Chaque jour, nous entendons parler de libéraux, de libéralisme, d’ultralibéralisme, etc. Il nous semble qu’il s’agit surtout de politique. Pourtant, historiquement, le sens du mot « libéral » n’était pas d’abord politique, mais intellectuel et moral. Rappelons donc ce sens moins usuel, mais classique.
Les « arts libéraux
Par exemple, on a parlé des « arts libéraux » depuis l’Antiquité classique, pendant tout le Moyen-âge, et jusqu’au 19ème siècle. Ils étaient au nombre de sept : grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, astronomie et musique. Les arts libéraux n’étaient pas des « arts », au sens actuel des beaux-arts. Nous les appellerions plutôt des savoirs et des compétences, ou des savoir-faire, comme ceux des artisans, nommés ainsi à cause de leur art, de leur artisanat.
Les arts libéraux sont ceux qui ne servent qu’à cultiver en nous la qualité propre de l’homme libre. Ces arts « libéraux » étaient tenus pour nécessaires à la formation des « hommes libres ». Les hommes libres, dans l’Antiquité, sont ceux qui ne sont pas esclaves. Mais un homme libre ne mérite pas son nom uniquement par son statut juridique et politique, ni par son indépendance. Seul l’esclave en fuite se contente d’indépendance. L’essentiel, c’est l’autodétermination. Qui doit commander et obéir dans la cité, doit s’y préparer par la qualité de son éducation, en grec sa paideia. Son éducation « libérale » – la pratique des arts de l’homme libre – a pour but de le qualifier comme citoyen.
L’éducation libérale
L’homme libre doit étudier successivement les lettres et les sciences. Pas seulement les unes ou les autres. Les lettres, ce sont les humanités, la connaissance profonde et classique de l’humain, étudiées comme il convient à partir du langage, qui est la caractéristique principale de l’homme.
L’homme libre saura écrire et parler avec ordre et clarté, raisonner logiquement et convaincre ; il saura aussi persuader, ayant étudié la nature humaine dans les grandes œuvres classiques des orateurs, poètes, historiens, tragiques et comiques. Comme il connaît l’homme, il sait ce qui le fait agir et vivre, il connaît le bien.
Il a formé son goût, le beau étant pour lui l’expression sensible à la fois du vrai et du bien. Il a étudié les mathématiques et l’astronomie, de sorte qu’il sait ce que sont les vérités exigeantes, les démonstrations rigoureuses, l’effort intellectuel, et il appréhende l’ordre du cosmos, en grec, et en latin, du monde. Ces deux mots signifient « beau » dans les deux langues.
L’homme libre étudie les sciences, non pas d’abord pour leur utilité technique (on disait « mécanique » dans l’Antiquité), qui n’en est qu’une retombée appréciable, mais pour saisir la vérité, l’harmonie du monde, pas seulement celle qui est beauté visible et parle aux sens, mais aussi l’harmonie invisible, celle qui se montre à l’esprit dans l’ordre des proportions du monde et de ses lois. L’amitié noble est la forme humaine de l’harmonie. Peut-être même est-elle divine.
Et c’est pourquoi il faut enfin qu’il étudie la musique, au double sens du mot, celui que tout le monde connaît, et celui du septième art libéral, qui consiste à contempler avec l’esprit l’harmonie universelle, à laquelle l’homme participe, et dont l’amour fait le sens de sa liberté. C’est dans cette harmonie que la musique, au sens de l’art des sons, éduque le corps, qui devient par elle homogène à l’âme, s’il s’agit d’une belle musique. La liberté d’ordre et d’harmonie, éthique et civique, telle est l’œuvre de l’éducation « libérale ».
La vertu de « libéralité »
Une personne « libérale » possède la vertu de « libéralité », qui est le juste milieu entre l’avarice et son opposée, la prodigalité. Un être libéral est celui qui sait comment bien user de son argent. Son acte propre est de dépenser quand il le faut, comme et autant qu’il il le faut.
Son acte le plus noble est le don. La générosité désigne en français la qualité d’une personne prompte à donner et à se donner sans compter. Mais elle désigne au sens premier l’individu de bonne famille, et même de grande famille (gens), libre par excellence, et qui se plaît à donner. Aristote disait que le sens de la propriété, c’était de pouvoir donner. Si l’on ne possède rien, que peut-on donner ? Si l’on ne donne rien, à quoi bon posséder ? Le désir d’acquérir pour acquérir est sordide, le désir d’acquisition est juste, s’il sert de moyen au don. Qui ne sait pas donner vit en esclave de l’argent. Et comme la plupart des choses sérieuses, dans la cité, comportent un aspect financier, la société libérale devrait être celle que gouvernent des généreux.
Une façon de donner en même temps aux autres, à soi-même et à la cité consiste à dépenser pour faire de grandes choses. Cela s’appelle la magnificence (facere magna = faire de grandes choses). Qui construit un palais en offre la façade au peuple et le prestige à sa ville et à son pays. La libéralité, quand elle a les moyens, sait être magnifique. La grandeur, c’est l’horizon de la liberté. Aimer la liberté, ce n’est pas d’abord chercher une indépendance, mais c’est agir avec générosité, commander avec justice, obéir avec modestie.
Qu’est-ce qu’une société libérale ?
Je suppose qu’il est permis de parler de société libérale à partir du moment où l’on y rencontre une culture libérale (des arts libéraux), une éducation libérale, et un bon nombre d’individus libéraux, c’est-à-dire remplis de libéralité, débordants de générosité.
Jules César, qui a détruit la République romaine pour sauver l’Empire de Rome (son hégémonie mondiale) avait reçu une parfaite éducation libérale. Aussi a-t-il écrit : « Tous les hommes aiment la liberté. » Il faudrait ajouter : tout être bien élevé ne conçoit pas la vie sans la liberté, ni la liberté sans l’harmonie comme son œuvre, sans la générosité comme son éthique, sans l’amitié comme son bonheur, et sans la grandeur comme sa mesure.
Une fois ceci rappelé, je veux bien parler de libéralisme. Je doute qu’un homme libre, je veux dire un homme libéral, ait beaucoup de goût pour les idéologies, y compris l’idéologie libérale, s’il y en a une. L’important, je crois, c’est de donner, autant qu’il se peut, au libéralisme un caractère « libéral » – au sens classique du mot.
Rappel : Conférence-débat avec Henri Hude et Michel Leter lundi 7 mars à 19h, au 35 avenue Mac Mahon, Paris 17e, sur les Etats-Unis : après la victoire des conservateurs, où va l’Amérique ? Entrée libre. (Organisée par le Bulletin d’Amérique, un projet de l’Institut Coppet)