Magazine Poésie

Linda -- Chapitre 3

Par Volodia

Le lendemain je me lève tôt, dans la mesure où je ne me suis pas couché. A l'aube le ridicule ne rend pas plus fort. Mais je suis vivant. D'emblée j'annule toute idée de me rendre à la muscu. Je sens déjà qu'assurer au boulot sera délicat. L'alcool circule encore sournoisement dans mes veines, et tandis que lentement il reflue, le simulacre de lucidité qui m'assaille n'aide en rien. Qu'ai-je toujours à boire ainsi ? Est-ce pour guérir le mal ? Est-ce que le remède est le mal ? Stupide Baudelairien de baudruche, je me pose ces questions en me faisant un café. Il n'y aura pas de première cigarette parce que je ne suis pas parvenu à identifier la dernière. Mike Babel a formulé de manière presque parfaite, et mieux que je ne pourrai jamais le faire (je suis d'ailleurs jaloux) cette raison, ce besoin de boire :[l'alcool] « chez moi c'est comme si ça me ramenait sur Terre ». C'est exactement cela. C'est aussi comme cela que fonctionnent les addictions. Et puis il y a aussi Bukowski qui écrivait « C'est ça le problème avec la gnôle, songeai-je en me servant un verre. S'il se passe un truc moche, on boit pour essayer d'oublier; s'il se passe un truc chouette, on boit pour le fêter, et s'il ne se passe rien, on boit pour qu'il se passe quelque chose ». Je ne sais pas si j'essaie plutôt d'oublier ou de faire qu'il se passe quelque chose. Je ne sais pas non plus si je suis fatigué, affamé... Je sens seulement les deux traces parallèles, dont ne restent que le sel, de ma détresse nocturne sur mes joues lasses. Sentir ces traces en esquissant un sourire triste, jaune, fait mal à ma peau sèche et plus bas dans le coffre de mes côtes. Alors j'allume une cigarette alibi tandis qu'à nouveau mes épaules sont secouées par cela qui vient de loin, d'ailleurs, de Portland peut-être, mais cela pourrait venir de Beijing, de Lisboa, cela m'irait taillant l'âme la même chose, avec la même exacte régularité de métronome dans le passage des heures et mes changements d'humeurs. Une larme s'écrase juste au-dessus du filtre et, voulant tapoter mes cendres par terre, je casse la cigarette. Mes pleurs redoublent. Me rappellent Linda pleurant devant le gant qu'elle vient de laisser chuter sur le sol enneigé ; me rappellent Linda pleurant devant son verre de Bailey's répandu sur son MacBook Pro vieux d'une semaine à peine... Me rappellent les consolations. Ma tristesse se fait rage contenue dans la flamme de la tige de rechange que je viens de mettre à ma bouche. Je jongle, fais un petit numéro d'équilibriste, hésite à lui envoyer un message. Mes précédents chagrins d'amour n'étaient rien – parce que je n'avais rien. Dans quelque sens que je retourne cette idée, elle m'est douloureuse ; j'aurais voulu souffrir ainsi pour toutes les autres, je ne voudrais pas souffrir ainsi pour Linda ; j'aimerais surtout avoir déjà souffert et être au-delà, qu'importe le degré, les titres, les noms, les lieux. Seulement avoir quitté cette zone de guerre, rejoint la verte, mais aussi la bleue, l'arc-en-ciel que je photographiais lorsque je marchais avec Ali, Lydie et Linda et que tous se moquaient de moi. Je songe que j'ai déjà fait ce deuil, pendant un mois, dont l'apogée avait été Montreux-Territet ; ha si je pouvais non pas m'en souvenir mais m'en imprégner, m'en enduire, en faire l'onguent et la carapace, la résurrection peut-être. Mais ce deuil était un deuil en avance, factice – une mascarade orchestrée par Linda. Sous la douche, ma main tente une approche furtive vers ma position retranchée, mais je stoppe son avancée avant qu'il ne soit trop tard pour repousser l'agresseur. Je n'ai nulle envie de révélations.
