Giovanni Battista Tiepolo (Venise, 1696-Madrid, 1770),
Allégorie des planètes et des continents, 1752.
Huile sur toile, 185,4 x 139,4 cm,
New-York, Metropolitan Museum of Art.
Jamais je n’aurais imaginé qu’il me serait un jour donné de chroniquer ce disque, fidèle compagnon depuis bien des années que la mode des rééditions vient de ramener heureusement sur le devant de la scène. Il faut remercier Glossa de reprendre le fonds dédié aux productions de la Schola Cantorum Basiliensis laissé en jachère par Harmonia Mundi, son éditeur original, et de nous rendre un enregistrement qui, en 2004, avait marqué les débuts éclatants d’un ensemble hélas surtout cantonné aujourd’hui à un rôle de faire-valoir dans des productions opératiques, La Cetra Barockorchester.
Le parcours de Giuseppe Antonio Brescianello est semblable en bien des points à celui de nombreux musiciens ayant quitté, depuis le XVIIe siècle, leur Italie natale pour tenter de s’établir, avec des fortunes diverses (songez à Vivaldi, mort dans la misère à Vienne en 1741), en Allemagne ou en Autriche. Né à Bologne vers 1690, c’est de Venise qu’il arrive à Munich en 1715 en qualité de violoniste à la cour de l’électeur de Bavière, avant, dès l’année suivante, de rejoindre celle d’Eberhard Ludwig, dixième duc de Wurtemberg, à Stuttgart, où il prend la succession, à sa mort, du brillant Kappellmeister Johann Christoph Pez (1664-1716, à découvrir au travers d’un excellent enregistrement des Muffatti, chez Ramée). Il tente de s’y imposer comme compositeur d’opéra, mais en vain ; il ne parvient pas, en effet, à faire représenter sa pastorale Tisbe (c.1717-18) à l’opéra de Stuttgart, puis le très célèbre compositeur lyrique Reinhard Keiser (1674-1739) complote contre lui, lors de son séjour dans la cité en 1719-1720, afin de lui ravir sa place à la cour. Malgré ces déboires, Brescianello est nommé Ober-Kapellmeister dès 1721. La situation financière de la cour se dégrade néanmoins au fil des années et le musicien est congédié en 1737, probable raison pour laquelle il publie, dès l’année suivante à Amsterdam, son seul recueil de musique imprimée (Concerti et Sinphonie, opus 1). Réintégré dans ses fonctions en 1744, il meurt à Stuttgart en 1758.
Si on ignore tout de sa formation, les concertos de Brescianello prouvent qu’il connaît indubitablement la musique de Vivaldi et que, loin de se contenter de l’imiter servilement, il en a assimilé les tournures comme l’esprit, se permettant même le luxe, ainsi qu’en atteste la cadence, écrite par le compositeur, de l’Allegro final du Concerto en sol mineur, de citer de façon presque textuelle et peut-être facétieuse son modèle. Mais une œuvre comme l’Ouverture en sol mineur montre qu’il est également parfaitement en mesure de se couler dans le moule du vermischter Geschmack, ce style « international » où se mêlent la fluidité mélodique italienne, la solennité française, les élaborations contrapuntiques allemandes, et qui, de Georg Muffat (1653-1704) à Georg Philipp Telemann, en passant par Johann Sebastian Bach, connaît une incroyable floraison en territoires germaniques durant la première moitié du XVIIIe siècle. Conjuguant invention mélodique et virtuosité, la musique de Brescianello possède une sensualité et un sens de la couleur qui la distinguent du tout-venant de son époque et la rendent immédiatement attachante.
