Jeremy Bentham (1748-1832) (2)

Publié le 08 mars 2011 par Copeau @Contrepoints

Quand Bentham arrondissait ses fins de mois en faisant de la pub.

Jeremy Bentham (1748-1832) (1)

Une politique personnelle de grands travaux

Quand Bentham arrondissait ses fins de mois en faisant de la pub.

Bentham rejette le contrat social comme base de la société et « le fait que toutes les générations suivantes puissent se trouver engagées par un contrat qui leur dicte leurs droits et leurs devoirs, les contraignant à obéir, alors qu’ils ne l’ont pas eux-mêmes approuvé ce qui est contraire à tout principe juridique. » [1] Il repense ainsi le peuple et sa souveraineté depuis un point de vue utilitariste à travers l’organisation physique de la société grâce au panoptique, à travers l’appareil judiciaire, puis éducatif, pour ne citer que les principaux aspects de son œuvre, plus large et générale encore.

Pour Bentham, « l’harmonie des intérêts de la société ne peut être naturelle. Pour promouvoir le plus grand bonheur pour le plus grand nombre, le législateur doit intervenir pour assurer artificiellement cette concordance : c’est le principe de la fusion de l’intérêt et du devoir. » [2] Chaque homme poursuit son intérêt par un calcul individuel d’utilité, l’intérêt personnel constituant « le meilleur guide général de l’action humaine » [3]. Par une classification, dont on trouvera le détail dans l’ouvrage précédemment cité, Bentham conclue rapidement que l’intérêt personnel de l’homme d’État au pouvoir est nécessairement opposé à l’intérêt général, ce que Jean-Baptiste Say notait également à la même époque déclarant qu’un « gouvernement ne peut agir que par ses procureurs, c’est à dire par l’intermédiaire de gens qui ont un intérêt particulier différent du sien, qui leur est beaucoup plus cher » [4]. L’ambition benthamienne serait de pouvoir agir sur les conditions de sorte à modifier le résultat des calculs individuels jusqu’à obtenir la fusion parfaite de l’intérêt individuel et du devoir et plus particulièrement celui des représentants de l’intérêt général (gouvernants, surveillants, professeurs, policiers, fonctionnaires en général). Leur intérêt doit être de réaliser leur devoir conformément à ce que l’on attend d’eux. « C’est pourquoi l’architecture des institutions publiques, les règles de fonctionnement constitutionnel qui sont instituées sont toutes pensées pour fusionner l’intérêt et le devoir de chaque agent de façon quasi mécanique. » [5]

Le panoptique

Bentham a décrit dans les moindres détails architecturaux son Panoptique, structure idéale de la société destinée à accueillir, selon ses plans, les prisons, des bureaux de salariés et personnel administratif, des écoles, des hôpitaux, ainsi que ses fameuses maisons de travail pour les pauvres. [6]

Il cherche à nouveau à maximiser l’efficacité en minimisant les coûts, plus particulièrement ici en termes financiers mais également en plaisirs et peines puisqu’il compte augmenter le bonheur total de la société en la poussant à moins d’absentéisme et plus de productivité (école, usines), moins de corruption (administration) et de criminalité (maisons de force, maison des pauvres). Le principe du panoptique, qui recouvre tant le concept de surveillance constante dans une fin utilitariste que la structure du bâtiment lui même, a pour vocation d’être utilisé dès lors que des établissements réunissent des hommes qui n’effectuent pas spontanément ce que l’on attend d’eux ou bien de manière peu efficace. [7] Bentham considère qu’ils nécessitent alors surveillance, à condition que celle ci ne pèse financièrement pas plus qu’elle ne fait gagner. Il serait en effet peu commode de placer un surveillant derrière chaque surveillé puis, pour éviter les connivences, un surveillant derrière chaque surveillant, et ainsi de suite. C’est de cette impossibilité et de la recherche absolue de rentabilité qu’est né le projet panoptique. Celui ci permet de déjouer brillamment la mise en abîme de la surveillance : l’important n’est pas que la surveillance permanente soit effective, mais que le surveillé en vienne à le croire. On place alors au centre du bâtiment circulaire un mirador depuis lequel, par un système de miroirs et de tubes en fer blanc, on peut observer tous les « détenus » en un coup d’œil, les diriger et les avertir sans effort de voix, faisant ainsi « sentir sa surveillance ». [8]

Ce principe est également appliqué aux surveillants à une différence notable : ceux ci travaillent pour la société et sont donc logiquement et littéralement surveillés par elle. L’opinion publique pèse sans discontinuer sur eux : au moyen de miroirs sans teint, de doubles cloisons et de galeries chaque citoyen peut circuler librement dans le panoptique sans jamais être vu, scrutant les faits et gestes du fonctionnaire surveillant qu’il finance par ses impôts.

