Tunisie - Entretien avec Radhia Nasraoui, avocate et militante pour les Droits de l’Homme, et Hamma Hammami, porte-parole du Parti communiste des Ouvriers de Tunisie (exclusivement sur ce site)*
par Pierre PICCININ, à Tunis, le 19 février 2011
Militante pour les Droits de l'Homme, avocate, Radhia Nasraoui a fondé l'Association de Lutte contre la Torture en Tunisie. Pour son action militante, pendant des années, elle et ses trois filles ont fait l'objet d'intenses pressions, d'intimidations et de violences physiques de la part du régime benaliste.
Son époux, Hamma Hammami, est porte-parole du Parti communiste des Ouvriers de Tunisie, un parti interdit et qui a survécu dans la clandestinité. Il a passé plusieurs années dans les prisons du régime.
Ainsi, nombre d'observateurs décrivent les événements qui se déroulent en Tunisie, depuis la fin du mois de décembre 2010, depuis le suicide par le feu du jeune Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, comme une révolution qui a réussi à mettre à bas un régime dictatorial corrompu.
Quelques-uns, en revanche, considèrent
que, à ce stade, la "révolution" est un échec: après avoir tenté, mais sans succès, d'imposer un gouvernement quasiment entièrement composé des caciques du RCD (le Rassemblement constitutionnel
démocratique, parti du président Ben Ali), le premier ministre Ghannouchi a tout de même pu sauver sa tête un temps.
Quant au gouvernement, finalement "remanié" sous la pression populaire, il ne comprend certes plus aucune des grandes figures du RCD, mais presque tous ceux qui y siègent sont des diplomates, fonctionnaires ou financiers qui ont fidèlement servi l'ancien régime.
Et le récent commentaire du nouveau ministre des affaires étrangères, Ahmed Ounaës, ne trompe pas, lorsque, en représentation auprès de la Commission européenne, ce dernier a affirmé que le renversement de la dictature n'avait rien à voir avec une révolution et que les années Ben Ali avaient été positives sur le plan économique, en permettant à la Tunisie de passer du socialisme au libéralisme.
Quel est votre sentiment, aujourd'hui, et quelle est votre analyse de la situation, un peu plus de deux semaines après que le calme soit revenu à Tunis?
Radia Nasraoui – Je vois que vous avez bien compris ce qui se passe ici. Concernant la démocratie, qui serait établie, non, en effet, ce n’est pas du tout le cas. Il est vrai que Ben Ali et sa famille ont été obligés de quitter le pays, parce que Ben Ali a vu que les Tunisiens ne voulaient plus de lui, parce que les gens ont été clairs, pendant des semaines, en manifestant partout pour appeler au départ de Ben Ali. Donc, on a pu chasser le dictateur et sa famille. Mais toutes les institutions sont encore là : d’abord le parlement, la chambre des sénateurs, la police politique de Ben Ali, qui a terrorisé les Tunisiens pendant des décennies, le Conseil supérieur de la magistrature, mais en plus la constitution de la dictature, une constitution que Ben Ali avait amendée régulièrement, pour qu’elle soit sur mesure, pour qu’il puisse éterniser sa présidence. Donc, ce n’est pas du tout vrai qu’il y a maintenant la démocratie.
On ne peut pas nier qu’il y a eu des changements, concernant certaines choses : par exemple, nous pouvons maintenant nous réunir en associations ; les locaux de la Ligue des Droits de l’Homme ont été réouverts –ça, c’est nouveau- ; Hamma Hammami peut passer sur certains médias ; nous pouvons nous regrouper pour protester ; il y a des rassemblements devant les ministères –ça, c’est vrai. Même si le sitting devant le Palais du Gouvernement (23 janvier 2011) a été violemment dispersé. C’était l’horreur : il y a eu une très très grande sauvagerie de la part de la police, alors que les gens étaient tout à fait pacifiques. La police en a reçu l’ordre de la part du gouvernement. Ghannouchi a voulu montrer qu’il n’en était pas le responsable, qu’il ne pouvait pas contrôler la police. Mais, s’il n’était pas responsable, il n’avait qu’à partir, s’il n’avait même pas la possibilité de maîtriser la police. En réalité, il a fait semblant d’appeler le président de la Ligue, pour lui dire « au secours, aidez-moi, il va y avoir des problèmes », alors que, au même moment, les policiers, les forces de l’ordre, étaient déjà en train de tabasser les gens et tiraient des bombes lacrymogènes partout. Ils ont cassé les portes. Il y a eu des scènes horribles : ils ont défoncé les portes des cafés ; ils ont défoncé les portes des maisons, pour chercher, arrêter les participants à ce sitting, qui s’y étaient réfugiés.
