Ici, le centre du monde est une petite ville d'Argentine, Ensenada, partido de la province de Buenos Aires, posée au bord de l'océan. Port d'arrivée mais aussi point de départ, elle fourmille d'une population cosmopolite qui s'active de manière désordonnée autour de l’église Notre-Dame, mais aussi sur les docks et dans les quartiers mal famés où se croisent marins, malfrats et prostituées, miséreux chassés de leur pays d'origine par les diverses dictatures qui naissent en Europe en ce début des années Trente. A l'image de l'Argentine, Ensenada se peuple au gré des navires qui y déversent leur flot de malheureux, Croates, Grecs, Turcs, Italiens, Allemands et ... Belges, comme Sara Divas et son père, un veuf, qui fuit l'antisémitisme et espère vendre des chapeaux. Le mouvement y est incessant, le tangage des coques des bateaux amarrés dans le port se transmet à toute la ville qui semble incapable de se figer ni d'offrir à ses habitants de hasard une quelconque stabilité. Même la figure paternelle ne résiste pas à cette impermanence : l'échec de son négoce - dû à l'impossibilité de se faire comprendre : en effet, il ne parle pas l'espagnol - oblige Sara à chercher ailleurs l'équilibre auquel elle aspire.
Tous les hommes se font d'eau.
Cette phrase un peu sibylline s'impose à elle immédiatement, et ne la quittera plus. Fuyants, inconstants, ceux-ci peuvent-ils offrir un appui, à la petite fille de neuf ans qui erre dans les rues de la ville peuplée de migrants? Ainsi commence la quête de Sarita : celle d'une langue - elle veut oublier le français qui lui est odieux, mais aussi celle d'un lien humain, solide et subtil, stable et évanescent comme l'amour. Guidée par les odeurs, les voix qui murmurent de douces prières dans un idiome qui lui est encore inconnu, babillage mêlé de prières, elle parvient en un lieu qui deviendra son repère : l'église Notre-Dame de la Merci, dont le prêtre, Bernardo Benzano, la recueille. En lui elle ne reconnaît pas un père, mais, malgré son jeune âge, un homme aux beaux yeux gris et à la tête de marin. Entre eux se crée un lien qui tient autant de l'esprit et du coeur que d'une sensualité interdite mais qui se matérialise avec fugacité, comme les parfums à la composition desquels il l'initie :
Benzano lui enseigna les rudiments de la parfumerie artisanale et l'incita, par l'étude des essences de fleurs et de racines, à tenter de découvrir l'odeur de la sainteté. Elle passait des journées entières à distiller les extraits, à classer les pollens, et lorsqu'enfin elle se sentait sur le point de faire une découverte, elle enfermait le parfum dans de petites fioles de Funchal en verre bleu et filait se soumettre au verdict du prêtre. Benzano se penchait, ôtait le bouchon et, tel un oenologue du divin, plissait les yeux et laissait le parfum se répandre dans l'atmosphère. Il pouvait rester dans cette extase olfactive de longues minutes, des heures même : après s'être emparée des sens, la marée céleste inondait ensuite la mémoire en des recoins inexplorés, disait-il. C'est ainsi qu'il fallait savourer ce parfum. Ne pas se contenter de le respirer. Pour le sentir il fallait voyager. L'odeur de la sainteté était si rare et si sauvage qu'elle menait à l'innocence, un lieu, pensait Benzano situé quelque part entre les genoux et la ligne de flottaison de l'enfance.