Je pars bien en avance pour mon travail, prends le bus que je prenais avec Linda lorsqu'elle habitait Marin – ces transports, ces lieux, ces instants, ces lumières, ne voudraient-il pas cesser un instant d'être le visage de Linda, son reflet dans la vitre d'un ICN en gare de Lausanne, son sourire devant mes pitreries à Bâle, son souffle sur ma nuque dans tous les lits qu'on a connus et me foutre la paix une journée, une seule, je ne demande que pour celle-là, promis. Cette nuit blanche t'as tué mon vieux je pense. Comme j'ai pas mal de temps devant moi, je m'achète à la Migros où j'allais faire les courses avec Linda lorsqu'elle logeait Avenue de la Gare un RedBull que je bois doucement, contemplant l'arrivé désordonnée des palpitations dans mon coeur tout en aspirant tranquillement mon cyanure. Au McDonald's j'évite la catastrophe malgré mon manque de concentration. Je reluque Raluca. Sa chemise de travail camoufle ses dunes mais pour l'avoir vue en civil je sais qu'il s'y trouve un joli terrain de jeu. J'aime bien ses fesses, aussi. Son visage est aujourd'hui amoché par une sale bouchère mais je pourrais faire abstraction, je me dis. Ses cheveux sont auburn et me plaisent. Je me suis récemment fait la réflexion que la prochaine ne pourrait pas être blonde ; déjà parce que j'en ai marre des blondes, puis parce que j'aimerais simplement changer ; mais surtout parce qu'attendant la nouvelle devant je ne sais quelle école, faculté, bar, une cigarette à l'horizontale calée dans mon rictus et une canette à demi-vide et sans gaz à la main droite, je risquerais de confondre la blondasse du moment avec Linda, une Linda qui reviendrait vers moi avec sa grâce vaguement pataude, de garçon presque, mais naturelle, tordant un peu le cul sans en avoir l'air et me cherchant du regard. C'est pour éviter cette tragédie que j'ai pris la décision officielle de décrocher une noiraude ou une brune. Qu'on se le dise. Absorbé par ces considérations sur le physique de Raluca – que Edu appelle Dracula, de laquelle Félix se ferait bien sucer pas que le sang – j'oublie les deux commandes de BigTasty grill et rajoute les oignons que le client ne désirait pas. Tout est à recommencer. Tout est à recommencer. La phrase percute le reste de mon cerveau dévoré par l'alcool et le manque de sommeil ; je réalise sa portée ; je réalise la timidité de Raluca, la mienne. Tout est à recommencer et je n'ai pas la force. Que reste-t-il à un type qui n'a même pas la force ? Alors je me dis que Linda avait raison, par-delà sa froideur, ses sales tours, sa conspiration avec ma mère. J'ai dû perdre de cette essence, de ce truc essentiel. Coma artificiel dans son lit double et ivresses intruses comme des maitresses. Je fais tomber les quatre BigMacs dont je venais de retirer les viandes du grill en voulant les donner à l'emballeur. Je demande au manager si je peux aller fumer une cigarette. Je passe aux toilettes, pisse, me gratte les burnes d'un geste qui ressemble à celui que l'on fait lorsqu'on veut chasser une mouche. J'allume ma Pall Mall et me lance dans une étude empirique sur la consommation de tabac des employés, la provenance de celui-là, les marques. Dans le cendrier il y a la Pall Mall que j'ai fumé avant de commencer, deux Winston rouges, trois Winston bleues, une Camel et deux Marlboro rouges. Dans ma vie il y avait Linda et maintenant il n'y a rien.