Donc, il y a eu certains acquis, mais ce n’est pas la démocratie et la police politique continue d’agir. Je ne vous le cache pas : j’ai vu hier trois personnes devant mon cabinet ; je sortais avec un client et nous avons compris qu’il s’agissait de policiers ou d’agents de la milice. Quelques jours avant, il y avait déjà des policiers devant mon cabinet, qui étaient d’une très grande arrogance. Tout près de chez moi, il y en avait tout un groupe. Mon mari a dû protester ; il a dû appeler, comme on le faisait avant, les journalistes, les défenseurs des droits de l’homme, les associations, pour dénoncer cela.
Cela, c’est déjà un problème. Mais sur le plan légal aussi, on n’a pas vu de changement : le texte sur l’amnistie générale, apparemment, va être annoncé la semaine qui vient. J’espérais que les gens seraient dédommagés, mais, jusque là, il n’y a eu aucune enquête concernant les tortures et les mauvais traitements subis. Jusqu’à présent, les tortionnaires circulent librement. Il y en a même qui ont été désignés à la tête de certains services au ministère de l’intérieur. Le ministre de l’intérieur a dit aux gens qu’il y a des changements, qu’on a écarté tous ceux qui ont une mauvaise réputation. Mais il les a remplacés. Quant à ceux qui ont été écartés, d’ailleurs, ce n’était pas par des licenciements, mais par des mises à la retraite. C’est très significatif. Les gens que l’on voulait voir dans des salles d’audience pour être jugés pour tout ce qu’ils ont fait, ils sont maintenant à la retraite, tout simplement. Et ceux qui les ont remplacés, ce sont d’autres tortionnaires.
Les gouverneurs ! Il n’y a eu que des gouverneurs corrompus. Presque la totalité des gouverneurs désignés par le gouvernement en place –et ils sont connus- sont des gens « qui ont des dossiers », comme on dit chez nous. Donc, il n’y a pas grand-chose de changé, jusque là.
En plus, concernant la corruption et la « famille régnante », à part quelques-uns, les autres circulent librement. Les ministres responsables de la répression et de la corruption, ils sont chez eux. Même si l’on dit qu’ils sont en résidence surveillée –on n’en est pas sûr-, ils ne sont pas en prison.
Hamma Hammami – En clair, le dictateur est parti ; la dictature est toujours en place. C’est ça la réalité. Et les quelques acquis, ce sont des espaces de liberté arrachés. Mais il faut faire attention : ces espaces de liberté ne sont pas acquis de manière définitive. C’est-à-dire : ils ne sont pas institutionnalisés.
Le code la presse est toujours là ; la loi sur les partis est toujours là ; la loi sur les associations, le code électoral ; tout l’arsenal juridique fasciste de Ben Ali est toujours là.
La démarche du gouvernement actuel vise à contenir la révolution, à la réduire à une bagatelle de réformettes ; c’est tout. Pas à un changement de régime politique. Parce que le peuple tunisien a voulu un changement de régime politique. Le peuple tunisien a voulu une rupture avec l’ancien système dictatorial de Ben Ali. Ce n’est pas l’intention de ce gouvernement, qui est en train de manipuler la constitution. Ils vont encore une fois la manipuler, le 15 mars. Le 15, les deux mois prévus pour l’intérim du chef de l’État vont s’achever, et ils vont manipuler la constitution pour étendre cette période d’intérim à six ou huit mois.
À part ce côté politique, il y a aussi le côté économique et social : la dictature de Ben Ali, ce n’était pas seulement une dictature politique, mais aussi une dictature au service d’intérêts économiques, au service d’une poignée de familles et de richards en Tunisie, totalement liés, aussi, à l’étranger, liés aux trois milliers de sociétés étrangères qui pillent la Tunisie, avec cette poignée de familles liées aux milieux français, italien, belge, portugais, espagnol, américain… Cette base économique et sociale de la dictature n’a pas été touchée non plus.
