Ci-dessous la retranscription d’une intervention de Valentin Becmeur lors d’une conférence sur le thème de « la liberté de la presse dans une démocratie », donnée le 26 avril 2010 dans le cadre de la semaine des droits de l’homme organisée par Amnesty International à l’ECE Lyon. Initialement publiée sur le site de la Fédération Étudiante des Droits de l’Homme, des éléments d’actualisation ont pu lui être apportés, indiqués entre crochets.
L’association Reporters Sans Frontières publie chaque année un rapport classant tous les pays du monde en fonction de la liberté de la presse. On retrouve sans surprise des dictatures comme la Corée du Nord ou le Myanmar (Birmanie) tout en bas du classement. A l’inverse, les pays scandinaves figurent majoritaires en tête. Il semblerait invraisemblable que la France, pays des droits de l’homme, de la révolution et de la liberté d’expression, ne les suive de près. Pourtant, elle s’en éloigne progressivement : passée de la 31e place en 2007 à la 35e en 2008, et figurant aujourd’hui à la 43e (rapport 2009), elle a perdu douze places en à peine deux années. [Le rapport 2010 descend encore la France d'une place, la faisant passer à la 44e.] Une régression significative qui amène à se poser certaines questions sur la liberté de la presse dans notre démocratie et à interroger jusqu’à ses fondements. Le grand magazine britannique The economist ironisait déjà sur cette situation lors d’une campagne d’affichage un brin provocatrice :
Il n’y a pas de liberté de presse sans liberté d’expression. Toutefois, elles ne se confondent pas. Si la liberté de la presse peut se résumer à l’absence de censure préalable à toute publication, celle-ci est encore subordonnée aux moyens de rédaction, impression et diffusion. L’économiste libertarien Murray Rothbard, appelant à une privatisation totale de la moindre activité sociale, rappelle à ceux que surprendrait cette idée de tout monnayer qu’en réalité, même l’expression orale a un coût : location d’une salle pour une conférence, matériel microphonique ou porte-voix, etc. Le marchandage de l’information et des idées abolit la distinction traditionnelle entre liberté formelle et liberté réelle, et c’est là toute son ambiguïté. La liberté formelle désigne le « droit » de faire quelque chose, c’est donc la liberté en théorie, dans l’absolu, tandis que la liberté réelle désigne la capacité effective à réaliser cette chose, c’est-à-dire la liberté dans la pratique. Comment financer ce qui, dans sa production et sa circulation, doit être absolument libre afin de garantir l’ouverture de nos sociétés démocratiques ?
La presse et le pouvoir
Théophraste Renaudot est considéré comme le véritable fondateur la presse en France. Il crée La Gazette dans la première moitié du XVIIe siècle : c’est le tout premier vrai journal français. D’autres le suivent ou tentent de l’imiter, mais La Gazette a la primauté. Compilation de lettres et de brèves rapportées d’ici ou là dans Paris mais aussi de Province, elle se démarque de ses concurrents et attire un nombre croissant de lecteurs. Elle est, cependant, comme toute publication ou projet d’édition, soumise à des contraintes économiques. Richelieu décide alors de la soutenir en sous-main ; en contrepartie, il y publie régulièrement ses propres billets sous divers pseudonymes. Celui-ci voit en effet bien vite son intérêt à largement contribuer au financement de La Gazette, en en faisant ainsi un instrument de sa propagande politique. Loin d’être anecdotique, l’histoire montre que la presse française entretient donc, dès ses origines, un lien incestueux avec le pouvoir. Or, lorsque la presse dépend du pouvoir politique ou d’un corps étatique, qu’elle soit expressément dirigée par lui ou qu’elle en cherche les faveurs, elle compromet son éthique auprès du public.
Cette critique du contrôle de l’information par le pouvoir porte jusqu’au plan épistémologique. L’épistémologie se définit d’une façon générale comme « théorie de la connaissance », c’est-à-dire comme branche de la philosophie qui étudie les limites de ce que nous pouvons vraiment savoir et comment nous pouvons fonder ce savoir. Dans une conférence donnée en 1960 à la British Acadamy, l’épistémologue Karl Popper discute des « sources de la connaissance et de l’ignorance » (titre de la publication dont elle fera l’objet). Que la connaissance découle d’une ou plusieurs sources, voilà qui est aisément entendu – tandis que l’ignorance semble caractérisée par l’absence de source. En fait, explique l’épistémologue autrichien, le problème est moins souvent l’absence de source que le contrôle et la limitation des sources existantes par tout organisme en position dominante dans un secteur donné, à commencer par les États. Les organes de presse ayant été contrôlés ou encore détenus par des dictatures illustrent malheureusement ce mécanisme.