Je ressors du taff sueur au visage, mains poisseuses. 1643. Temps gris. J'ai géré. Je passe vite fait à la Coop, achète quelques bières pour tout de suite et des clopes. Ma vie est un livre de comptes imbécile. Mon cerveau un sale archiviste. Mon foie un mec qui bosse à la chaîne. Mon sexe un manutentionnaire. Je vais m'assoir au port, tout au bout de la jetée. Je cherche le jeu de mot qui ferait de moi ou de Linda la jetée, ou peut-être d'un énième mégot qui s'en irait grésiller dans l'eau trop loin de moi pour que je l'entende, mais je saurais son grésillement et il serait le mien. Aujourd'hui fait partie des jours où il n'y a pas besoin de méthode. Je n'ai pas encore mangé. Deux bières et je suis parti. Je mélange ; au shaker le vrai, les rêves récents, les soirées (qui ne sont pas vraiment le vrai), les récits. La nuit blanche semble très irréelle ; ce que j'y ai écrit aussi. Ce joli pot-pourri a la senteur du Chanel N°5 de Linda. Je fantasme un peu entre deux cigarettes. J'hésite à rendre visite à Todd mais cela m'embête d'y aller sans nouvelles de l'atelier. Alors je ne fais rien et entame la troisième en sachant qu'il s'agit sans doute du point de non-retour. Il ne me restera rien ensuite. Nulle activité ne sera possible que la peine, puis peut-être, par chance, l'oubli du blackout. Je regarde le minuscule phare en face, de l'autre côté de l'entrée du port. Je crois encore voir Linda coude appuyé contre le métal, posant pour moi. Ce fantôme colle plus sûrement à ma peau que la friture et l'haleine alcoolisée que je traîne depuis une petite semaine. Je constate tristement que je suis à court d'images, de métaphores. Le ciel se découvre et un peu de soleil s'immisce par l'interstice entre mes yeux et mes lunettes noires. Je cligne. Dans le clignotement, la légère extinction des feux, il y a le déclic du réflex que je lui ai offert juste avant qu'elle me plaque et nos nus artistiques et lorsque je rouvre les yeux je me vois contraint d'enclencher les essuies-glace. J'ouvre la quatrième, un quart d'heure passe. Je pense à En attendant Godot. Samuel avait presque tout juste. Cela manquait seulement d'amour et de vodka. Puis là je n'attends carrément plus rien.
1837. Les magasins ferment. Mes mains se rident d'être sèches, sans eau. Je suis chié d'avoir bu. Sans résultat tangible. Je me secoue et monte à la gare, vais au Pronto. Je m'achète des cordons bleus et des épinards à la crème surgelés. Parce qu'il y en a marre de jeûner ; d'être vieux. Sans vraiment y penser je demande à l'albanais aux oreilles décollées qui tient lieu de caissier, mais qui ferait mieux d'aller sur une terrasse pour causer avec son collègue quoi merde, une bouteille de Smirnoff blanche. Je l'attaque pure dans le bus qui me ramène chez moi. Je n'ai pas encore de système de vidéosurveillance dans mon studio, je ne peux donc pas vraiment certifier les faits suivants, mais... je me fais cuire deux cordons bleus avec pas mal d'huile et réchauffe les épinards dans une casserole sale avec des restes de riz collés au fond. Je bouffe comme un automate. J'ai dû comater un bon moment ensuite, parce que quand je recommence à comprendre quelque chose je suis nu, du precum pendouille de mon sexe, mon fusil d'assaut gise démonté au sol et il est 2251. Je prends une Grals, ma trousse, m'habille, nettoie Natacha, la graisse, la remonte. Je me sens mieux dans cet ordre nouvellement établi. J'ai soudain envie de voir Todd, aussi je me grouille d'aller prendre le dernier bus pour la Place Pury.