N’y a-t-il pas une certaine confusion, voire un réel quiproquo, au sein de la population tunisienne, entre les masses populaires, qui se sont soudainement révoltées contre une situation de profondes difficultés économiques et sociales, et la classe moyenne, qui a emboîté le pas à la révolte mais a fait dériver les revendications sur un plan essentiellement politique ?
Hamma Hammami – Le mouvement a pris un caractère politique dès les premiers jours, dès les deux ou trois premiers jours, à Sidi Bouzid même ! Les avocats sont arrivés tout de suite après, avec les étudiants, les instituteurs, les professeurs… Mais ce sont les gens des couches populaires qui se sont directement attaqués à Ben Ali et le mouvement s’est immédiatement élargi socialement et géographiquement.
Qu’est-ce qu’on veut dire par « populaire » ? Les diplômés chômeurs, ce sont des gens qui ont été à l’université, qui ont une certaine conscience politique. Ce sont eux qui ont commencé à manifester dans les rues. Il y a eu des syndicalistes, des militants politiques, des opposants. Et, dès les premiers jours, les revendications ont eu un caractère politique. Ce sont les couches populaires qui ont imprégné cette révolution. Ce sont les couches populaires, d’abord, la première fois à Sidi Bouzid, puis à Gasrine, où le peuple tunisien a dit « Ben Ali, va-t-en ! ». Puis à Siliana, où, pour la première fois, les photos de Ben Ali ont été arrachées ; et les gens se sont attaqués directement aux symboles du pouvoir. Ce ne sont donc pas les avocats ou d’autres milieux qui ont politisé ce mouvement. Directement, les premiers mots d’ordre politique, ce fut à Sidi Bouzid, lorsque l’on a tiré sur les gens, lorsque l’on a réprimé les manifestations.
Radhia Nasraoui – Ce n’est pas que les avocats sont venus beaucoup plus tard, non. Mais on ne peut pas dire que c’est grâce aux avocats que ce mouvement a pris un caractère politique. Déjà, dès les premiers jours, les gens ont commencé à appeler au départ de Ben Ali. Surtout, il y a eu des slogans concernant les libertés publiques : « emploi, liberté, dignité nationale ». Mais c’est vrai quel les avocats sont intervenus très rapidement, parce que c’est l’essence même de notre profession de défendre les causes justes. Mais en même temps, nous sommes directement concernés, car nous sommes victimes de répression, victimes de corruption, etc.
Au-delà des réformes politiques, est-il réellement envisageable que la Tunisie parvienne à s'affranchir de l'appareil bénaliste, un appareil mafieux, un appareil de réseaux, et de tous ceux qui, Ben Ali parti, continuent cependant d'occuper les postes clefs de la société tunisienne?
Radhia Nasraoui – Bien sûr que c’est possible. Ça va prendre un peu de temps ; c’est normal. Mais, si les gens continuent de se battre, cela peut être plus rapide : on peut exiger la dissolution du corps de la police politique ; ça peut se faire en une journée. C’est vrai que ça ne veut pas dire que les pratiques de mauvais traitements et la torture vont disparaitre tout de suite.
Même chose en ce qui concerne la corruption : il faut écarter certains magistrats. Là, c’est un point important : il y a eu cinq magistrats et un haut responsable de la justice qui ont été licenciés. C’est une bonne chose, mais on n’a pas écarté tous les magistrats corrompus, qui sont toujours là et qui continuent de travailler, ceux qui ont été utilisés pour réprimer. Parce que la justice, ça a été l’un des outils les plus importants du système : la torture, la justice, la presse, ce sont les trois éléments qui ont permis à Ben Ali de faire taire les gens pendant très longtemps et de se maintenir au pouvoir.
A ce stade des événements, comment appréhendez-vous l'avenir de l'opposition en Tunisie? Dispose-t-elle des capacités suffisantes pour s'affirmer? Vous êtes très connus à l’étranger, en Europe notamment, mais la plupart des gens que nous avons interrogés dans la rue, ici, en Tunisie, ne vous connaît pas. Or, le « gouvernement de transition » a l’intention de procéder à des élections rapidement, de sorte à ne pas laisser le temps à l’opposition de s’organiser.