Résumons simplement avec Rothbard :

Thus the panopticon would accomplish the goal of a 100 per cent inspected and supervised society without the means; since everyone could be under inspection at any time without knowing it. [9]

C’est à dire que l’efficacité du système repose sur l’apparence omnisciente de l’inspecteur. Sachant que la conception du panoptique l’a été dans les moindres détails, jusqu’à l’épaisseur de chaque mur, on ne pourra s’empêcher de remarquer le degré de perversité atteint par Bentham qui pousse la pression de la surveillance omniprésente, omnisciente, omnipotente jusque dans la métaphore religieuse (voir dessin de la vue depuis les cellules).

On comprend dès lors aisément le titre du chapitre choisi par Murray Rothbard, déjà abondamment cité : « Jeremy Bentham: the utilitarian as big brother ». Notons cependant que l’intention initiale du projet est profondément « démocratique », étant, en quelques sortes, une manière de donner plus de pouvoir réel au peuple (pour plus d’informations sur la déception de Bentham face à la Révolution française voir ses différentes biographies). Cette position est critiquable, tant les dérives d’un tel système et son caractère oppressant paraissent évidentes ; à ce sujet, se reporter à l’ouvrage de Rothbard précédemment cité pour une critique en règle de l’intégralité du système.

Ces établissements ont pour vocation d’être rentables, particulièrement dans le cas de la prison et de la maison des pauvres, pour être à terme privatisés. Bentham considère que ce système est celui qui coute le moins et rapporte le plus de bonheur. « La panoptique offre ainsi à des investisseurs la possibilité de trouver une main-d’œuvre disponible et docile, et de réaliser des travaux qui sans ce dispositif n’auraient jamais été rentables […] La richesse nationale s’en trouve donc augmentée […], ces établissements permettant également à la société de ne plus avoir à supporter les coûts de la gestion de la délinquance […] et de la pauvreté (via les Poors laws). » [10] [11]

Le Pannomion et le code constitutionnel

La Pannomion représente l’ensemble du code complet des lois composé su code civil, du code pénal et du code constitutionnel, publié en 1830, où l’auteur étudie l’organisation que devrait avoir l’État pour atteindre la réalisation du plus grand bonheur pour le plus grand nombre et préfigure à l’analyse économique de l’État. Bentham y définit longuement les différentes autorités et les relations qu’elles entretiennent. [12]

On en retiendra une division du travail poussée jusqu’à ce que chaque agent ne soit assigné qu’à une seule tâche, optimisant ainsi à la fois l’efficacité et le contrôle des responsabilités. L’intérêt du plus grand nombre compte être préservé en rendant chaque élément du gouvernement, du plus petit au plus grand, responsable devant son supérieur, le plus haut échelon étant lui même responsable devant les électeurs.

« [Dans] la disposition de ces administrations publiques, […] construites sur le même modèle que ses prisons panoptiques, les agents de l’État remplaceraient les prisonniers et les citoyens pourraient ainsi vérifier que ses représentants poursuivent bien l’intérêt du plus grand nombre et non pas leur intérêt personnel. Le contrôle constant exercé par l’opinion publique et la presse, que Bentham veut libre, devant garantir la fusion de leur intérêt et de leur devoir. » [13]

Pour plus de détails au sujet de la détermination des hiérarchies : « Les fonctionnaires dans le Code Constitutionnel ».

Chrestomathia (1816)

Ce projet d’école se destine aux élèves issus des classes moyennes et supérieures, voulant faire d’eux des agents économiques adaptés aux exigences du marché tout en se préoccupant de leur bonheur en les rendant capables d’éprouver des jouissances intellectuelles, qui protègent de l’ennui et du désespoir en initiant aux plaisirs de la sociabilité. Les écoles sont construites sur le modèle du panoptique dont la surveillance « est mise au service de la discipline et doit favoriser les progrès intellectuels des élèves : on prévoit de faire en sorte que chacun d’entre eux soit soumis à la pression constante du regard des autres, par le biais de classements devant favoriser l’émulation. » [14]

L’utilitarisme est poussé jusque dans le contenu de l’enseignement de sorte que « chaque matière enseignée doit selon [Bentham] être appréciée à l’aune de son utilité. La formation doit débuter vers l’âge de sept ans par les enseignements les plus utiles de telle façon qu’un élève qui ne pourrait pas suivre l’intégralité du parcours dispose de connaissances utiles et d’une formation complète dès qu’il atteint l’âge de quatorze ans. Sont ainsi privilégiées des matières comme l’Histoire, la Géographie, les Sciences (Physique, Chimie), les Mathématiques, la Grammaire et le Dessin. D’autres matières au contraire comme l’enseignement classique du Grec et du Latin, la Musique ou l’Économie Politique sont exclues parce que leur enseignement n’est pas jugé prioritaire ou que les coûts pour les mettre en œuvre sont bien supérieurs aux bénéfices qu’on peut en attendre » [15]