En chemin je rajoute un déci de vodka sur le déci et demi précédent. J'écoute Eminem. Je tombe sur White America à la hauteur de la faculté de droit. Coup double. Son ancienne fac, son voyage. Sur le plateau du Scrabble de ma souffrance, les points du mots haine se voient multipliés par trois, l'emportent presque par KO. Et cette haine me submerge, haine dissoute dans la vodka, imprécise, qui étire ses tentacules comme un aveugle agite sa canne au bord du trottoir, je dois être le bord du trottoir ou crever contre, et ces tentacules de s'étendre pour traitreusement dépasser les limites de mon corps affalé sur le siège comme une chiure de pigeon, de prendre de force la ville et le ciel obscur pour l'obscurcir encore. Dans le froissement d'un rideau gigantesque, invisible mais opaque, oeuvre d'un Cristo sublimé, qui recouvre les rues, les bâtiments, d'un tissu identique à eux-mêmes, mais différent comme Linda, mes nerfs oculaires sont pris d'un tremblement et mes muscles idem. Et puis j'avais écrit « que ton avion se casse la gueule / je me ferai une raison / que tu poses le pied / sur le continent / je pourrai encore labourer, âne, abruti, / ce champ stérile / ta petite blouse de midinette / et tous les hôpitaux », je prends mon moleskine, trace rageusement les quatre derniers vers et écris par-dessus d'une écriture fortement diminuée par l'alcool « que tu prennes ta bite de ricain pétasse » et voilà le bus contournant la Banque Cantonale et s'arrêtant un instant après à Pury. Pour être juste, tout en ratant une marche et m'écrasant la face contre l'automate à billets, brisant la cigarette que j'avais à la bouche dans ma chute, je me dis, elle a fait ce que finalement tu te souhaites mec. Oui mais quand ? Qui t'as dit que ? Je ramasse le bout de ma clope et l'allume quand même. Comment tu veux tirer une meuf pour tirer une meuf alors que t'aimes une autre mais que tu peux rien espérer d'elle parce que justement là elle est plus du même camp puisque sa teuch ben... Je titube quelques centaines de mètres jusqu'à chez Todd, en-dessous du château – je ne parviendrai sans doute jamais à me rappeler le nom de la rue – ce lieu fait partie des lieux qu'on ne visite qu'ivre et qui ainsi ont une location très relative – en pilote automatique, m'appliquant à tuer par de petites gorgées bien ciblées le reste des processus de mon esprit.
J'arrive chez Todd avec le sentiment de satisfaction qui accompagne le travail bien fait. L'anesthésie est totale. J'ai trouvé la baraque du deuxième coup. Que de succès ! Lotto, cocu sans femme, trou de balle bordé de nouilles. Ouais enfin bordé de n'importe quoi. J'allume une clope – j'ai bien réduit le rythme, l'ivresse fait oublier de fumer passé un certain stade et aussi un certain nombre de paquets – et pousse la porte du hall d'entrée, par chance ouverte. La porte n'est pas lourde, ni dure à mouvoir, et en m'appuyant du restant de ma force, je tombe presque sous son manque de résistance. La main courante devient ma meilleure pote pendant trois étages entrecoupés de deux entre-paliers et la dernière volée de marches me déroule le tapis rouge dans les pieds, ce qui fait que fatalement mes genoux reprennent bien. Dans la foulée j'expérimente la plus grosse déception de ma vie puisque la sonnette, mes coups à la porte, mes cris, ne font pas sortir Todd de sa tanière. L'immeuble est tellement mort que même aucun voisin ne daigne venir m'engueuler pour mon tapage. Je descends sans parachute ce fils de pute d'escalier. Miraculé vers les boites aux lettres, je m'arrête pour souffler, me masser un peu les articulations. Des bruits tantôt sourds tantôt très clairs parviennent à mes oreilles. La cave. Je n'y avais pas pensé. Ce qui signifie d'une certaine manière qu'au moins, je suis plutôt cohérent à cette heure-là.
Todd sculpte à la lueur de la lampe militaire. Sa pilosité hirsute s'écrase contre la paroi sale et inégale en une ombre ignoble. Le diable au travail, je pense. Je lui demande ce qu'il fout.
_ Tu vois vraiment pas ce que je fous ? T'as d'la merde dans les yeux, petit. Ca fait plaisir de te voir. Un coup de rouge ?
Il pose ses outils et me tend une bouteille qu'il a sélectionnée parmi un tas de cadavres vert foncé dans la faible lumière. Je lui montre ma vodka, décline. Je décline. Je suis en chute libre. Demain le fond ?
_ Comme tu veux. J'sais que tu l'aimes pas mon rouge. Mais viens voir, j'ai bien avancé, petit.
Je lui demande s'il n'a pas remarqué que j'étais grand. J'ai peu d'empathie dans l'ivresse. Tu y vois quelque chose dans toutes ces ombres, j'ajoute.
_ Ouais ça va... C'est pas simple mais j'crois qu'j'sais c'que j'fais. Pis j'y vais mollo quoi, je dégrossis un poil c'est tout. Mais regarde voir, ç'va te plaire mon grand.