Radhia Nasraoui – Ce n’est plus tout à fait exact... Les gens suivent de très près tout ce qui se passe. Quand nous étions à la Kasbah (centre du gouvernement, où ont eu lieu les principales manifestations à Tunis), parmi les gens qui participaient au sitting, plusieurs personnes nous ont salués ; plusieurs personnes ont dit qu’elles nous connaissaient. Marzouki, s’il a été agressé, c’est parce qu’il est connu. Et l’agression, d’ailleurs, est due au fait qu’on a monté les gens contre tous les politiques, parce que les agents et les milices du parti continuent de travailler.
Hamma Hammami – Le problème, à mon avis, ne se pose pas de cette manière-là. Tout d’abord, les élections que le gouvernement prépare, ce ne sont pas les élections que le peuple tunisien veut. Actuellement, partout, en entend : « on veut un régime parlementaire ; on veut une Assemblée constituante ». Les gens ont commencé à se rendre compte qu’on ne peut pas faire la transition d’une dictature à une démocratie en conservant le cadre de l’ancien système et par l’intermédiaire des personnes qui gouvernaient l’ancien système, par le biais des mêmes appareils, des mêmes institutions, de la même constitution. Cela ne peut pas se faire.
Effectivement, le gouvernement veut, dans six mois, organiser des élections présidentielles. Parce qu’ils veulent, pratiquement, nous imposer un nouveau petit Ben Ali. Certainement avec moins de prérogatives, mais un nouveau Ben Ali. Mais, d’ici six mois, qui va préparer ces élections ? C’est pour cette raison-là qu’ils ont nommé dix-neuf gouverneurs RCD (« Rassemblement constitutionnel démocratique », parti du président Ben Ali) sur vingt-quatre. C’est pour cette raison que la police politique est encore là. C’est pour cette raison que l’administration corrompue, à commencer par ses responsables, est toujours là. Les lois, tout est là. C’est pour cette raison que la majorité de l’opposition lutte contre ces élections.
Nous voulons tout d’abord un gouvernement provisoire qui n’ait plus rien à voir avec l’ancien régime et son parti. Nous essayons de faire tomber ce gouvernement et c’est possible de le faire tomber, grâce au Conseil national qui a été formé de ces derniers jours, pour la sauvegarde de la révolution. Et nous voulons un gouvernement qui va préparer, dans un climat de liberté, l’élection d’une Assemblée constituante. Parce que ce n’est pas ce gouvernement-ci, qui n’a aucune légitimité, ou les commissions qu’il a nommées, qui vont préparer l’avenir politique de la Tunisie. Ce peuple qui a fait la révolution, il veut lui-même, pratiquement, élaborer la nouvelle constitution, dire son mot sur le nouveau régime politique en Tunisie. Or, pour le moment, ce sont des gens qui n’ont pas participé à la révolution qui veulent faire la transition de la dictature à la démocratie.
Cette Assemblée constituante serait la seule à avoir la légitimité de parler au nom du peuple et de préparer une constitution au nom du peuple.
Quant au fait que l’opposition ne serait pas connue, c’est ce que répètent les gouvernements occidentaux. Les gouvernements occidentaux ont appuyé Ben Ali, sous prétexte qu’il n’y aurait pas eu d’alternative. Mais c’est un mensonge. C’est un mensonge, car le peuple tunisien ne cherche pas des leaders ; il cherche des institutions démocratiques.
Si on n’est pas connu, c’est parce qu’on ne parlait que de Ben Ali dans les médias. Déjà, dans les milieux intellectuels, qui ne connaît pas Radhia Nasraoui ou Moncef Marzouki ? Et, de ces derniers temps, la radio s’est ouverte à ces personnes et ils commencent à être connus aussi dans les milieux populaires.
Radhia Nasraoui – Mais le pouvoir essaie toujours de nous discréditer. Par exemple, ils disent que Hamma Hammami est communiste, donc athée.
Hamma Hammami – La question des leaders, ce n’est pas le plus important, c’est secondaire. Ça, c’est le produit d’une mentalité bourgeoise occidentale. Pour nous, l’important, c’est la liberté, des choix économiques et sociaux populaires et aussi notre dignité nationale. Ils ne veulent plus que l’on soit méprisé par des pays et des gouvernements occidentaux qui viennent nous dire « taisez-vous, l’essentiel c’est d’avoir à manger ». Mais les leaders, ne sont pas importants.
Je me rappelle de Louis Aragon, parlant de la deuxième guerre mondiale : les vrais héros, ce n’étaient pas les leaders connus ; c’étaient ces gens simples du peuple, qui ont résisté et qui ont protégé la liberté.
