de la poésie est celle de témoigner d’un ressenti, n’est-ce pas ?
« JE SUIS DU SUD ». Cette phrase de l’auteur malgache, je la mets en avant, parce que je la fais mienne.
Cet ouvrage, c’est, tout d’abord, l’histoire d’un écrasement, et d’une blessure . D’un écrasement et d’une blessure qui me concernent aussi intimement.
Où est la parole du vaincu ? Cette parole est-elle – même – concevable ?
Les Romains avaient au moins la franchise de clamer haut et fort « Vae victis ! »
La culture mondialisto-occidentale actuelle, elle, cultive « l’humanisme »
« Obsession de l’hôomme,
L’hôomme développelé occidenté blanchinordé,
L’hôomme évolué cervelisé scientifriqué ».
Raharimanana n’en fait pas mystère : son texte est une vomissure.
Il n’a pour seule et unique « arme » que la langue. Une arme de vaincu.
Et, par-dessus le marché, une langue qui n’est même pas la sienne…
Aussi l’agresse-t-il, la torture-t-il, la violente-t-il.
Aussi cherche-t-il, à coup de néologismes, d’audaces langagières débridées, à la disloquer, à la recréer, à la rendre démente.
Il la veut porteuse de toute la violence que recèle ce monde. Un monde où, depuis le XVIe siècle, l’abondance et la puissance des uns se nourrissent de la pauvreté, de l’anéantissement des autres. « Le déséquilibre entretient la hauteur des opulents ».
D’un côté, opulence. De l’autre, purulence.
Le monde porte une bien vilaine plaie, et l’auteur nous met le nez en plein dedans.
Les remugles que font jaillir ses mots, ses évocations sont presque insoutenables.
Tous, tous autant que nous sommes, nous voudrions oublier, fuir.
Les dominants du Nord, à cause de leur « culpabilité » (qui leur gâche leurs plaisirs), de leur tartufferie.
Les « damnés de la terre » (pour reprendre une expression de Franz FANON) parce qu’il est dur de s’admettre écrasé au dernier degré, réduit à l’impuissance totale, colonisé jusqu’en les tréfonds de l’être ; finalement, mort.
Alors, c’est le règne des « dénis ». Parce que ça arrange tout le monde.
Mais Raharimanana est là. Qui grince. Gerbe. Ne nous épargne rien.
Sa poésie en prose véhicule de bout en bout le chaos, l’ « écœurement », le rire macabre de la Mort.
Ce monde est porteur de mort « alliée au soleil ».
Et les mots ne sauraient sauver – bien au contraire…
La « culture » va de pair avec l’assassinat.
C’est au nom du « progrès » qu’on a avili l’Homme. Qu’on a rabaissé, pour ne pas dire nié les trois quarts du genre humain.
Droits de l’homme, démocratie, richesse, luxe pour certains.
Marchands d’armes friands de « contrats juteux » qui alimentent les guerres sans fin et garantissent les équilibres indispensables aux intérêts de l’humanité minoritaire de l’hémisphère nord pour tout le reste.
Que faire d’autre ? Que peut faire Super-pot-terre contre Super-pot-de-fer , sinon grincer, pleurer, vomir, et rester dans le néant où il est ? « que faire du néant quand il nous emplit ? ».
Même la revendication se trouve à présent court-circuitée :
« Maintenant, je te dis tu / tu es libre, vous / La victime s’est muée en bourreau / […] Le Nègre a massacré le Nègre./ […] Les murs de Gaza ont supplanté les murs des ghettos / Maintenant tu es libre, vous, / De toute culpabilité, vous, / De toute honte devant l’histoire, vous, / […] Tu es libre / Le Nègre massacreur n’a d’égal que l’intégriste musulman. / Le Juif belliqueux n’a d’égal que le bourreau qui hante ses nuits. /L’asiate est toujours fourbe./ L’étrange étranger plus que jamais barbare / Et vous, tu, / es libre. / Lavé du passé. / […] Lavé de toute responsabilité. »
Oui, ici, les mots fouillent, fouaillent ; les mots font mal. Ils sont bel et bien là pour retourner le fer rouge dans les plaies.
Livre de dégueulis, de fièvre, de sang, de boue.
D’annihilation de la chair, de l’âme, de la Vie.
A monde monstrueux, livre de folie (furieuse ?).
Et le gecko ? Il est du côté de l’envers, de la lèpre. Le gecko, c’est l’écho (mutique) des « nœuds de peur ».
Car que croyez-vous que ce soit, d’être dominé ? Sait-on encore qui l’on est, vit-on encore ?
Raharimanana, j’aime ton flamboyant lyrisme ; j’aime ta violence.
Oui, j’aime la façon que tu as de nous psalmodier ton désespoir.
J’aime la merde, la boue, le sang, les larmes mêlées au crachat, la cruauté dont tu nous parle (et qui parait si « malséante »).
Ce que tu jettes à la figure du monde, c’est sa propre brutalité. Ce que tu jettes à celle de l’Occident, c’est quelque chose d’innommable.
Il est des choses à ne pas dire, et ces choses-là, tu les dis. Tu les « balances », comme on balancerait sur quelqu’un un seau d’excréments.
A te lire, l’autosatisfaction du Vazaha* doit être bien mise à mal.
Es-tu en « odeur de sainteté » dans le milieu littéraire français ?
Réponse toute prête : on s’en moque. Trauma il y a eu. Trauma il y a encore.
Un monde qui repose sur une telle violence, sur un tel trauma, ne peut être heureux. Quand bien même il se gargarise de mantras, de belles paroles, de « grands principes ».
Que faire, lorsque l’on se vomit à se vomir, lorsque l’on se tue ?
Et la langue, si « corrompue »…La langue, vouée d’avance à l’échec…
Comment parler, comment arriver à dire quand vos « fantômes » vous « demandent des comptes » et quand, comme eux, vous êtes encore et toujours « spolié de parole » ?
Seuls les puissants peuvent se permettre de « ruser avec leurs principes ».
Et puis, la victime n’est-elle pas « responsable » de son propre malheur « comme les putes » et les « femmes violées » ?
Ce livre est une magnifique analyse de la dominance.
Ce qui ne l’empêche en aucun cas d’être éminemment poétique, et même esthétique, de par sa présentation et de par les très beaux travaux photographiques qui le ponctuent, et qui sont également des œuvres du courageux écrivain malgache.
P.Laranco.
*« Vazaha », en malgache, veut dire « Blanc ».