Ta gueule, je fais. Je m'approche. La tête n'est plus ce bloc épais ; ce n'est pas encore Linda non plus. Cela s'en approche. Je regarde fixement. Les joues, la petite bouche, les lèvres un peu pincées. Au-dessus, le nez n'est pas dégagé de l'étreinte de la pierre. Je pense à de toutes autres étreintes... Vertige au sens double. Je lève les yeux, accroche ceux de Todd, qui semble attendre un commentaire de ma part. Je cherche, ne trouve pas mes mots, ma base de données m'envoie des messages d'erreur perturbés, -bant, rien de valable. Comment tu sais ? Todd a un regard indéchiffrable qui un instant me fait croire qu'il sait. Je ne peux que me replier dans un fidéisme aveugle et n'en plus parler. Il sait. Cela suffit. Puis mon cerveau reprend le dessus et je comprends qu'un personnage comme Todd doit avoir cette expression lorsqu'il ne sait pas mais fait comme si. Un petit doute résiste à ma réflexion. Je le noie d'une longue gorgée. Il se débat comme un chiot surnuméraire à qui l'on veut ôter la vie. Je ne me sens pas d'humeur et lâche l'affaire, permettant à ma légère hésitation de subsister. Je me replonge dans la contemplation de ce visage de pierre ; je sens la défaillance de ma raison prendre racine, par-là. Je sais déjà que lorsque la statue sera dressée elle se fera arbre. Je ferais bien de mettre la main sur une tronçonneuse avant l'automne.
Et puis plus je... plus je me demande si Todd n'a pas sculpté sa tumeur également. Je crois la voir, là, dans le haut du crâne qui n'est encore qu'un rocher. Oui, ce doit être cela. Des fantômes défilent ; dans les couloirs, en vrac, foule compacte, souvenirs, inventions et fantasmes m'attendent au contour et m'assassine. Putain, je dis. Le tube de l'IRM, une chatte géante qui serait l'univers, les images que je n'ai jamais vues et dont je n'aurai jamais besoin, le deuil figuré ici par un train filant vite comme la douleur... et le reste. Je me rentre, je dis à Todd.
_ Attend voir ! J'sais pas c'que t'as là mais t'as pas beau en tout cas. Pose-toi un coup ça va passer. Tu d'vrais pas boire cette merde, t'crois pas ? Viens on fume une clope-
On va chez lui. Todd me porte à moitié. Je sens sa force, son souffle rauque et puissant. Une véritable forge. Le carnaval dans mon crâne s'est fait très bruyant, intenable. L'angoisse monte à mesure que l'on monte. Un mauvais café dans une cafetière italienne. Une machine à vapeur lancée, folle, et moi en boutoir sous les coups. Il me dépose sur une chaise en rotin, me tend une Brunette qu'il finit par me coincer dans la bouche parce que je n'ai esquissé aucun geste, me l'allume. La bouteille de vodka pend dangereusement au bout de mon bras. J'aspire machinalement, m'étouffe un peu. Je me rappelle ces semaines d'attente terribles. Linda et sa tumeur. Comment j'avais mal à travers les heures, chacune comme un dard, comme des banderilles avant la finale. L'idée de la perdre... combien superbement elle me mentait. Mes journées étaient consacrées à deux uniques projets : profiter pleinement des possibles derniers jours avec elle ; me préparer peu à peu à la perte définitive, irréparable. De diagnostic en diagnostic en m'avait promené, chien en laisse, de lieux en lieux et d'humeurs en humeurs, avec ces larmes, ce bonheur indicibles. Sûr qu'on savait prendre du bon temps alors... et puis je n'étais pas médecin et mes recherches ne permettaient ni d'infirmer ni de confirmer ses déclarations en constante mutation, ondulant dans l'herbe de son histoire comme un serpent, l'Eden, la Chute, tout ça c'était pour ma pomme. Ha, Bibi a bien trinqué ce mois-là. Heureusement Antoine m'avait finalement délivré de ces affres et Linda avait craché les pépins. Ce qui en a germé dans mon âme est sombre et encore là. On ne peut faire le deuil de l'être aimé en avance ; plus encore, on ne peut essayer de toutes ses forces et être le même homme ensuite lorsqu'on apprend