Ces mêmes observateurs, qui considèrent la "révolution" tunisiennes comme terminée, estiment que l'armée y a joué un rôle majeur, s'étant rangée du côté des manifestants. Le général Amar semble cependant avoir plus exactement tenté de calmer la colère du peuple, en jouant la carte de la sympathie, et d'éviter le désordre, tout en soutenant sans ambiguïté le gouvernement du premier ministre Ghannouchi. Comment interprétez-vous, d'une part, le rôle de l'armée dans ces événements et, d'autre part et plus précisément, celui du général Amar?
Radhia Nasraoui – L’armée soutient complètement le gouvernement, c’est un fait. L’armée a essayé de montrer un visage, si non solidaire avec le peuple, au moins neutre. Mais, globalement, l’armée… Il faut le dire : des gens parlent de militaires qui ont contribué à des actes d’agression contre les manifestants. En tout cas, ils y ont contribué par leur silence, par leur passivité. Ils ont eu un rôle d’observateur, sans défendre les gens.
Hamma Hammami – L’armée, à Kasra, a interdit les manifestations.
Radhia Nasraoui – Même à nous, les avocats, ils nous ont interdit de manifester. Ils ont tiré en l’air et nous ont menacés de tirer sur nous si jamais on manifestait. Ils disent être du côté du peuple ; c’est juste une façade, mais en réalité…
Hamma Hammami – Hier encore, à Sousse aussi, ils ont tiré en l’air quand les gens ont voulu manifester devant le gouvernorat. A la Kasbah, le jour où la police a charger violemment les manifestants pacifiques, les militaires se sont retirés pour laisser passer les policiers, pour laisser casser le mouvement.
Ce n’est pas compliqué : les militaires coordonnent le quartier général des opérations ; il est composé de militaires et de policiers ; jusqu’à maintenant, ils travaillent ensemble.
C’est vrai que la dictature tunisienne, historiquement, c’est une dictature policière. L’armée a toujours été laissée à l’écart. D’ailleurs, en 1978 et, surtout, en 1984, l’armée avait même participé à la révolution avec la population. Mais, cette fois, les choses sont différentes ; et il y a plusieurs raisons à cela, et pas seulement intérieures. Il ne faut jamais oublier la géopolitique : l’armée tunisienne, si elle a un rôle à jouer, ce n’est pas seulement par rapport au gouvernement, mais certainement aussi avec les Américains, avec les Français…
Au courant de cette "révolution", on a cru, en effet, voir planer l'ombre de Washington. Selon vous, quelle influence les États-Unis (voire la France) ont-ils pu avoir sur le cours des événements?
Radhia Nasraoui – La France a eu une position honteuse. C’est le moins que je puisse dire. De dire, à la veille du départ de Ben Ali, que la France était prête à mettre à la disposition du pouvoir en Tunisie son savoir faire en matière de maintien de l’ordre… C’est honteux ! Honteux !
Enfin, ce n’est pas étonnant, en même temps, de la part du gouvernement de Sarkozy. Ce n’est pas du tout surprenant, parce que Sarkozy et son prédécesseur ont toujours été solidaires avec Ben Ali, avec le dictateur, et pas avec le mouvement démocratique ou les victimes de la répression. Ils ont beaucoup aidé Ben Ali à rester au pouvoir. C’est grâce à eux s’il a pu rester aussi longtemps au pouvoir. C’est aussi à cause du silence des Tunisiens, mais c’est surtout grâce à eux et à la position des Occidentaux qui ont tous eu une politique de soutien de la dictature, sur tous les plans, militaire, économique… Et les États-Unis aussi. Tous, en apparence, sont contre la dictature : sous la pression d’organisations de défense des droits humains, ils ont pris des positions officielles contre l’arrestation de tel ou tel opposant, en demandant sa libération. Mais c’est tout. Fondamentalement, ils ont été favorables à Ben Ali, parce que, pour eux, pour l’Europe et pour les États-Unis, il luttait contre l’intégrisme, au début, puis contre le terrorisme. Et contre l’immigration clandestine, bien sûr.
