J'avais suivi vaguement la querelle avec Claude Lanzmann. Je dois dire qu'après lecture du livre et d'un article de Lanzmann, j'ai tendance à trouver que Lanzmann pousse un peu mais qu'il n'a pas tort.
Haenel a été fasciné par l'histoire de Jan Karski, ce polonais envoyé pendant la seconde guerre mondiale pour tenter de convaincre Roosevelt d'orienter la guerre vers des actions spécifiques pour bloquer les nazis dans leurs exactions contre les juifs.
Il aurait pu en faire un billet de blog, ou un article, il a préféré en faire un livre.
Le problème de la rédaction d'un livre est qu'il fait faire original. D'où une construction bizarre. Un premier court chapitre raconte, de façon impressionniste, ce que Haenel a ressenti en voyant Karski dans Shoah, interrogé par Lanzmann. C'est là qu'on doit comprendre que Haenel a été bouleversé. Il lui faut également montrer patte blanche. C'est parfois comique dans le genre grandiloquent : "à mesure que les phrases de Karski se déploient, la caméra recule, un zoom arrière fait diminuer lentement la statue, au point que la "Liberté éclairant le monde" n'est plus à la fin qu'une figurine dérisoire perdue au milieu de l'eau [...] en écoutant Jan Karski on n'a plus du tout l'impression qu'une voix sort d'un corps ; au contraire, c'est le corps de Jan Karski qui sort de sa voix"...
Après cette introduction, le deuxième chapitre, le plus long, résume le livre écrit par Karski, "Mon témoignage devant le monde". Ca se lit comme un récit historiquen un polar ou un roman d'espionnage. Cependant, résumer un livre est un exercice qui ne peut s'apparenter à de la littérature, tout au plus à être sélectionné pour travailler au Reader's digest. Est-ce pour cela que Haenel a trouvé un style novateur pour cette partie ?
De fait, tout au long de cette petite centaine de pages, Jan Karski est invoqué à tout bout de champ, son nom étant scandé comme si la répétition permetttait d'excuser le côté parachuté du récit. C'est un festival de "Jan Karski ceci" : "Jan Karski et ses camarades sont consternés [...] Jan Karski écrit [...] Jan Karski est ému [...] Jan Karski touche ici à quelque chose de vertigineux : il comprend que le mal est sans raison [...] Jan Karski ne se laisse pas démonter..." Je m'arrête là. On a l'impression de lire un "livre dont vous êtes le héros" (vous ouvrez la porte, vous tournez à droite, vous tombez dans un trou...) Comme si le martèlement du nom de Jan Karski allait suffire à rendre le personnage réel. C'est l'effet inverse qui joue et on a plutôt l'impression que Jan Karski devient un personnage de jeux vidéo, un Mario qui franchirait les niveaux successifs d'un jeu vidéo.
Sans doute est-ce voulu pour que la troisième partie soit également séparée du reste : là on passe à la première personne, et Jan Karski disparaît pour laisser place à "je".
Je reviendrai sur le fond, car c'est cette troisième partie la plus contestable. Sur la forme, le projet éditorial de Haenel échoue faute d'avoir eu recours au bon format. Il avait probablement de quoi rédiger un article pour le Débat, Commentaire ou une revue. Prétendre à la littérature en résumant un livre, puis en évoquant un film en terminant par une conclusion qui amènerait toute la part de subjectivité ne fonctionne pas. A mon point de vue de lecteur d'essais et ce travail ne peut être qualifié de roman, ni d'oeuvre littéraire. Mais je ne suis pas vraiment qualifié pour me prononcer, je serais en réalité bien en peine pour définir une oeuvre littéraire. Mon pif me dit juste que ce n'en est pas une.
Sur le fond, la dernière partie navigue entre le sentimentalisme mièvre et le scandaleux. Seule une part de sincérité naïve qui semble affleurer parfois rattrape l'ensemble.
C'est en effet dans cette dernière partie que Haenel reproche à Roosevelt de n'avoir pas su écouter Karski, et de ne pas avoir orienté la guerre vers la libération des camps d'extermination, ou vers le démantèlement des lignes de train qui y menaient. Il y a certainement un débat complexe à ce sujet : les alliés auraient-ils pu, en menant la guerre différemment, réduire le nombre de victimes dans les camps ?
Haenel, précisément parce qu'il na pas choisi la forme de l'essai, ne participe pas à ce débat. Le lecteur n'a droit qu'à une version, exprimée sans aucune nuance. Roosevelt aurait donc refusé d'intervenir car il ne "voulait pas se salir". Les alliés sont décrits comme complices des nazis dans l'extermination des juifs. Jusqu'à la contrevérité, où l'on lit sous la bouche de Karki-Haenel que la Pologne a été abandonnée en 1939, alors que c'est tout de même précisément du fait de l'entrée des nazis en Pologne que la France et le Royaume-Uni sont entrés en guerre. Jusqu'au ridicule, où l'on lit que Roosevelt recevant Karki n'est pas réceptif à son appel à délivrer les camps d'extermination parce qu'il est occupé à regarder les jambes de sa secrétaire...
Je ne rentrerai pas dans le débat historique, mais lorsque Roosevelt reçoit Karski, le choix de faire la guerre aux nazis est déjà fait. Evoquer alors dans l'extermination des juifs un crime de l'humanité et non contre l'humanité, où les alliés se seraient joints aux nazis, relève de la mauvaise farce.
Ce livre est un symptôme de la façon dont ma génération, celle des années 70, reçoit la question du pourquoi ? de la deuxième guerre mondiale. La réponse qu'y apporte Haenel n'est pas à la hauteur. Elle est télévisée dans sa façon de faire, comme calibrée pour un talk show où l'on examinerait gravement la question de savoir si vraiment Roosevelt a regardé les jambes de sa secrétaire au moment de renoncer à sauver les juifs - ou s'il avait juste mal digéré. Les Bienveillantes ne creusent au fond pas plus cette question, mais la description est probablement plus fidèle et laisse la place à la complexité d'une réponse historique.
J'avais trouvé Lanzmann très injuste avec le Spielberg de la Liste de Schindler. Il m'avait semblé que son argumentation aurait pu conduire à rejeter toute fiction autour de la seconde guerre mondiale, la Grande vadrouille incluse au premier chef. Dans son opinion sur le bouquin de Haenel, je suis bien tenté de le rejoindre. Le seul intérêt de ce livre est finalement qu'il a sans doute permis la réédition du témoignage de Karski.
En complément, on peut lire l'article de Lanzmann contre Haenel, et un avis moins sévère mais intéressant.