Où que l'esprit aille...

Publié le 04 mars 2011 par Anargala

Les idées évoluent, prospèrent ou bien meurent, comme les espèces. Observer les transformations d'un morceau de texte, d'une bonne locution, est une bonne manière d'en prendre conscience. Le vers mentionné dans un précédent billet a toute une histoire. Voici d'abord ce vers tel qu'il est mentionné dans Les principes (de chaque système philosophique) : une guirlande de joyaux (Tattvaratnāvalī) attribuée au grand érudit et "renonçant" (avadhûta) Advayavajra :

Où que l'esprit aille,

On doit le fixer à cet objet.

(Même) agité, où pourrait-il aller ?

Car tout, absolument tout, est cela !


Advayavajra attribue cette méthode de méditation à la branche Sākāravādin du Yogācāra. C'est "une méditation qui consiste à percevoir directement la non dualité de la multiplicité réelle (des phénomènes, sac-citra), une fois débarrassé de tous les concepts".

Le même vers est cité par Vīryaśrīmitra dans son commentaire au poème d'un des principaux disciples d'Advayavajra (Śūnyasamādhi : "Contemplation vide"), La Parfaite réalisation de la connaissance du réel (Tattvajñānasaṃsiddhi). Après avoir cité le même vers qu'Advayavajra, Vīryaśrīmitra ajoute cette autre stance :

Quel que soit le phénomène

Auquel l'esprit des hommes s'attache,

Ils s'identifient à lui,

Comme un joyau qui (revêt) toutes les formes.


Le premier de ces deux versets se retrouve dans le célèbre recueil śivaïte de méthodes d'éveil, le Vijñāna-bhairava-tantra, "instructions secrètes de Śiva" (śivopaniṣat) selon Abhinavagupta. Et dans le Vijñāna-bhairava (116) également :

Où que l'esprit aille,

A l'extérieur ou bien à l'intérieur, ma belle,

C'est là que s'actualise l'état ultime,

Car (il) imbibe tout.


Dans le Tantrāloka d'Abhinavagupta, on lit ceci :

Où que l'esprit aille,

C'est là qu'on doit le fixer.

(Même) agité, où cela te mènera-t-il,

Puisque tout est Śiva ?


Et dans la Tejobindu Upaniṣad (vers 35), un extrait d'un tantra perdu, ceci :

Où que l'esprit aille,

On y contemplera l'absolu.


Et dans la Prāṇatoṣiṇī, une compilation tantrique tardive (bengalie ?), ceci :

Quand l'identification au corps a disparue,

Quand on a l'expérience du Soi suprême,

Où que l'esprit aille,

C'est là que se trouvent les samādhis.


Et dans le Rudrayāmala Tantra (II, 45, 41a), ceci :

Où que l'esprit aille,

On deviendra identique à cela au même instant.


Et dans le Lakṣmī Tantra (43, 30b-31a), ceci :

Où que l'esprit aille,

C'est là qu'on doit méditer Lakṣmī.

(Même) agité, comment pourrait-il aller (ailleurs),

Puisque tout est cela ?


Pour en revenir au vers cité par Advayavajra et Vīryaśrīmitra, il se trouve aussi dans le Svacchanda Tantra, l'un des tantras les plus importants historiquement (IV, 313), avec Śiva eu lieu de "cela" (tat) :

Où que l'esprit aille,

C'est cet objet que l'on doit méditer.

(Même) agité, où pourrait-il aller,

Puisque tout est Śiva ?


Et je vous épargne les citations dans les commentaires...

Ah, et puis tant que j'y suis, le second vers cité par Vīryaśrīmitra a aussi des petits cousins. Par exemple, dans le commentaire de Kṣemarāja au Netra Tantra (III, 25) :

Quelle que soit la forme que l'adepte

Médite sans interruption,

Il s'identifiera à elle :

Le Seigneur est comme un joyau qui exauce les souhaits.


Mais il a aussi de purs jumeaux, comme dans le Parameśvarī Tantra (p. 40a)...

Bref, un bon vers est comme un gène avantageux : on finit par le retrouver dans différentes espèces.