Il a eu le soutien de beaucoup d’hommes politiques européens, français surtout. Les Belges aussi : notre ami Louis Michel, l’ancien ministre des affaires étrangères ; Louis Michel, pour moi, ça a été le choc, parce qu’on m’avait préparée à autre chose. On m’avait dit « ne t’inquiète pas, Radhia, Louis Michel, ce n’est pas le genre à mâcher ses mots ». J’étais là, devant la télévision, à attendre la déclaration de Louis Michel sur le régime et j’attendais qu’il dénonce la dictature et qu’il ait une position claire sur la violation des droits humains et des libertés… Hé bien, Louis Michel a fait l’éloge du régime de Ben Ali. En axant son intervention, bien sûr, comme d’habitude de la part des Occidentaux, sur la question des droits des femmes. Comme si Ben Ali respectait les droits des femmes. Comme s’il avait fait quelque chose pour les femmes en Tunisie. À part la répression, les tortures et les humiliations…
Tous les politiciens européens se sont comportés, vis-à-vis des Tunisiens, avec beaucoup de dédain. Pour Jacques Chirac, le principal, pour les Tunisiens, c’était « le droit de manger ». Et pas besoin de démocratie. D’autres n’hésitaient pas à déclarer que le régime de Ben Ali réalisait des pas de géant en matière de démocratie…
Hamma Hammami – C’est tout simplement parce qu’ils ne cherchent que leurs intérêts, ici… La France a mille deux-cents cinquante sociétés en Tunisie. Berlusconi a lui aussi beaucoup d’intérêts économiques en Tunisie, comme l’Espagne et le Portugal. Pour les Etats-Unis, c’est la position géostratégique de la Tunisie et la stabilité de la région qui importent. Ils ont donc toujours soutenu la dictature ; ils ont soutenu Bourguiba et ensuite Ben Ali.
Au cours de la révolution, les États-Unis sont intervenus : Jeff Feltman (Sous-secrétaire d’État US) est venu en Tunisie juste avant la formation du nouveau gouvernement, le deuxième, pour discuter avec Ghannouchi et Amar. Et tout de suite, les États-Unis ont reconnu ce gouvernement et ont annoncé qu’ils le soutenaient.
Pour la simple raison que les États-Unis et l’Union européenne ne veulent pas d’un régime véritablement démocratique en Tunisie, un régime vraiment populaire, parce qu’ils savent très bien qu’un gouvernement qui représente les aspirations du peuple va s’opposer à leurs intérêts en Tunisie, qu’il va s’opposer au pillage effectué par leurs sociétés en Tunisie, à l’exploitation des ouvriers tunisiens par ces sociétés.
Mais il va s’opposer aussi à ces massacres en Palestine, au Liban… Parce que la Tunisie, démocratique, bien sûr, va avoir une autre politique étrangère. Ils sont d’accord de libéraliser la dictature au maximum, oui, mais tout en maintenant la Tunisie dans le giron des pays occidentaux, que ce soit en matière de choix économiques, mais aussi diplomatiques, pour que la Tunisie serve les intérêts de leur puissance et ceux de l’entité sioniste d’Israël. Netanyahou, le premier ministre israélien, a déclaré qu’Israël a perdu un grand ami.
Une des craintes de l'Europe, à l'égard de la "révolution" tunisienne, c'est la question de l'islamisme. Le président Ben Ali avait garanti l'Occident qu'il serait un rempart contre la montée du fondamentalisme en Tunisie. Qu'en sera-t-il, désormais?
Hamma Hammami – L’Europe et les États-Unis ont toujours peur de l’islamisme. Pourtant, ils sont les grands soutiens de l’Arabie saoudite, foyer de l’obscurantisme, du despotisme, de l’archaïsme. Qui maintient le peuple saoudien dans cet état arriéré ? Mais ce sont les États occidentaux !
Ils utilisent le danger de l’islamisme pour empêcher nos peuples d’avancer. Alors que ce sont les Occidentaux qui soutiennent les régimes les plus islamistes, comme aussi le Koweït, comme en Irak, où ils sont en train d’encourager le communautarisme contre l’État laïc.
Pour les Tunisiens, le danger réel, ce n’est pas l’islamisme. C’est le régime mis en place par Ben Ali et qui sévit encore. C’est le soutien des Occidentaux à ce régime !
