Par Adeline Magloire Chancy
Ex ministre à la Condition Féminine et aux Droits des femmes
Le décret modifiant le régime des agressions sexuelles et éliminant en la matière les discriminations contre les femmes dans le Code Pénal, adopté le 6 juillet 2005 et publié dans la gazette officielle, Le Moniteur du 11 août 2005, marque un tournant dans la philosophie pénale haitienne. C’est ce que souligne l’exposé des motifs préparé conjointement par les Ministères à la Condition Féminine et aux Droits des Femmes (MCFDF) et de la Justice et de la Sécurité Publique (MJSP).
« Dans l’ensemble, le Décret opère une modification du régime juridique des agressions sexuelles. Il consacre ainsi un véritable changement de paradigme dans la mesure où on passe d’une conception juridique dont le pater familias est l’épicentre à une philosophie pénale fondée sur la personne. Il s’agit d’un tournant important dans l’évolution de la philosophie pénale haïtienne ».(Exposé des motifs)
Ce décret a été longuement préparé et discuté au cours des années 2004-2005 par les cadres et conseillers juridiques des deux ministères, par les ministres eux-même, Me Bernard Gousse et Madame Adeline Magloire Chancy, avec la contribution d’organisations de la société civile notamment des organisations de femmes réunies dans la CONAP.
L’exposé des motifs rappelle que les avancées précédentes dans ce domaine avaient été obtenues grâce au plaidoyer des organisations de femmes qui avaient pu constituer une commission de travail avec des parlementaires.
« En 1998, à la suite du Tribunal International contre la violence faite aux femmes, organisé par le mouvement des femmes haïtiennes, une commission parlementaire de la 46e législature, en négociation avec les organisations de femmes avait, par une prise de position assez remarquable, élaboré en ce sens un projet de loi voté par la Chambre Haute. Ce projet n’avait pas pu cependant être ratifié par l’Assemblée Nationale, le Parlement ayant été dissout au début de l’année suivante ». (Exposé des motifs)
En 2004, lorsque le Ministère à la Condition Féminine revient à la charge en Conseil des Ministres pour l’adoption d’un décret contre les agressions sexuelles, c’est en concertation avec les organisations de femmes qu’il le fait. La Ministre signe un protocole d’accord avec la CONAP en décembre 2004 relatif à la lutte contre la violence à l’égard des femmes et à la révision des lois discriminatoires.
A cette époque marquée par la hausse constante des infractions à caractère sexuel et le viol utilisé comme une arme de guerre, la modification de certaines dispositions pénales était devenue impérieuse et urgente. Il s’agissait également de renforcer la sanction des crimes à caractère sexuel prévue contre les coupables de l’un ou de l’autre sexe. Un premier projet de décret relatif uniquement au viol avait obtenu l’adhésion du Conseil des Ministres le 14 novembre 2004 sous réserve de certains aménagements. C’est alors que fut entrepris un réaménagement global du chapitre, ce qui permit d’opérer dans le cadre du même décret l’élimination de plusieurs dispositions discriminatoires à l’égard des femmes. Les modifications sont apportées aux Sections 3 et 4, Titre II du Chapitre Premier du Code Pénal, art. 269 et 270, et art. 278 à 287.
« En premier lieu, il s’agissait dans l’immédiat de lever toute équivoque en saisissant le viol comme une agression sexuelle et en le traitant ainsi de manière expresse comme un crime contre la personne. Les normes édictées, par un double mouvement de recentrement et de partition, transforment l’organisation des dispositions qui étaient traitées comme attentats aux mœurs. Ainsi, le Décret introduit une séparation entre les crimes à caractère sexuel, incriminés à présent sous le vocable d’agressions sexuelles et les attentats aux mœurs qui font l’objet d’une nouvelle section intégrant l’outrage public à la pudeur dont le texte s’efforce d’arrêter une définition inspirée de la jurisprudence. Cette clarification au plan structurel et conceptuel a pour objet de conférer une plus grande lisibilité à ce type d’infractions dans le Code Pénal.
