Extrait d’une chronique de Stuart Merrill dans la La Plume du 15 septembre 1902, N° 322.
L'article dans son entier commence par une colère contre René Doumic, le «vampire » de la Revue des Deux Mondes, puis à l’occasion d’un article d’Emmanuel Des Essarts, souligne l’admiration des poètes Symbolistes pour certain Parnassiens : Villiers de l’Isle-Adam, Verlaine, Mallarmé, Léon Dierx et Heredia, il rappelle que les Symbolistes ne furent « quelques peu Caraïbes que pour Armand Silvestre, qui oublia sur le tard qu’il avait été poète, et pour M. François Coppée, qui le fut si peu qu’il n’eut rien à oublier. » Après notre extrait, la chronique continue par la critique du livre d’André Beaunier La Poésie nouvelle, « le meilleur livre qui ait paru jusqu’ici sur les théories, les œuvres et les hommes du Symbolisme », mais Merrill n'en ayant pas fini avec le Naturisme, c'est par un féroce décorticage des Chants de la Vie ardente de Saint-Georges de Bouhélier, qu'il termine son article. Je donnerais cette réjouissante dernière partie dans un prochain billet.
« Passons maintenant de la génération qui nous précède à celle qui nous suit. M. Eugène Montfort, dans un article très documenté, sonne l’appel des jeunes. Je ne puis qu’applaudir franchement à presque tous les noms qu’il cite, tout en lui reprochant d’oublier d’une manière trop scandaleuse MM. Georges Pioch, bon poète et ardent polémiste, dont le seul tort a été d’échapper à la tutelle des Naturistes, Charles Guérin, qu’il n’est plus permis d’ignorer, même pour des raisons de cénacle, après ce livre admirable, Le Semeur de Cendres, enfin Francis Jammes qui seul, à l’heure actuelle, aurait le droit de revendiquer la qualification de naturiste. Mais ceux-là, n’est-ce pas, il était plus commode de les oublier ?
Car l’intention secrète, quoique mal dissimulée, de M. Eugène Montfort, c’est de grouper tous les écrivains indépendants, de M. Maurice Magre à M. Paul Souchon, de M. Jean Vignaud à M. Joachim Gasquet, de M. Jean Viollis à Edmond Pilon, sous la houlette de l’archi-Naturiste que l’on sait. M. Eugène Montfort (je le dit sans intention offensante) est le chien de ce berger sans brebis qu’est M. Saint-Georges de Bouhélier.
Et M. Eugène Montfort, dans son zèle un peu ahuri, ne se contente pas d’essayer d’induire dans la bergerie vide tous les jeunes de France, de Navarre et de Belgique, il tente encore d’y pousser sournoisement les Symbolistes les plus récalcitrants. Voici ce qu’il ose écrire ; « Quiconque, en effet, observe le mouvement de la poésie française, a remarqué que, dans ces dernières années, chaque poète de l’âge symboliste avait adopté une manière nouvelle. On comprend maintenant sous quelle influence. » Cette phrase-là j’avoue que je l’attendais depuis longtemps, et le plus doux sourire m’a secoué en voyant M. Engène Montfort affirmer que MM. Francis Vielé-Griffin, Francis Jammes, Emile Verhaeren, Saint-Pol-Roux, Adophe Retté et moi (pour ne citer que les plus naturisants des Symbolistes) avions attendu l’évangile de M. Saint-Georges de Bouhélier pour changer notre manière.
Les dates de nos livres sont heureusement vérifiables par tout le monde et suffisent à réfuter les impudentes prétentions des Naturistes, avec lesquels nous nous gardons de confondre toute une génération de poètes ardents et studieux que nous ne songeons pas, nous, à faire marcher sous une férule et une étiquette. Au contraire, nous n’avons cessé de proclamer les bienfaits de l’anarchie en littérature. Chacun pour soi et tous pour la Beauté !
Ce que je ne cesse de demander aux Naturistes, c’est de formuler leurs doctrines. Ils en sont incapables. M. Eugène Montfort cite bien de M. Louis Lumet, qui n’en peut mais, des phrases lyriques et sonores : « Toute une divine jeunesse se lève, courageuse et blanche, et la voici partie d’une marche intrépide, à la conquête des sûres moissons… » De M. André Ruyters, qui est aussi bon poète que mauvais théoricien, il cite ceci : « La vie nous est le plus ineffable des bienfaits. Il faut que sa douce splendeur éclate enfin par les livres ! Trop longtemps sommeilla en nous et s’étiola le salutaire instinct ; répudions les factices critères mentaux ( !!!)… » On croit entendre les tararaboum-dié, les tambourins et les cornets à pistons des réunions de l’Armée du Salut. Que signifient ces phrases ? Rien, absolument rien. Des mots ! des mots ! des mots !
M. Eugène Montfort renchérit : « Toute cette jeunesse qui se jetait dans la vie était folle de sa puissance, de son génie, de sa passion. Elle se sentait touchée par le doigt d’un Dieu. On était ivre d’avoir vingt ans… Cette jeunesse était illuminée. »
Je me permets de constater que cette ivresse, cette illumination, et même le doigt d’un Dieu n’ont pas fait perdre le sens pratique des choses à M. de Bouhélier et à ses amis. De bonne heure, de Bouhélier s’est glissé dans la presse. Du Figaro même, il a lancé l’odieuse accusation que les Symbolistes avaient méprisé Victor Hugo. Il a montré une adresse singulière à racoler les Muses populaires à la suite de M. Gustave Charpentier. Je ne sache pas qu’il ait manqué une occasion de se vanter ni de se mettre en avant dans les cérémonies publiques.
Quant à M. Eugène Montfort, il n’est ni trop ivre, ni trop illuminé, ni trop touché du doigt d’un Dieu pour ne pas faire en passant un brin de réclame à M. Louis Lamarque, que je soupçonne fort d’être son meilleur ami : « Louis Lamarque s’est fait connaître dernièrement, on s’en souvient, par la publication d’Un An de Caserne que tout récemment encore, au Sénat, dans la discussion du service de deux ans, M. de Lamarzelle citait. »
Ma foi, il y a quelques années, M. Georges Bonnamour eut les honneurs d’une interpellation à la Chambre, à propos d’un roman jugé trop licencieux. Le titre du roman ? Personne ne s'en souvient.
Néanmoins, je ne fais pas un crime à M. Eugène Montfort de s’intéresser à son ami M. Louis Lamarque, dont le livre est excellent. Mais l’omission de certains noms dans son article, l’importance exagérée donnée à d’autres me font croire que le doigt d’un Dieu est simplement ce gros doigt qui indique les occasions dans les bazars, le doigt de la réclame. »
par Van Dongen