Pour Thomas Piketty, professeur à l’Ecole d’économie de Paris et co-auteur du livre «Pour une révolution fiscale», cette réforme profite surtout à ceux qui détiennent déjà un patrimoine important, au détriment des classes moyennes.
La «réforme» consiste en gros à remplacer un cadeau aux plus riches par un autre cadeau aux plus riches… Le bouclier fiscal est supprimé, mais la piste qui semble se préciser aujourd’hui, c’est que l’argent qu’on va économiser avec cette suppression sera rendu à 300.000 contribuables à l’impôt sur la fortune.
L’une des pistes évoquées pour les en sortir [François Fillon n'a pas précisé de quelle façon seront sortis de l'ISF ces 300.000 contribuables, ndlr] est l’augmentation du seuil d’imposition de l’ISF. Il est actuellement de 800.000 euros et pourrait être relevé à 1,3 million d’euros.
Il s’agit d’un seuil de patrimoine imposable au sens de l’ISF, et non d’un seuil de patrimoine réel. Il faut y ajouter toutes sortes de niches fiscales et un abattement de 30% sur la résidence principale. En pratique, le seuil de patrimoine réel qu’il faut dépasser pour commencer à payer l’ISF est donc actuellement d’environ 1,2 million d’euros, et il passera dans la réforme proposée à 1,9 million d’euros. Et n’oublions pas que l’on peut bien sûr déduire les emprunts immobiliers.
Pour résumer, ce qu’annonce Fillon, c’est donc qu’il a de l’argent à distribuer pour ceux qui ont entre 1,2 et 1,9 millions d’euros de patrimoine… Mais en vérité la France n’a pas les moyens de telles largesses!
A qui profiterait la réforme? Qui néglige-t-elle?
Ce gouvernement bling-bling fait le choix des patrimoines déjà constitués et tourne le dos aux classes moyennes et aux jeunes.
Actuellement, même avec un bon salaire, 3000 euros par mois, 5000 euros par mois, ou même 10.000 euros par mois, les gens n’arrivent pas à devenir propriétaires à Paris. Ils aimeraient bien être imposables à l’ISF, mais ils restent souvent locataires toute leur vie! Et quand par miracle ils parviennent à acheter un appartement, il s’agit le plus souvent d’un appartement qui vaut au maximum 600.000 ou 900.000 euros, et ils se retrouvent avec un énorme emprunt sur le dos jusqu’à 50 ou 60 ans. Les gens qui n’héritent pas n’ont donc aucune chance de dépasser le seuil de 1,2 million d’euros pour être imposables à l’ISF, sauf peut-être à 60 ou 70 ans!
En gros, le gouvernement dit à toutes ces personnes qui n’ont que leur travail pour vivre: «Vous n’êtes pas ma priorité, je préfère consacrer mes maigres marges de manœuvre budgétaire à ceux qui possèdent déjà un patrimoine compris entre 1,2 et 1,9 millions d’euros». Autrement dit des gens qui sont déjà installés, qui sont d’une moyenne d’âge plutôt élevée. C’est une réforme faite contre les gens qui sont dans leur ascension sociale.
S’agit-il d’une réforme d’ampleur?
Il faut être clair: il n’y a aucune volonté de réforme fiscale, seulement une volonté de supprimer le boulet politique qu’est devenu le bouclier fiscal, sans avoir l’air trop bête. Le problème, c’est que le gouvernement ne fait pas qu’effacer ses bêtises, il en invente de nouvelles.
Le quinquennat qui s’achève est vraiment un quinquennat pour rien en matière fiscale. On a introduit des niches fiscales invraisemblables en début de mandat, et on les supprime à la fin. Ce qui m’intéresse maintenant, c’est de savoir si nous aurons un vrai débat fiscal en 2012. Ce débat doit d’abord porter sur une véritable réforme de l’impôt sur le revenu, qui est totalement mité par les niches fiscales et a besoin d’être entièrement refondé.
La convergence avec l’Allemagne, qui aurait aussi supprimé son impôt sur la fortune, est mise en avant pour justifier cette réforme. Ce rapprochement est-il opportun?
C’était déjà l’argument pour instaurer, puis pour supprimer le bouclier fiscal. Or en Allemagne il n’y a jamais eu de bouclier fiscal. Et il n’y a jamais eu non plus d’impôt sur la fortune! L’impôt sur le patrimoine auquel fait référence Nicolas Sarokzy et qui a été supprimé en Allemagne n’a absolument rien à voir avec l’ISF français: il s’agissait d’un très vieil impôt basé sur des valeurs cadastrales, et qui ressemblait bien davantage à notre taxe foncière qu’à l’ISF. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a été supprimé: il y avait rupture du principe d’égalité devant l’impôt (en Allemagne comme en Espagne).
L’ISF français est au contraire un impôt moderne, créé dans les années 1980-1990, et qui s’appuie sur les valeurs de marché au 1er janvier. Au moins, c’est la même règle pour tout le monde. Le problème, c’est qu’on a affaire à un gouvernement qui ment effrontément et pollue le débat avec des comparaisons internationales totalement farfelues.
Cette réforme est-elle de nature à lutter contre l’évasion fiscale, autre argument avancé par le gouvernement?
Sortons de l’idéologie et regardons les chiffres. Les patrimoines français ne se sont jamais aussi bien portés. On le voit sur le niveau des prix de l’immobilier à Paris: il faut un niveau de patrimoine et de prospérité important pour soutenir ce niveau des prix. Les patrimoines déclarés à l’ISF ont augmenté très vite ces quinze dernières années, plus vite encore que les cours boursiers et immobiliers. C’est d’ailleurs pour ça que ça coûte très cher de le supprimer et que, apparemment, le gouvernement va finir par ne pas le supprimer. Si vraiment les patrimoines foutaient le camp, cet impôt ne rapporterait rien et il n’y aurait aucun problème à le supprimer.
Nous sommes dans une période historique où les patrimoines prospèrent mais où les revenus stagnent. Ce n’est pas du tout le moment de détaxer les patrimoines! D’autant plus que cela contribue à doper l’inflation immobilière et à empêcher ceux qui veulent entrer dans le jeu, qui ont un salaire élevé mais pas encore de patrimoine, de le faire. La priorité absolue de la politique fiscale doit être de consacrer toutes les marges de manœuvre disponibles à réduire les prélèvements pesant sur ceux qui n’ont que leur travail pour vivre (salariés et non-salariés). Extrait du site du journal Libération