En second lieu, il s’agissait également de renforcer la sanction des crimes à caractère sexuel prévue contre les coupables de l’un ou de l’autre sexe.(…) Dans le prolongement de la nouvelle structure proposée, le Décret s’ordonne au renforcement des peines sanctionnant les agressions sexuelles. A cet effet, le viol et les autres agressions sexuelles sont punis de la peine des travaux forcés à temps ou à perpétuité selon les circonstances ». (Exposé des motifs)
Dispositions antérieures du Code Pénal Modifications opérées par le Décret du 6 juillet 2005
Section 4. ATTENTATS AUX MOEURS
Art. 278
Toute personne qui aura commis un outrage public à la pudeur, sera punie d’un emprisonnement de trois mois à un an et d’une amende de seize gourdes à quarante huit gourdes
Art. 279
Quiconque aura commis le crime de viol, ou sera coupable de tout autre attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence contre des individus de l’un ou l’autre sexe, sera puni de la réclusion.
Art. 280
Si le crime a été commis sur la personne d’un enfant au dessous de l’âge de quinze ans accomplis, le coupable subira la peine des travaux forcés à temps.
Art. 281
La peine sera celle de travaux forcés à perpétuité, si les coupables sont de la classe de ceux qui ont autorité sur la personne envers laquelle ils ont commis l’attentat, s’ils sont ses instituteurs ou ses serviteurs à gages, ou s’ils sont fonctionnaire public ou ministre d un culte ou si le coupable, quel qu’il soit, a été aidé dans son crime, par une ou plusieurs personnes. Si la mort s’en est suivie, le coupable sera puni de mort (1)
Art. 282
Quiconque aura attenté aux mours, en excitant, favorisant, ou facilitant habituellement la débauche ou la corruption de la jeunesse, de l’un ou de l’autre sexe au-dessous de l’âge de dix-huit ans, sera puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans
Si la prostitution ou la corruption a été excitée, favorisée ou facilitée par leurs père, mère, tuteur ou autres personnes chargées de leur surveillance, la peine sera d’un an à trois ans d’emprisonnement.
Art. 283
Les coupables du délit mentionné au précédent article seront interdits de toute tutelle ou curatelle et de toute participation aux conseils de famille, savoir : les individus auxquels s’applique le premier paragraphe de cet article, pendant deux ans au moins et cinq ans au plus ; et ceux dont il est parlé au second paragraphe, pendant dix ans au moins et vingt au plus.
Si le délit a été commis par le père ou la mère, la personne coupable sera de plus privée des droits et avantages à elle accordés, sur la personne et les biens de l’enfant, par le Code Civil et par le Décret du 8 octobre 1982 donnant un nouveau statut à la femme mariée.
Art. 1
La section 4 du chapitre premier du Titre II du Code Pénal est désormais intitulée : Agressions sexuelles.
Art. 2
L’article 278 du Code Pénal se lit désormais comme suit : Quiconque aura commis un crime de viol ou sera coupable de toute agression sexuelle, consommée ou tentée avec violence, menaces, surprise ou pression psychologique contre la personne de l’un ou l’autre sexe, sera puni de dix ans de travaux forcés
Art. 3
L’article 279 du Code Pénal se lit désormais comme suit : Si le crime a été commis sur la personne d’un enfant au-dessous de l’âge de quinze ans accomplis, la personne coupable sera punie de quinze ans de travaux forcés
Art. 4
L’article 280 se lit désormais comme suit : la peine sera celle de travaux forcés à perpétuité, si les coupables sont de la classe de ceux qui ont autorité sur la personne envers laquelle ils ont commis l’attentat ou qui abusent de l’autorité que leur confèrent leurs fonctions, ou si la personne coupable, quelle qu’elle soit, a été aidée dans son crime, par une ou plusieurs personnes, ou si la mort s’en est suivie.
Art. 5
Il est inséré sous l’article 280 une section 4 bis intitulée : Attentats aux mours
Art.6
L’article 281 du Code Pénal se lit désormais comme suit : Quiconque aura attenté aux mours, en excitant, favorisant, ou facilitant habituellement la débauche ou la corruption de la jeunesse, de l’un ou de l’autre sexe au-dessous de l’âge de dix-huit ans, sera puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans.
Si la prostitution ou la corruption a été excitée, favorisée ou facilitée par leurs père, mère, tuteur ou autres personnes chargées de leur surveillance, la peine sera d’un an à trois ans d’emprisonnement.
Article 7.-
L’article 282 du Code Pénal se lit désormais comme suit : Les coupables du délit mentionné au précédent article seront interdits de toute tutelle ou curatelle et de toute participation aux conseils de famille, savoir : les individus auxquels s’applique le premier paragraphe de cet article, pendant deux ans au moins et cinq ans au plus ; et ceux dont il est parlé au second paragraphe, pendant dix ans au moins et vingt au plus.