La Pravda, par exemple, était l’un des plus importants titres de presse en Union soviétique. Publication officielle du parti communiste, elle est vite devenue le principal relai de la propagande, alors qu’elle se présentait comme un journal d’information parmi d’autres. L’ironie dans tout ça, c’est que « pravda » signifie « vérité » en russe ! Le journal qui prétendait dire la vérité restera donc un cas emblématique de détournement idéologique… Ce qu’il faut comprendre, c’est que les sources de la connaissance, piliers de nos sociétés ouvertes et démocratiques, peuvent tout autant devenir, par leur limitation ou réorientation, sources d’ignorance et de fermeture des esprits. C’est pourquoi la liberté de la presse s’oppose fondamentalement à son soutien par l’État, dans la mesure où ce dernier présentera toujours le risque de délimiter les sources d’un certain type d’information ou véhiculer une idéologie appuyant son action.
Le financement public reste pourtant déterminant dans la survie de plusieurs grands quotidiens français. Le journal La croix ainsi que le journal Libération vivent sous perfusion étatique. De nombreuses entreprises publiques doivent acheter certains quotidiens en masse dans le seul but de les soutenir. De 1997 à 2002, le communiste Gayssot, alors ministre des transports, à fait abonner toute une série d’entreprises (telles que Air France) à Libération. De façon similaire, la société Alstom (constructeur du TGV) a pris plusieurs dizaines d’abonnements à ce même journal. Un certain type d’information et sa diffusion peut donc être entretenu, faisant passer à la trappe tous les autres organes qui ne peuvent bénéficier de telles faveurs ou trouver leur financement ailleurs. Les responsables politiques privilégient et orientent tel ou tel courant ou tel mouvement d’idées, décrétant ce qu’il convient de penser ou ne pas penser.
Les journalistes et leurs lecteurs
Répétons cette évidence, par delà nos précautions initiales : la liberté de la presse découle de la liberté d’expression. Le combat pour cette dernière incarne au plus au point la résistance à toutes les oppressions. Elle est la plus fondamentale des libertés de l’être humain. En France, le principe de liberté d’expression est inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ; et il semble en effet que tout peut se dire, à commencer par les propos voulus les plus choquants. Mais le sensationnel et la provocation tendent généralement à l’emporter sur la précision et la véracité, au détriment d’une véritable information de qualité. Quant aux élans « subversifs » ou « révolutionnaires » de ceux qui se revendiquent tels, ils ne font que radoter dans une subversion de pacotille, qui finit d’ailleurs par être totalement intégrée à l’ordre en place.
Tout peut se dire mais tout n’est pas forcément pertinent à dire – et c’est au niveau de cette sélection que se joue en réalité la liberté d’expression. Ainsi, bien que les journalistes doivent avoir le droit de tout dire, il faut considérer qu’eux-mêmes ne veulent pas tout dire. La presse elle-même limite ou oriente le débat, empêchant volontairement ou non l’expression de certaines opinions. Les journalistes qui dérogent à la tendance générale sont frappés d’ostracisme, et suscitent à peine quelques réactions de soutien lorsqu’ils sont suffisamment connus : Zémour, Siné… Dans un récent ouvrage, Jean Robin répertorie quelques uns des « débats interdits » que les médias se refusent d’animer. Répétons le aussi : la liberté d’expression doit être totale, sans quoi elle induit une censure. Mais la pire des censures se révèle être en dernier recours l’auto-censure…
« La liberté de la presse, ce n’est pas la liberté d’écrire, mais la liberté de lire ». Ces paroles, attribuées à Clemenceau, sonnent comme un mot d’ordre. La liberté d’expression n’est pas seulement de pouvoir dire ce que l’on veut, du point de vue du journaliste informateur, mais aussi, du point de vue du lecteur, d’accéder au plus grand nombre d’informations. Des informations qui doivent être autant que possible diverses et variées, pluralistes, sujettes à la discussion, au recoupement ou à la confrontation. Si un journal vit grâce à la publicité, il favorisera ses annonceurs : c’est automatique, à partir du moment son contenu n’a plus un but strictement informatif mais avant tout commercial. Le comble du genre est atteint avec la presse gratuite – et ses journaux qui sont donc communément appelés les « gratuits » – : sous couvert d’informations, des journaux tels que Métro, 20 minutes ou Direct Soir apparaissent en réalité comme des supports publicitaires d’un nouveau genre. Visant le plus grand nombre et non un public en particulier, leur contenu est totalement insipide, aseptisé. Leur seule ligne éditoriale est finalement de ne risquer de froisser ni choquer personne, et c’est aux encarts publicitaires que sont réservés leur véritable tribune libre. De même que les accointances de la presse avec le pouvoir politique réduisent la pertinence de son information en l’orientant, sa mise sous tutelle par la publicité la condamne tout autant en l’édulcorant.