Quitte à ce que j’écris paraisse terriblement banal, nul autre mot que celui de jeunesse ne me paraît plus propre à définir la sensation qui s’empare, pour ne plus le lâcher ensuite, de l’auditeur dès les premiers accords de la Sinfonia en fa majeur qui ouvre le disque. Il y a dans l’orchestre dirigé par deux instrumentistes de tout premier plan, le premier violon David Plantier (photographie ci-dessous), par ailleurs très sollicité en qualité de soliste dans les concertos, et le claveciniste Vaclav Luks, une façon d’investir et, au sens propre du terme, d’animer la musique de Brescianello, une envie de mettre toutes ses forces pour la servir qui ne trompent pas et que l’on aimerait retrouver aujourd’hui à ce degré d’incandescence chez tous les jeunes ensembles qui ont la chance de voir leur travail confié au disque. Autres temps, autres mœurs ? Probablement, et autorisez-moi à penser que c’est dommage. N’allez cependant pas imaginer que l’esprit de jeunesse qui préside à cette réalisation soit, pour autant, synonyme d’inexpérience. Vous chercherez en vain le moindre accroc technique ou la plus petite baisse de tension dans ce festival de rythmes impeccablement tenus et de couleurs chatoyantes ; la fougue marche ici main dans la main avec une maîtrise proprement stupéfiante. Rien n’a été laissé au hasard dans l’approche des œuvres qui composent ce programme et cette extrême attention fait de chacune d’elles plus qu’une excellente pièce d’un compositeur manifestement doué, un moment d’exception. Écoutez seulement l’équilibre obtenu entre des mouvements rapides enlevés sans jamais une once de brutalité, y compris quand ils trépignent (Allegro de la Sinfonia en ré majeur) ou explosent (Rigaudon de l’Ouverture en sol mineur), et des mouvements lents qui jamais ne font l’économie de la tendresse (Adagio du Concerto en si majeur), voire de l’intériorité, et auxquels les musiciens accordent tout l’espace dont ils ont besoin pour respirer et chanter. Conjuguer à ce point énergie et lyrisme en faisant qu’ils se nourrissent mutuellement est la marque d’une approche à la fois instinctive et mûrie devant laquelle on ne peut que s’incliner. La Chaconne en la majeur qui le clôt offre, à mon sens, un excellent résumé de cet enregistrement époustouflant ; impeccablement chorégraphiée, portée par une pulsation véritablement physique, la pièce semble dérouler ses volutes sur un fil extrêmement ténu entre sourire radieux et mélancolie diffuse, faisant naître chez l’auditeur un sentiment assez captivant d’ambiguïté, qui ne se dissipera d’ailleurs pas complètement avec les ultimes notes.
Il arrive parfois que le temps dissipe la magie des disques et que leur réécoute laisse au cœur un cruel sentiment de vide ; ce n’est assurément pas le cas de celui que La Cetra Barockorchester consacre à Brescianello. Enthousiasmant hier, il s’impose toujours aujourd’hui comme un pilier incontournable de toute discothèque de musique baroque instrumentale et, à mon sens, comme une des meilleures réalisations pour en donner le goût à ceux qui ne la connaîtraient pas encore. Si vous aviez manqué sa première parution, il y a sept ans, je ne peux que vous conseiller de vous procurer d’urgence cet enregistrement sur lequel toutes les bonnes fées musiciennes semblent s’être penchées.
Giuseppe Antonio Brescianello (c.1690-1758), Concerti, Sinfonie, Ouverture
La Cetra Barockorchester Basel
David Plantier, premier violon & direction
Vaclav Luks, clavecin & direction
1 CD [durée totale : 65’17”] Glossa GCD 922506. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Concerto n°4 en mi mineur pour violon, cordes & basse continue :
[I] Allegro
2. Concerto en si majeur pour violon, basson, cordes & basse continue :
[II] Adagio
3. Concerto en sol mineur pour violon, hautbois, cordes & basse continue :
[III] Allegro
4. Chaconne en la majeur pour 2 violons, 2 altos & basse continue
Illustrations complémentaires :
Jan Kupecky (Pezinok ?, Bohême, c.1667-Nuremberg, 1740), Jeune homme au violon, c.1690-1700. Huile sur toile, 89,5 x 72 cm, Budapest, Musée des Beaux-Arts.
La photographie de David Plantier est tirée du site des Plaisirs du Parnasse.