Partisans occitans.
Longtemps, l’insurrection des Tuchins, entre 1381 et 1384, ne fut considérée par les historiens que comme une révolte de marginaux poussés par la misère. Et le terme de Tuchin resta longtemps chargé d'opprobre puisqu'un auteur du xvi siècle a pu noter que « encore aujourd'hui nos Provençaux appellent les valets de cartes Tuchins en hayne de cette race de voleurs et canaille de gens ».
Si l’on s’en tient à une stricte étymologie, le Tuchin est celui qui tient la « touche », ce qui a pu amener à qualifier ceux-ci de « fugitifs qui tiennent le maquis » et à enraciner cette image de maquisards occitans. Le Tuchin est aussi celui qui prend les armes à l’instar du brigand et enfin celui qui tente de s’opposer aux razzias des compagnies selon des modalités qui semblent proches des « partisans ».
Mais le tuchinat est avant tout la manifestation d’une solidarité villageoise élémentaire à l’encontre des menaces que font peser depuis les années 1360 les courses des routiers et autres gens d’armes, de quelque bord qu’ils puissent être.
Aux yeux des paysans, la différence entre les compagnies anglo-gasconnes et les armées royales était d’autant moins nette qu’elles adoptaient le même comportement vis-à-vis de la population civile et que l’habitude se prit, en Languedoc plus qu’ailleurs, de retenir au service du Roi de France des capitaines de compagnie.
Le Tuchinat calqua son organisation sur les structures qui permettaient à chaque communauté d’assurer la défense de son territoire et, de ce fait, il se présente comme la poursuite des diverses stratégies de lutte élaborées par les villageois au cours de la Guerre de Cent Ans.
Le combat contre les Compagnies.
En effet, vers 1380, les Languedociens comprirent que le combat contre les compagnies ne pouvait être mené efficacement que s’il dépassait le cadre strictement défensif de l’appel aux voisins en cas d’attaque soudaine.
Pour ne prendre qu’un seul exemple, lorsqu’en 1361, des membres de la Grande Compagnie lancèrent un raid sur le petit village de Chusclan, ils réussirent dans un premier temps à s’emparer d’une grande quantité de bétail. Cependant, les villageois s’armèrent, tuèrent l’un des routiers et parvinrent à récupérer la majeure partie de leur bien. Mais un tel comportement ne pouvait être qu’une réponse ponctuelle et parfois dérisoire à la menace permanente que faisaient peser sur les communautés villageoises les raids perpétrés par les compagnies.
Dans la sénéchaussée de Beaucaire, le groupe de Tuchins le plus actif qu’il soit possible de repérer se constitua autour de Bagnols-sur-Cèze. Il regroupa assez vite quatre compagnies d’une trentaine de membres au maximum et disposant d’une certaine autonomie de commandement et d’action.
La répartition des compagnons entre ces quatre compagnies laisse deviner un recrutement obéissant à une logique géographique et s’appuyant sur des liens de voisinage antérieurs au mouvement. En effet, tandis que les hommes originaires des localités situées à l’est de la viguerie de Bagnols-sur-Cèze se rangent sous la bannière de Verchière, lui-même issu de Vénéjan, les compagnons provenant des villages de l’ouest de cette viguerie s’intègrent dans les rangs du groupe commandé par Bernard Régis qui réside à Saint-Michel-d’Euzet. Enfin, les deux autres compagnies, dirigées par Vachon et Ferragut, privilégient un recrutement plus méridional puisque leurs hommes sont originaires de la région d’Uzès.
Pour nombre d’individus, la participation à la révolte reste en effet occasionnelle et entrecoupée de longues périodes de travail, qu’il s’agisse de curer les fossés de la ville de Bagnols-sur-Cèze pour le compte des procureurs de la ville ou de se louer à des propriétaires terriens à l’occasion des moissons ou des vendanges.
Démonstration de force.