qu'il s'agissait d'une farce – je dis farce, mais c'est malédiction fausse, tragédie orchestrée de main de maitre. Oh, je l'avais déjà frappée, elle aussi, on avait déjà joué du couteau, du fouet, de l'amour sale à cette époque. Anxieux – quel euphémisme ! – comme Anakin au début de cette affaire, je me souviens m'être parfois surpris à souhaiter son départ éternel. Pour que la souffrance cesse. Mais aussi parce que quoi de plus beau que cette damnation lorsqu'on a été un adolescent morbide, attiré par le noir et l'absolu ? Je me souviens hurlant de toute ma voix sur ma mère, Linda va mourir alors va te faire foutre. Et c'était ça le piège. L'intrigue de Linda donnait ce relief, cette concision à la vie. C'est là que le mot farce revient. Ce qui a été brisé, concassé, réduit en poussière ce mois-là, c'est justement cet absolu. Aux aveux, d'un battement de cil, d'une énorme baffe dans ma gueule, je suis redevenu un mec banal, sans projets ni croyances. Parce que croire à quoi que ce soit après cela tenait de l'impossible, d'une hypocrisie mentale repoussante. La Brunette brûle ma lèvre. Je la lâche comme j'ai lâché Linda après cela. Comme un petit oiseau que l'on aurait soigné l'hiver durant et qui s'envolerait au printemps avec des airs d'hippogriffe. On se sent un peu con. On voudrait prendre lance et écu, enfourcher son dragon et pourfendre le vil usurpateur. Je porte toujours cette déchirure et me demande si ce n'est pas ce que j'ai terriblement aimé chez Linda l'enchanteresse : son pouvoir d'évocation. Sa manie de me mentir sur tout, en tout temps, des plus grotesques inventions aux misérables détails. Oh je mentais pas mal aussi ; mais moi, je mentais. Elle c'était cette mythomane trop douée pour ma naïveté. Je me demande quand je me réveillerai tout à fait. Quand je comprendrai que trente-neuf mois ont été mon plus long roman, que ferai-je ? Formuler ainsi la question n'est pas exactement y donner la réponse mais déjà la prise de conscience. A la Bastille les Suisses s'étaient-ils rendus ou non ? Je ne sais plus. Mais je sais que de ce pan de mon jugement sur ce pan de vie, de ce pan de mur sur lequel je m'appuie pour ne pas chuter de mon siège, dépend un monde et ma vision de ce dernier. Je me demande si Linda n'a pas mérité quelque part mes mois d'immobilisme alcoolisé, d'indifférence notoire, de la même façon que j'ai bien reçu la rupture.
Donne-moi du rouge, je dis à Todd. Il m'offre un verre. Je bois. Je lui raconte Thun, Gruyères, Montreux-Territet, Lavey ; voyage de noces funèbres. Pleurs et rires mélangés en une pâte gluante mais limpide, dont on ne pouvait s'extirper mais à travers de laquelle on pouvait voir, quoi, la perte. Mon carnet plein de doutes que je jette dans l'Aar, Giger, la visite du château, la fondue, le retour à Territet – chaque trajet l'on tournait le dos à la marche du train. J'y voyais le symbole très précis de de notre regard tourné vers le passé parce que l'avenir n'était plus. Pink Floyd de nos premiers ébats et nos larmes communes. Mon paquet de Davidoff Gold sur une banquette. Mes canettes. J'étais déjà cet alcoolique et ce con et Linda remuait la mort et son idée. Je n'ai jamais eu d'angoisses liées à la mort étant enfant, adolescent. Ce soir-là à Territet, fumant seul en bas de l'hôtel, sous un orage d'été, j'ai senti le froid de l'absence et la mort et la peur m'a saisi et me tient encore. A Lavey on s'est baignés aux thermes sans que rien de cela ne soit lavé.
Je me lève, remercie Todd de m'avoir écouté, lui dis que je lui redonne des nouvelles pour l'atelier très bientôt. Il m'aide à descendre. Je le quitte sur un nouveau borborygme, m'allume une cigarette, fais cent mètres en avant et quinze de côté, écris à Linda un message d'insultes incohérent qui commence par « L'ai trouves un porte d'actrice pot toi » et rentre à pied avec Kim.


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