Le parfum, fragile équilibre, rencontre immatérielle entre les sens, le mysticisme, la pureté de l'enfance, se grave dans le souvenir où il laisse une empreinte indélébile, plus qu'un corps, plus que la matière. Les fragrances éthérées de rose, de fleur d'oranger, de verveine, de genévrier se substituent aux caresses, aux effleurements, au contact des corps. Pour Benzano, le souvenir de la femme survit dans la mémoire d'une odeur, comme l'effluve sirupeux du corps d'une prostituée qu'il ne peut oublier. Entre l'homme et la petite fille l'esprit installe un lien qui ne se concrétise que de manière éphémère, telle l'apparition qui se produit un jour : la Vierge, figure maternelle aux yeux tristes, lui est révélée. Preuve de son innocence – un thème très présent dans l’œuvre de Gabriel Báñez – elle est aussi la manifestation d’une féminité, car cette Vierge s’incarne ensuite en une femme, une prostituée que le prêtre et l’enfant surprennent en plein ébat avec le père de Sarita, et que le lecteur identifiera plus tard à Eva – Evita, prostituée avec laquelle Benzano entretient lui aussi une liaison. La Vierge est la femme, elle se fait chair ; l’erreur de Sara est aussi celle de tout le peuple argentin qui a pu voir en Evita Perón une figure angélique. Ainsi, la petite fille ne discerne pas le mal là où il se trouve ; cette pureté peut se communiquer à son entourage. Mais peut-elle survivre à l’irrémédiable fuite de ce temps bienheureux de l’enfance ? Les miracles font long feu. Comme les parfums s’évaporent et meurent, les liens qui se sont créés ne peuvent subsister au temps. L’amour filial qu’éprouve le prêtre pour l’enfant se mue en désir. Refusant de s’y livrer, il tente d’éloigner l’adolescente en la confiant à La Soupe de l’Enfant, une œuvre de charité à laquelle elle ne cesse d’échapper pour retrouver celui qu’elle aime.
L’univers dans lequel se meuvent Sara et Bernardo est inconstant. Ensenada, petite ville tentant de prospérer à l’ombre de Buenos Aires, est comme un monde en réduction : on y parle toutes les langues, on les oublie aussi ; s’y rencontrent tous ceux qu’ont chassés de leurs pays les désordres politiques. Eva, la Vierge – prostituée, est l’épouse d’un certain Joseph Broz que le lecteur reconnaîtra ! Le roman fantasme l’Histoire qui s’entrecroise aux destinées individuelles, fondant une mythologie commune, tant se ressemblent les cataclysmes endurés par tous les peuples. La Vierge veille sur un monde en proie au malheur, aux guerres, aux dictatures existantes ou naissantes… L’amour ne peut s’y épanouir, tant chacun est conscient du rôle qu’il doit jouer. Le prêtre qui aspire à la sainteté, qui note scrupuleusement toute manifestation miraculeuse dont il est témoin, ne peut s’empêcher d’être emporté par la passion qu’il éprouve pour Sara. Il tente d’en dévier le cours en s’abandonnant à la sensualité de sa relation avec Eva, puis en s’éloignant le plus loin possible, dans une double quête : celle de la pureté et celle de soi-même. De cette fuite éperdue, de cette odyssée argentine, des lettres parviennent à Sarita, avec retard cependant : empreintes d’une poésie désespérée, elles reflètent aussi l’abandon progressif d’une conscience de soi. Bernardo Benzano renonce à son identité, puis l’oublie. Seul demeure cet amour passionné et déchirant, dont le témoignage occupe la fin du roman. Pietro Falcino, le mentor de Bernardo, n’a pu totalement se substituer à lui ; les missives qu’il envoie à Sara sont pleines d’amour, mais de folie aussi. La distance qui sépare les deux êtres semble s’y abolir, tant la jeune fille occupe les pensées, le cœur de celui dont elle est aimée.
finir la lecture ICIsource: http://annefrancoisekavauvea.blogspot.com/2011/03/odeurs-de-saintete-gabriel-banez-la.htmlmerci anne-françoise, je n'ai pas pu m'arrêter avant. elle est tellement belle ta chronique, que la couper en morceaux m'a fait mal au coeur.
j'ai quand même laissé le dernier paragraphe chez toi.
merci encore d'être et la personne et la lectrice que tu es.