Si le délit a été commis par le père ou la mère, la personne coupable sera de plus privée des droits et avantages à elle accordés, sur la personne et les biens de l’enfant, par le Code Civil et par le Décret du 8 octobre 1982 donnant un nouveau statut à la femme mariée.
Article 8.-
L’article 283 du Code Pénal se lit désormais comme suit : Toute personne qui aura commis un outrage public à la pudeur en commettant tous actes, attouchements ou autres actes semblables susceptibles de blesser la pudeur d’une personne de l’un ou de l’autre sexe, sera punie d’un emprisonnement de trois mois à un an.
Dispositions antérieures du Code Pénal Modifications opérées par le Décret du 6 juillet 2005
Art. 269.-
Le meurtre commis par le conjoint sur son conjoint n’est pas excusable, si la vie du conjoint qui a commis le meurtre n’a pas été mise en péril dans le moment même où le meurtre a eu lieu.
Néanmoins, dans le cas d’adultère prévu par l’article 284, le meurtre commis par l’époux sur son épouse, ainsi que sur le complice ou sur l’un d’eux à l’instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale, est excusable
Art.270.-
Le crime de castration, s’il a été immédiatement provoqué par un outrage violent à la pudeur sera considéré comme meurtre ou blessures excusables.
Art. 10
L’article 269 du Code Pénal se lit désormais comme suit : Le meurtre par le conjoint de l’un ou de l’autre sexe sur son conjoint n’est pas excusable, si la vie du conjoint qui a commis le meurtre n’a pas été mise en péril dans le moment même où le meurtre a eu lieu.
Art. 11
L’article 270 du Code Pénal se lit désormais comme suit : Le meurtre ou les blessures, s’ils ont été immédiatement provoqués en réaction à une agression sexuelle, seront considérés comme meurtre ou blessures excusables.
Dispositions antérieures du Code Pénal Modifications opérées par le décret du 6 juillet 2005
Art. 284
L’adultère de la femme ne pourra être dénoncé que par le mari.
cette faculté même cessera, s’il est dans le cas prévu par l’article 287
Art. 285. -
La femme convaincue d’adultère subira la peine de l’emprisonnement pendant trois mois au moins et deux ans au plus.-
Le mari restera le maître d’arrêter l’effet de cette condamnation en consentant à reprendre sa femme
Art. 286 -
le complice de la femme adultère sera puni de l’emprisonnement pendant le même espace de temps.
Les seules preuves qui pourront être admises contre le prévenu de complicité seront, outre le flagrant délit, celle résultant de lettres ou autres pièces écrites par le prévenu.
Art. 287.-
Le mari qui aura entretenu une concubine dans la maison conjugale, et qui aura été convaincu sur la plainte de sa femme, sera puni d’une amende de cent gourdes à quatre cents gourdes.
Art. 9
Les articles 284, 285, 286 et 287 du Code Pénal sont et demeurent abrogés
Donné au Palais National, à Port-au-Prince, le 6 juillet 2005, An 202e de l’Indépendance, par le Président de la République, Me. Boniface Alexandre.
Suivent les signatures du Premier Ministre et de tous les Ministres en poste.
Il faut souligner ici que les Décrets entrent en vigueur après leur publication au Moniteur, la gazette officielle. Pour le présent décret, la date de publication est le 11 août 2005, (Le Moniteur, 160e Année. No. 60).
