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O tempora (1/3)

Publié le 06 mars 2011 par Jlhuss

22861_3v6560174.1299283368.jpg Rome, 20 août 70 avant Jésus-Christ. Trois femmes et deux hommes attendent debout, devant la maison de Cicéron. A leurs pieds, un panier empli d’amandes, de figues, de miel. Ils sont là depuis l’aube pour être reçus les premiers, devancer la foule des clients, baiser les mains du maître, dire leur joie, leur infinie reconnaissance. Et, de cœur avec eux, c’est toute la ville d’Héraclée, toute la Sicile en liesse  : leur prédateur est terrassé ! Oui, Verrès, l’aristocrate aux mille accointances, le richissime, le sans foi ni loi, sans cœur ni dieu : défait en un assaut, enfui comme un lapin au lendemain de la première audience, contraint à l’escampette par la force du verbe et du droit, les seules ressources -fragiles en ces temps corrompus- dont peut user un citoyen courageux, homo novus  ambitieux, magistrat honnête et  brillant avocat.

Tandis qu’on se presse à sa porte, Marcus Tullius est à l’œuvre dans le tablinium. Depuis la première heure, il met au point les textes de la seconde action contre Verrès. La victoire a été si fulgurante qu’il n’a pas eu l’occasion de les prononcer. Tant mieux ou dommage ? Au moins, qu’il les publie, et que leur excellence achève de lui gagner la faveur des hommes de bien. A trente-sept ans, qu’est-ce qu’un avocat d’affaire d’extraction modeste mais bien marié, aisé, beau, rompu en Grèce à l’art oratoire et qui vient d’entamer dignement le cursus honorum, peut désirer d’autre que le sommet, pour sa gloire personnelle et pour le bien public ? Souviens-toi, Marcus, quand les enfants d’Arpinum te ramenaient, élève surdoué, de l’école chez toi comme en triomphe. Souviens-toi qu’à Rhodes en t’écoutant Molon versait des larmes, confondu par ton art, lui le maître des rhéteurs. Le premier rang, Marcus, c’est ta place, par tes seuls dons, tes seules vertus. Mais le premier rang pour les autres aussi, ne l’oublie jamais : pour la justice, la liberté, la loi, l’Etat.

On fait entrer les visiteurs. Accolades aux cinq Siciliens si émus qu’une des femmes renverse le panier dans l’atrium. A son air d’intensité pathétique, de beauté simple, d’aristocratie populaire, Cicéron croit reconnaître la mère éplorée qui était venue crier vengeance de l’assassinat de son fils, voici quelque mois,  lorsque Tullius parcourait la Sicile pour instruire à charge. Plaintes de toute une province minutieusement consignées, preuves accablantes des prévarications, concussions, tromperies, impiétés, violences commises en trois ans par le propréteur Caius Licinus Verrès. Verrès le bien nommé, verres le porc, écumant la plus noble province de tous ses trésors publics et privés ; le porc et ses limiers furetant dans les maisons, les temples ; le porc et ses appuis jusqu’au Sénat en cette République gangrenée par le lucre et la faveur. « Hoc est judicium, Voici un procès, in quo statuetur possitne, où l’on va décider s’il est possible, senatoribus judicantibus, quand ce sont des sénateurs qui jugent, homo nocentissimus pecuniosissimusque damnari, qu’un homme très malfaisant et très riche soit condamné ».

Les braves gens d’Héraclée se confondent en admiration et en gratitude. Cicéron les remercie pour leurs présents, goûte une figue, leur montre son travail. « Hélas ! dit-il, de la Sicile je n’ai sauvé que l’honneur, et quelques biens restitués. C’est une entière réparation qu’il eût fallu. Au lieu de rendre gorge et de croupir en prison, votre bourreau -et notre honte- va couler à Marseille une retraite dorée, le corps en jouissance et l’âme sereine : ces hommes-là ne connaissent pas le remords. »

Et, tandis qu’il écoute encore dans l’atrium les Héracléens lui redire leur reconnaissance et leurs vœux de succès pour toute la vie, Marcus Tullius vagabonde dans l’espace et le temps d’une ambition plus grande que sa personne. Tant d’êtres à défendre partout ! Sa petite Tullia, dont on vient de fêter les neuf ans, Terentia l’épouse bien née qui a cru en son étoile ; tous les citoyens d’Italie, usés de luttes et de rapacités, nostalgiques des temps de haute morale, quand le péril extérieur mobilisait les vertus ;  et même, au loin, jusqu’aux bornes de l’Empire, songer à ces peuples pour qui Rome doit être une chance,  non une malédiction.

Cicéron a raccompagné les cinq Siciliens. Les clients maintenant se pressent autour du futur édile. Longtemps il écoutera les demandes, glanera les informations, sondera les humeurs. Puis il sortira marcher vivement jusqu’au Tibre, autant pour suivre les prescriptions de son médecin que pour la vague jubilation d’être un passant d’avenir dans la première ville du monde, au bon soleil d’un matin d’été. Marche, Tullius, va content mais sois prêt, affûté :  d’autres nuées s’amassent, cent périls aiguisent leurs couteaux dans l’ombre.

Arion


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