Investissant le western, genre cinématographique par excellence ayant notamment servi de vecteur à la peinture des grands mythes fondateurs de l'Amérique (la frontière, l'argent, les fausses légendes, la violence fondatrice, entre autres), Joel et Ethan Coen livrent un film à la beauté plastique renversante et développent un récit de violence et de mort à travers le périple d'une jeune fille cherchant à venger la mort de son père en s'attachant les services d'un marshal et d'un Texas Ranger. L'héroïne perdra petit à petit son innocence pour finalement abandonner son enfance lors d'une séquence mémorable située en fin de métrage.
Cette scène, cette "chevauchée nocturne", constitue l'un des plus beaux moments de cinéma des dix dernières années. Le marshal incarné par l'incroyable Jeff Bridges y transportera à dos de cheval puis à bout de bras la jeune fille blessée, dans une séquence bouleversante au cours de laquelle l'héroïne verra vraisemblablement pour la dernière fois de sa vie la beauté du monde avec la poésie de l'enfance. Les images du chef opérateur Roger Deakins, la musique de Carter Burwell et le lyrisme de la mise en scène des frères Coen débouchent sur un véritable miracle, un instant de cinéma précieux, hors du temps, en apesanteur, lourd de poésie et de sens, que je ne suis pas prêt d'oublier. Sonnant l'hallali de l'enfance de la jeune fille, faisant résonner le glas de son innocence, cette chevauchée marque de surcroît l'attachement filial que le marshal aura secrètement développé avec elle, et crée finalement une émotion impossible à contenir.
Débutant par un somptueux plan nocturne sous la neige, filmé en lent travelling avant, le film s'ouvrira sur un cadavre abandonné, isolé, ignoré, signifiant la terrible crudité de la violence environnante. Cette solitude annoncée d'emblée sera celle de l'héroïne, du marshal, du Texas Ranger, et finalement de tous les protagonistes de l'histoire, se liant pour se délier, refusant de s'attacher pour ne pas souffrir (la jeune Mattie Ross ne reverra plus jamais le marshal Cogburn, père de substitution), errants fantômatiques dans un monde en proie à la violence et à la mort. La dernière image verra d'ailleurs le personnage de Mattie, âgé, avancer tel un fantôme pour lentement disparaître à l'horizon.
Par ailleurs, la violence surgira en permanence de manière soudaine dans le film, en de véritables explosions brisant le cours de la scène, à l'image de la fusillade à l'intérieur de la cabane. Cette approche de la violence chez les frères Coen se retrouve de film en film. Citons pour mémoire la scène du broyeur dans Fargo, les fusillades de Miller's crossing ou la scène finale de Blood simple. Le monde des frères Coen est désenchanté, violent, parcouru de beauté et de poésie, mais voué à la mort. Une mort en suspens, une mort en attente de se déclencher au détour d'une scène, sans avoir pris le temps de s'annoncer. Un désenchantement qui prenait déjà un ancrage prégnant dans No country for old men, et qui trouve en True grit un prolongement terrible en cela qu'il affecte l'enfance et s'attache à détruire la beauté dans un pourrissement permanent que seule la démarche personnelle pourrait permettre d'éradiquer temporairement.
La filmographie des frères Coen trouve donc en True grit un aboutissement thématique grandiose, sublimé par une mise en scène d'exception, jamais ostentatoire mais au contraire toujours dédiée à son histoire dans une économie d'effets de manches remarquable, cette dernière parvenant à créer une immersion totale par le biais d'une réalisation posée mais d'une vertigineuse maîtrise. Film de morts en sursis, film de fantômes, oeuvre dont le désenchantement n'a d'égale que la profonde poésie qui l'imprègne, True grit est le chef d'oeuvre de ce début d'année, incontestablement.