Bernard Régis, Vachon, Verchière et Ferragut choisirent pour leur démonstration de force un jour où Guillaume de Beaufort, Comte d’Alès, Vicomte de Turenne et Seigneur de Bagnols-sur-Cèze, se trouvait précisément dans la ville. Ils firent alors défiler leurs hommes, équipés et armés, au son du tambour et des trompettes, bannières déployées, revêtus de la jaque blanche que serrait un cordon rouge, et occupèrent la grande rue qui conduisait jusqu’à l’église paroissiale et à la principale place de la cité.
La démonstration de force des Tuchins conduit Guillaume de Beaufort à venir à eux. Il n’hésite pas en effet à entamer le dialogue avec Verchière, l’un des anciens officiers de son père devenu capitaine tuchin : à ce rebelle qui lui assure que l’action de ses hommes n’est pas dirigée contre lui – et le Tuchinat ne semble effectivement pas un mouvement anti-seigneurial –, il répond qu’il n’en a pas douté un instant et va même jusqu’à dire publiquement que les compagnons agissaient bien.
Le verre de vin.
La création de cet espace de familiarité à l’initiative du vicomte de Turenne surprend d’autant plus que le seigneur de Bagnols-sur-Cèze, pourtant nommé par le duc de Berry capitaine général de la sénéchaussée de Beaucaire et chargé de lutter contre les Tuchins, la prolonge par une invitation lancée aux quatre capitaines présents dans la ville à partager avec lui un verre de vin dans sa propre demeure.
Ferragut déclina ostensiblement cette invitation. Ce refus est très certainement un signe de défiance vis-à-vis de celui qui représente l’autorité du duc de Berry dans la région mais il est sans doute aussi l’indice du refus de la transgression de règles sociales non-écrites qui interdisent la célébration de rites de convivialité entre inégaux.
« Prendre un pot », cet acte fondateur de la sociabilité villageoise, ne peut précisément se faire qu’entre soi, entre frères ou compagnons qui partagent les mêmes valeurs. Frère Guillaume Vital, du couvent des Frères Mineurs de Bagnols-sur-Cèze, ne dit pas autre chose lorsqu’il relate que, croisant par hasard au détour d’un chemin, son ancien confrère Jean de Ferran, franciscain défroqué qui avait rejoint les Tuchins, ce dernier le salua et l’invita boire à un verre, car il le connaissait.
C’est bien la connaissance de l’autre et sa fréquentation antérieure qui rendent possible ce partage de la boisson qui ne saurait suffire en lui-même à créer une relation d’amitié.
Un autre épisode signale les enjeux fondamentaux qui se nouent autour de l’offre et de l’acceptation ou non du verre de vin.
Un jour que Verchière et Ferragut, escortés par plusieurs "boni homines" de Bagnols-sur-Cèze se rendaient dans cette ville pour une conférence de paix avec les envoyés du duc de Berry, ils firent une halte dans le village de Saint-Paulet-de-Caisson où ils furent accueillis par Pierre Gaydell. Ce noble, officier du vicomte de Turenne et ancien capitaine de Bagnols-sur-Cèze pour le compte de ce dernier, offrit aux chefs tuchins un verre de son vin blanc qu’ils acceptèrent.
Mais Verchière, après l’avoir goûté, refusa d’en boire davantage, déclarant publiquement qu’il n’était pas bon.
Offrir à boire constitue toujours un geste de bienvenue et, a contrario, refuser le verre de vin qui vous est tendu est une grave offense qui, en temps ordinaire, met en danger la vie de celui qui accomplit un tel geste. Ainsi que l’attestent de nombreuses lettres de rémission, celui qui repousse le verre de vin qui lui est tendu s’exclut de facto d’une communauté en devenir en négligeant d’adhérer à l’un de ses rites fondateurs.
Il devient en conséquence un individu isolé que ne protègent plus les règles élémentaires de la solidarité villageoise et expose son corps à la violence des autres.
Or le rituel qui se met en place est exactement inverse puisque, en rejetant l’offre qui lui est faite, Verchière accomplit un geste qui le rapproche de ses compagnons et le démarque de toute complicité avec un officier du vicomte de Turenne.