Vous venez de publier un livre qui décrit la manière dont la hantise d’un déclassement de l’Occident a généré partout en Europe une puissante dynamique politique, pensez vous que le sondage Harris Interactive publié par le Parisien et qui donne Marine Le Pen en tête du premier tour devant Nicolas Sarkozy et Martine Aubry soit le reflet d’une véritable lame de fond ?
Marine Le Pen a compris la géographie sociale du pays et elle a compris les représentations collectives qui parlent aux Français. Avec des thématiques très sociales elle développe un discours protecteur qui colle aux inquiétudes qui agitent la France face à la mondialisation, et notamment la France des catégories marginalisées. Elle a su se greffer sur un terreau qui lui est extrêmement favorable. La greffe prend d’autant mieux qu’elle peut convaincre des catégories d’électeurs que les dérapages de son père rebutaient.
Le PS a réagi à ce sondage en disant que Nicolas Sarkozy avait propagé l’incendie, c’est une question qui semble d’ailleurs aussi troubler certains à l’UMP, pensez vous que les débats identitaires dont il s’est emparé soient la cause de la poussée du FN dans les sondages ?
Je vais vous faire une réponse de normand, ptê’t ben que oui, ptê’t ben que non. Cela étant, faire porter la responsabilité exclusive de la montée du FN à Nicolas Sarkozy, c’est un prétexte pour refuser de voir la réalité. C’est être aveugle face à l’immense détresse sociale dans laquelle se trouvent beaucoup de Français. Ce qui fait la force de Marine Le Pen à l’heure actuelle, c’est son discours protecteur face à un corps social en pleine déprime. Les débats sur les racines de la France ou sur la laïcité ont finalement un côté assez intellectuel qui ne parle pas tant que ça aux ouvriers et aux employés. Ce qui porte, c’est la parole sur la désindustrialisation du pays, sur les délocalisations, sur la casse des services publics…
Le reproche fait au Président de la République d’agiter les peurs vous paraît-il pertinent ?
Il faut s’extraire de la Sarkophobie qui trouble notre compréhension des choses. Bien sûr que Nicolas Sarkozy est animé de considérations touchant à la perspective de sa réélection. Il essaie de capter les inquiétudes à son profit, c’est assez naturel dans sa position. Mais pour les capter, il faut avoir avoir fait un travail d’analyse et apporter des réponses aux questions qui traversent la société. On peut penser qu’il ne le fait pas bien mais il tente de le faire.
A gauche, le problème, c’est qu’il y a très peu de représentations politiques adaptées à la lecture du monde contemporain. La gauche n’a pas construit de schémas politiques d’identification qui soient capables de concurrencer l’imaginaire collectif de droite. Les sociales démocraties européennes ont abandonné le terrain des peurs sociales.
Diaboliser Nicolas Sarkozy, c’est oublier que la droitisation du débat politique français est avant tout due à l’émergence de thématiques qui reflètent les angoisses des Français. Il y a eu un rapatriement de presque tout le débat politique à droite, avec d’ailleurs des visions concurrentes entre elles au sein de la droite.
Finalement que Nicolas Sarkozy soit responsable ou non de la poussée de Marine Le Pen dans les sondages est très secondaire. Il y a probablement une stratégie cynique et assez habile du Président de la République qui a avec certains de ses conseillers une vraie connaissance des classes populaires et qui tente de s’en faire entendre après avoir perdu le fil avec elles.
Mais cette droitisation est une réalité qui dépasse de très loin la France et qu’on retrouve dans de nombreux pays européens. C’est paroxystique en Italie avec une gauche qui a totalement disparu, c’est le cas dans une moindre mesure aux Pays-Bas ou en Belgique. Faire de Nicolas Sarkozy l’unique responsable de l’atmosphère politique actuelle, c’est surtout plaisant pour une certaine élite politico-médiatique qui s’aveugle totalement sur un mouvement de fond qui gagne l’Occident. Voir en Nicolas Sarkozy, un génie démoniaque de la politique n’est pas sérieux. Il faut relativiser. On ne peut tout de même pas lui imputer ce qui se passe en Hongrie avec le premier ministre Viktor Orban ou en Suisse avec l’UDC.
La vérité, c’est que les sociaux démocrates européens n’ont pas su proposer de vision alternative à ces schémas explicatifs du monde développés par la droite. A très grands traits, on peut dire que les droites européennes ont imposé la vision d’un monde dangereux, avec une Europe menacée par la mondialisation, le terrorisme et l’immigration. Globalement, les droites donnent le « la » parce que les Européens se préoccupent majoritairement de la peur du déclassement de l’Occident.
A gauche, les tentatives de construire des récits qui prennent en compte ces inquiétudes sont encore très marginales. On a bien entendu Arnaud Montebourg parler de « démondialisation » , de protectionnisme ou de renouveau industriel mais ce type de discours ne s’est pas encore vraiment fait entendre.
Jean-Luc Mélenchon a choisi une voie tout à fait estimable mais assez dépassée et statique. C’est le choix qu’avait fait en Italie une partie de la gauche critique et du parti communiste italien sans aucun succès. Die Linke en Allemagne a aussi beaucoup de difficultés. On ne peut pas refaire l’union de la gauche comme dans les années 70.
Est-ce à dire que les politiques comprennent finalement très mal les Français ?
Il y a un vrai problème de lien avec les classes populaires. Une partie de notre élite politique et médiatique ne connaît pas le pays. 1% seulement des ouvriers ont voté pour le candidat communiste en 2007, c’est un chiffre qui laisse rêveur… On nous a expliqué pendant des années que la classe ouvrière avait disparue en France mais il y a encore 60% d’ouvriers et d’employés dans ce pays.
Et leurs attentes ou leurs angoisses ne sont pas entendues. Les débats dans le champ public sont très souvent coupés des réalités populaires. Il faut leur parler d’industrie, de protection sociale, d’école, de tout ce qui fait la dignité économique des travailleurs et la dignité des citoyens.
Les gens n’attendent pas forcément qu’on leur parle de l’Europe chrétienne mais il y a une vraie demande d’identité, un besoin d’unité du peuple français dans un contexte mondial vécu comme un danger. Il y a une terrible souffrance sociale en France qui rompt la confiance entre les Français et la politique.
Gaël Brustier est l'auteur de "Voyage au bout de la droite" (Editions Fayard)
Propos recueillis par Jean-Sébastien Ferjou