Bentham a cependant émis quelques réserves quant à l’application du panoptique en dehors du milieu carcéral reconnaissant possible que le surveillant devienne trop despotique et que le confinement solitaire produise des imbéciles. [16]

Big Brother incarné

Quant à la structure plus générale de la société, Bentham se propose en tête de toutes les institutions. Ses maisons de pauvres prévoient de recevoir près d’un million de personnes (11% de la population anglaise fin des années 1700, début 1800) ainsi que leurs enfants jusqu’à l’âge de 20 ans, travaillant 13 heures par jour pour une société anonyme, similaire à The East India Company, Bentham à sa tête. Les plans du futur dirigeant prévoient que le gouvernement lui accorde le pouvoir de rafler quiconque n’aurait pas les « moyens minimums de subsistance ».

À 83 ans, un an avant sa mort, Bentham écrit History of the War Between Jeremy Bentham and George III, By ‘One of the Belligerents’ où, nous rapporte Rothbard, il se lamente : « Imagine how he hated me… But for him all the paupers in the country, as well as all the prisoners in the country, would have been in my hands ». Il écrivit également vers la fin de sa vie que les mots “liberty” et “liberal” étaient parmi les plus pervers de la langue anglaise en cela qu’ils occultent les véritables enjeux de la société : « bonheur » et « sécurité ». Ce que le collectif souhaite et ce dont il a besoin est la sécurité et non la liberté. Sécurité pour laquelle le pouvoir de l’État souverain doit être, bien entendu, immense et infini. [17]

Postérité

Murray Rothbard indique à juste titre que Bentham n’a pas à proprement parlé marqué l’histoire de l’économie, si ce n’est à travers ces disciples, Ricardo et James Mill, qui y laissèrent une empreinte durable. [18] Nuançons ce propos en notant que Jean-Baptiste Say reprend la valeur utilité en 1803 dans son traité d’économie politique, et que John Stuart Mill a également été influencé, bien qu’il se très soit largement démarqué des idées que son père et Ricardo lui ont inculqué dans sa jeunesse. [19]

Si l’histoire n’a certainement pas donné à notre auteur la place d’un Adam Smith ou même d’un Walras notons tout de même la Revue d’études benthamiennes crée en 2006, le Centre Bentham, créé en 2003, ainsi que de nombreux ouvrages en plus des quelques-uns cités tout au long de cet article.

Concluons en nous réjouissant de voir le paysage historique de l’économie peuplé de si nombreux personnages haut-en-couleurs sans lesquels l’étude de l’économie serait sans nul doute d’un ennui mortel. [20]

Notes :

[1] « Jeremy Bentham, vie, oeuvres, concepts » de Christophe Chauvet, ellipses 2010, page 38
[2] Idem p 69
[3] Ibid
[4] Traité d’Économie Politique (1803), cité par « Histoire des doctrines économiques – les fondateurs », Baslé et collectif, voir chapitre JB Say
[5] Idem C. Chauvet, p 71
[6] http://etudes-benthamiennes.revues.org/157#tocto3n4 pour un approfondissement du principe des « industry-houses »
[7] « Jeremy Bentham, vie, oeuvres, concepts » de Christophe Chauvet, ellipses 2010, paraphrase des pages 58 et 59
[8] Ibid p59 et 60 pour une description plus détaillé du système et du bâtiment.
[9] Ibid, Rothbard, p63
[10] http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_de_Speenhamland
[11] « Jeremy Bentham, vie, oeuvres, concepts » de Christophe Chauvet, ellipses 2010, pages 62 et 63
[12] Même ouvrage, paraphrases de la page 47
[13] Même ouvrage, page 50
[14] Pour la citation ainsi que le paragraphe qui la précède : Marie-Laure Leroy, « Jeremy BENTHAM, Chrestomathia », Revue d’études benthamiennes. http://etudes-benthamiennes.revues.org/170
[15] http://etudes-benthamiennes.revues.org/157#tocto3n4 paragraphe 25
[16] Idem Rotbard page 63
[17] Idem p 66/67
[18] Idem Rothbard, chap 2.2, page 56
[19] Histoire des pensées économiques, les fondateurs, 2nde édition, page 100
[20] Hommages à J. Bentam, Walras, Pareto, John Stuart Mill, A. Smith et Keynes !