L’islamisme, ce n’est pas le problème : il est très faible dans le peuple tunisien ; et il n’est pas uniforme en Tunisie. Il y a plusieurs courants qui s’opposent. Le prêtre catholique qui a été égorgé hier, personne ici ne croit que ce sont les islamistes. Mais le gouvernement dit que c’est probablement eux, pour faire peur, et faire croire que, sans Ben Ali, la Tunisie va devenir islamiste. Ils agitent l’épouvantail de l’islamisme pour freiner la révolution, pour dire « attention : il vaut mieux nous que ces gens-là ».
Radhia Nasraoui – Les Européens ont peur ? Ils ont peur de quoi ? J’aimerais tranquilliser les Européens : l’islamisme, c’est notre problème et nous le combattrons. Si les intégristes ou les Salafistes accèdent au pouvoir et touchent à notre liberté, c’est à nous de les combattre. Les Tunisiens, qui ont combattu la dictature, sont capables de combattre tout ce qui porterait atteinte à leurs acquis. Vous croyez que les femmes, en Tunisie, si jamais on leur imposait le voile ou la polygamie, elles resteraient sans réagir ? Mais personne n’oserait imposer ces choses-là ! Personne n’osera même les proposer !
Hamma Hammami – Les Occidentaux ont agité le danger islamiste pour soutenir Ben Ali ; ils l’ont utilisé comme alibi pour justifier leur soutien à la dictature. Mais c’est absurde : en Tunisie, les islamistes appellent, comme nous, à un régime démocratique et laïc. Depuis le début de la révolte, nous avons eu de nombreux rapports avec les islamistes. À part un tout petit groupe, qui voudrait le retour au califat, tous les autres sont d’accord de protéger les acquis, les droits des femmes aussi, et nous avons signé avec eux et d’autres partis des déclarations très claires à ce propos.
Et puis, l’islamisme, en Tunisie, n’a pas la même assise sociale et économique qu’en Algérie et qu’en Égypte ou qu’en Iran. La Tunisie, c’est un pays très moderne : on a aboli l’esclavagisme en 1840, en Tunisie, avant même les États-Unis ; on a une constitution depuis 1859 ; on a eu le premier syndicat du monde arabe, en 1924. Le poids de l’histoire joue : les islamistes sont très isolés.
En Egypte, en Algérie, en Jordanie, au Yémen, les populations veulent suivre l'exemple tunisien, qui leur a donné le courage de s'emparer de la rue. Il semble qu'une vague de révolutions populaires déferle sur l'Afrique du Nord et plus loin encore, rappelant les révolutions de 1848, en Europe. En revanche, le Maroc échappe totalement à ce phénomène. Pour quelle raison, selon vous, les Marocains n'ont-ils pas emboîté le pas à leurs voisins?
Radhia Nasraoui – Au Maroc, ça a quand même un peu bougé… Mais c’est vrai que les Marocains, peut-être, ont bénéficié d’un peu plus de liberté que les autres pays maghrébins, une certaine marge de liberté, un peu plus de liberté de presse, la liberté de réunion... Il y a eu quelques enquêtes, aussi, sur la corruption…
Mais surtout, leur roi a été assez intelligent et a pris certaines mesures pour apaiser le peuple. Ce qui ne veut pas dire que, dans quelques temps, le Maroc ne bougera pas. Qui pouvait imaginer que ça bougerait en Libye ? Or, là, ils sont en train de mettre le feu aux portraits de Kadhafi ! Jamais personne ne l’aurait imaginé, il y a trois jours !
Indépendamment du Maroc, qu'est-il en train de se passer dans le monde arabo-musulman? Vivons-nous une période charnière, un grand tournant qui va mener vers une nouvelle ère en Afrique du Nord, au Proche et au Moyen-Orient? Ou bien n'est-ce qu'une illusion? Peut-on déjà appréhender la réalité de ces événements?
Radhia Nasraoui – Oui, c’est exactement ça ! C’est un grand tournant ! Ça veut dire que, partout, les peuples arabes en ont par-dessus la tête et, partout, ils ont pris la décision de dépasser la peur et de batailler pour leurs droits et leur dignité.
En Algérie aussi, comme au Maroc, le mouvement semble ne pas continuer. Mais ça ne veut pas dire que ça ne va pas reprendre.
Une question plus personnelle : le « gouvernement de transition » a pour tâche l’organisation d’élections « libres ». Comment vous positionnerez-vous sur la scène politique? Vous présenterez-vous à la présidence, comme Moncef Marzouki?