La qualité et la liberté
Le journaliste a sa liberté, encore engage-t-il sa responsabilité vis-à-vis de ses lecteurs. A la liberté d’expression dont découle la liberté de la presse s’adjoint donc un tout aussi nécessaire droit à l’information. Pour cela, la presse doit s’émanciper financièrement. Sous tutelle des annonceurs publicitaires ou des subventions et aides publiques, elle orientera toujours, même involontairement, une partie de son contenu. Au fond, cela pourrait s’énoncer comme un théorème : le degré de liberté du marché de la presse est proportionnel au degré de démocratie de la société dans laquelle il s’établit. Pour le dire plus naïvement, les conditions pour être libre sont simplement que la presse ne dépende pas de l’argent des annonceurs ni de celui de l’État. Le plus possible, les revues et journaux doivent être auto-financés, c’est-à-dire financés par leurs lecteurs eux-mêmes. Cela peut se faire par l’achat au numéro, par les abonnements, mais aussi par les donations et tout type d’aides et coopérations. Mais un organe de presse n’obtiendra ce soutien exclusif de la part d’un lectorat potentiel qu’en lui offrant un contenu de qualité. Il est intéressant de noter à ce titre que la presse spécialisée souffre bien moins de la « crise de la presse écrite » diagnostiquée en France, qui touche surtout les quotidiens et journaux d’infos généralistes, notamment face à la concurrence d’Internet. La presse spécialisée existe parce qu’un public précis existe. Et c’est parce qu’elle satisfait ce public et son exigence de qualité dans le domaine concerné qu’elle continue d’exister.
Si un projet de presse n’intéresse personne, qu’il ne trouve aucun financement de la part de ceux qu’il vise pourtant, pourquoi obliger ses non-lecteurs, contribuables par ailleurs, à le faire exister malgré eux à coups de subventions publiques et d’abonnements forcés ? Les projets qui émergent et qui se pérennisent sont ceux qui suscitent l’engouement d’un nombre suffisant de lecteurs ainsi que de financeurs. C’est ce que Willhem Röpke appelle « le plébiscite quotidien du marché ». Pour vivre librement, la presse doit être de qualité. La presse qui obéit aux modes, qui verse dans l’idéologie ou qui disparaît sous la publicité, est une presse néfaste à la liberté de nos sociétés démocratiques. Elle étrique les débats, catégorise les opinions et attaque par là jusqu’aux fondements de la connaissance. Dans les années à venir, une grande révolution de la presse sera peut-être l’apparition de gratuits de qualité, financés de façon indépendante par un nombre suffisant de leurs propres lecteurs et autres philanthropes. La véritable presse gratuite (et pas seulement les gratuits qui prétendent faire de la presse) sera de qualité ou ne sera pas.
La liberté n’est pas aisée, ni donnée. Elle est un combat de tous les instants, un travail incessant contre la routine, la facilité, le confort, l’ordre trop parfait. Les libertés auxquelles nous aspirons sont contreparties de tout autant de responsabilités. Concernant la liberté de la presse, elle ne vaut que par l’engagement de chaque journaliste pour son public et ses lecteurs. C’est là la véritable marque de la qualité. Notre société démocratique facilite ce travail, mais elle en est aussi la résultante, c’est tout le paradoxe. Les journalistes doivent s’attacher à chercher et transmettre l’information ; de même faut-il nous attacher à consulter cette information et en multiplier les sources, les discuter, les confronter, en parler et débattre. Voilà un principe éthique du citoyen démocrate.
Sur la photo, de gauche à droite : (à venir)