« En Haiti, à côté de la loi votée par le Parlement et promulguée par l’Exécutif, existent dans l’arsenal législatif les décrets ayant une valeur et une portée égales à la loi. Il est vrai que le fait de légiférer par décret escamote le débat démocratique. Les décrets sont l’oeuvre de l’Exécutif dans les circonstances suivantes. Premier type de circonstances, le Parlement délègue ses compétences au chef de l’Etat, pratique courante de 1957 à 2006 où durant les six mois des vacances parlementaires, l’état de siège est décrété, les libertés constitutionnelles sont suspendues et les compétences législatives dévolues au chef de l’Etat. Le deuxième type de circonstances : l’absence ou le non fonctionnement du Parlement. Alors les nécessités du moment obligent l’Exécutif à légiférer par décret, les mécanismes prévus par la Constitution étant inopérants. Nous avons rencontré ces périodes du 7 février 1986 à février 1991, durant le temps écoulé entre deux législatures en 1995 et enfin de mars 2004 à avril 2006. A côté des décrets ayant force de loi que nous venons de voir, il existe des décrets-lois pris sous l’empire de la constitution de Vincent (1930). D’après cette constitution, durant les vacances législatives, l’Exécutif pouvait prendre des décrets qui étaient soumis à la censure du Parlement à la plus prochaine rentrée. Décrets parce que promulgués par le Gouvernement, ils devenaient lois par le fait de la sanction parlementaire, d’où le nom de décret-loi. On ne rencontre plus de décret-loi dans les constitutions postérieures ». (Consultation avec Me Bernard Gousse, ex-ministre de la Justice et de la Sécurité Publique) Comme toute loi, les décrets n’ont pas de portée rétroactive. Ils ne peuvent donc pas être invoqués lors du jugement de faits antérieurs à leur entrée en vigueur. A l’heure actuelle, on peut citer une condamnation prononcée en vertu du décret du 6 juillet 2005 qui fera jurisprudence.
« A l’audience qui a eu lieu au tribunal de première instance du Cap Haitien en date du 30 avril 2007 en ses attributions criminelles, le nommé Ismael François est condamné à 9 ans et demi d’emprisonnement, bénéficiant de la loi Lespinasse, et 50 000 gdes de dommages intérêts, pour crime de viol commis sur la personne de madame Almonor Dariste, née Joazimène Joasil, âgée de 28 ans, où le décret du 11 août 2005 a été appliqué pour la première fois ».(Me. Giselhaine Monpremier, Coordonnatrice du Bureau Départemental Nord du MCFDF)
Dans le décret, il est mentionné expressément que toutes les dispositions s’appliquent aux personnes de l’un ou l’autre sexe. Cependant il est prouvé que les cas d’agressions sexuelles sont le fait dans 90% des cas d’hommes contre des femmes et souvent des mineures, et quant aux discriminations qui existaient dans le Code Pénal, elles concernaient strictement les femmes.
Conclusion
En résumé, le décret du 6 juillet 2005 identifie le viol comme un crime contre la personne et augmente substantiellement les peines prévues pour les auteurs d’agressions sexuelles. Il exclut toute excuse au meurtre de la femme par un mari jaloux, le meurtre et les blessures n’étant excusables qu’en cas de réaction à une agression. De plus, il dépénalise l’adultère éliminant par le fait même les dispositions discriminatoires en la matière. Ce décret a le mérite de faire avancer la législation haitienne vers l’harmonisation avec les Conventions Internationales ou régionales signées et ratifiées par Haiti, notamment la Convention pour l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF), et la Convention Interamericaine pour la prévention, la sanction et l’élimination de la violence faite aux femmes (Belem do Para).
Si ce décret répond en partie au plaidoyer des féministes et des organisations de femmes, il est en même temps l’aboutissement des travaux de recherche de juristes haitiennes, à qui il faut rendre justice. Avant 1998 et les avancées à la Chambre Haute de la 46e Législature, des juristes telles Ertha Pascal Trouillot (1973), Lise Pierre Pierre, Ertha Elysée (1975), Chantal Hudicourt Ewald (1979), Monique Brisson (1987) ont par leurs travaux, parus sous forme de livres ou de dossiers, dénoncé le cadre législatif discriminatoire qui régissait le statut des femmes haitiennes. (2), (3), (4), (5). Il faut saluer ici l’ouvrage à caractère historique de Mirlande Manigat, Etre Femme en Haiti hier et aujourd’hui. Le regard des Constitutions, des Lois et de la société (2002).
Une modification majeure avait été apportée au Code Civil en 1982, mais il fallut attendre 2005 pour voir des modifications au Code Pénal en faveur des femmes. En 2005, lors de la présentation du projet de décret au Conseil des Ministres, les ministres à la Condition Féminine et aux Droits des femmes et de la Justice et de la Sécurité Publique, dans leur exposé des motifs, le situait dans le cadre plus ambitieux d’une réforme globale indispensable de la législation en Haiti.
« Les modifications réalisées dans le présent décret ne sont certes qu’une première étape ; elles n’en constituent pas moins un pas essentiel sur la longue route qui mènera à une réforme en profondeur du Code Pénal ». (Exposé des Motifs)
Le travail doit être poursuivi.
Adeline Magloire Chancy
Ex ministre à la Condition Féminine et aux Droits des femmes
Le 9 juin 2007