Radhia Nasraoui – Moncef Marzouki avait annoncé qu’il serait candidat à la présidence, mais son parti a changé d’option, je crois : ils sont pour une assemblée constituante, d’abord. Ils ont révisé leur position ; ses camarades n’ont pas été d’accord avec lui. Donc je crois que lui-même est convaincu, maintenant, qu’il ne nous faut pas un régime présidentiel.
Hamma Hammami – Je suis personnellement contre le régime présidentiel. Le parti auquel j’appartiens aussi. Nous croyons que la Tunisie a beaucoup souffert de ce régime et que la république parlementaire est le régime le plus convenable pour la Tunisie. Mais, personnellement, je ne suis pas du tout intéressé par un poste. Ils m’ont appelé, lors de la formation du premier gouvernement, mais j’ai refusé d’aller voir le premier ministre. Ce gouvernement n’a aucune légitimité, et ce n’est pas à lui de parler de l’avenir de la Tunisie. C’est aux forces qui ont fait cette révolution de définir l’avenir de la Tunisie.
Est-ce qu’on se portera candidat ? La question la plus brûlante, pour moi, n’est pas celle des élections et de savoir si on va se présenter ou non.
Il faut d’abord finir la révolution. Parce que, la révolution, elle est à mi-chemin actuellement. Et elle est en danger. Réellement, elle est en danger. Donc, il s’agit de continuer, avec le peuple Tunisien, pour vraiment se débarrasser de la dictature.
Radhia Nasraoui – Ceux qui composent ce gouvernement sont aussi responsables que Ben Ali de la corruption, de la répression… Ils ont occupé des postes à responsabilités. Comment peuvent-ils prétendre qu’ils ne savaient pas ? Ghannouchi a dit qu’il n’était pas au courant ; pourtant, il était premier ministre ; c’est lui qui signait les ordres.
Que souhaiteriez-vous ajouter, au terme de cet entretien, qui n’aurait pas été abordé et serait essentiel pour comprendre la « révolution » tunisienne?
Radhia Nasraoui – Un message, à l’Europe : on lui demande juste de ne plus soutenir les dictatures, ni en Tunisie, ni ailleurs. Parce que c’est honteux. Je suis sûre que les peuples européens ne sont pas du tout d’accord avec leurs gouvernements, quand ils soutiennent Ben Ali ou Kadhafi, qui a été très bien reçu en France ou en Italie.
Que l’Europe soit plus respectueuse à l’égard des peuples arabes et africains.
Hamma Hammami – Mais nous comptons sur les peuples européens, sur les forces démocratiques qui existent en Europe. Ce sont eux notre soutien réel, ceux qui nous ont toujours soutenu : les syndicats, les associations. Pas les gouvernements. Au contraire, les gouvernements européens n’étaient pas seulement le soutien à la dictature, mais ils participaient directement au freinage de l’évolution de notre société.
Un simple exemple, pour terminer : en Tunisie, la plupart des trois mille sociétés étrangères refusent aux ouvriers le droit de se syndiquer. Dans la plupart, on ne trouve aucun syndicat.
Radhia Nasraoui – Les dirigeants de ces sociétés sont même racistes, parfois, et ne cachent pas leur racisme. J’ai reçu de nombreuses plaintes d’ouvriers, dans des sociétés françaises, notamment, où on les humilie et on les traite de sale race.
Hamma Hammami – La démocratie n’est pas seulement l’ennemi redoutable des dictatures. Chez nous, la démocratie est aussi l’ennemie de l’impérialisme, du colonialisme en général, parce que la démocratie mène directement à l’indépendance des peuples, aussi à l’exercice de leur souveraineté sur leurs richesses ; et cela ne peut pas plaire à ces États qui veulent venir piller nos richesses.
© Pierre Piccinin
"Le dictateur est parti; la dictature est toujours en place"
* Remerciements à Dominique VERMEIREN (ancien Président du Cercle du Libre-Examen de l'Université Libre de Bruxelles) qui a rendu possible l'organisation de cette rencontre.
Lire aussi : Le Maghreb en révolution, Tunisie : «tout changer, pour que tout reste pareil» et Égypte : vers un scénario « à la tunisienne » ?.
Le bilan de nos recherches à Tunis et au Caire : Tunisie – Egypte : Derrière les apparences, la stabilité.
Voir la réaction sioniste à cet article : "Les démocrates tunisiens dénoncent l'entité sioniste" (dans Philosémitisme)
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