Là-bas (fin)

Publié le 04 mars 2011 par Feuilly

Mais l’horizon, déjà, rougeoyait, et le soleil, fatigué, quittait la scène du grand théâtre du monde. Si nous ne voulions pas nous faire surprendre par l’obscurité, il fallait regagner bien vite la voiture. Tant pis pour le cadran solaire en marbre blanc, de dix mètres de diamètre, qui devait se trouver quelque part dans les fourrés et que nous n’avions jamais vu. Tant pis pour la tour lunaire, qui servait à observer les éclipses et que nous n’avions jamais vue non plus. Ce n’était pas encore aujourd’hui que nous allions découvrir ces merveilles et il nous faudrait revenir une fois encore.

Nous rentrions au plus vite. Nous repassions devant le lavoir, dont les tuiles rouges avaient maintenant une couleur ocre, nous longions les ruines du palais-bibliothèque, dont les contours commençaient à s’estomper dans l’obscurité naissante, nous laissions à notre gauche les ruines du théâtre antique et nous abordions enfin le chemin qui devait nous ramener à la voiture.

Mais, une fois de plus, nous avions trop tardé à partir et en traversant le bois de pins il faisait si sombre qu’une peur ancestrale et atavique nous saisissait aussitôt. C’était la peur du noir et de la nuit, la peur des bêtes sauvages et de la mort, cette même peur que les hommes préhistoriques avaient dû connaître et qui les avaient poussés à trouver refuge à l’intérieur des grottes. Ensuite, ils avaient donné une forme à leurs angoisses en tentant de dessiner sur les parois ce qui allait devenir la première forme de l’art humain. Car l’art n’était pas autre chose que l’affirmation de l’homme devant la mort, nous le savions bien et c’est pour cela que nous revenions sans cesse contempler les ruines de ce lieu insolite, perdu au milieu des bois. Depuis le théâtre antique jusqu’au palais princier, nos ancêtres avaient tenté désespérément de marquer leur passage sur terre. Ce n’était évidemment qu’une illusion et il suffisait de regarder l’état de délabrement de tous ces bâtiments pour se rendre compte de la vanité de leur démarche, mais peut-être qu’en multipliant nos visites nous voulions inconsciemment honorer leur travail et tenter de nous souvenir qu’ils avaient existé.

Derrière tout cela, c’était évidemmentnotre propre vie qui était en jeu et en contemplant les ruines des siècles passés nous n’étions pas sans nous demander ce que nous allions laisser, nous, comme traces de notre passage. Certes nous étions bien jeunes encore, à cette époque, mais l’adolescence n’est-elle pas propice à ce genre de réflexion ? Après, nous allions devenir tellement occupés à lutter pour vivre et pour survivre, que nous en oublierions de nous poser la question du « pourquoi » de l’existence.

C’est donc inquiets et l’âme angoissée que nous traversions le bois de pins, finalement plongé dans l’obscurité totale. Puis nous longions une nouvelle fois les pâtures où les vaches, bovines à souhait, n’en finissaient plus de ruminer l’herbe tendre sans s’interroger le moins du monde sur leur état. Quand nous arrivions enfin à la voiture, il faisait nuit noire. Derrière nous, l’ancien hôtel dressait sa masse sombre. Il nous semblait alors entendre les pas feutrés d’amants imaginaires qui glissaient sur les vieux parquets cirés. Dans le silence de la nuit, ils se dirigeaient vers des lits d’un autre âge pour aimer à leur façon des dames souvent plus jeunes qu’eux et qui leur offraient sans retenue leur corps presque parfait. En cet instant, nous croyions subitement percevoir le côté illusoire de tous ces jeux érotiques. Car nous qui venions de contempler des monuments en ruine, nous qui venions de voir la vanité de l’Histoire, de l’art et des princes, nous ne pouvions qu’émettre des doutes sur la pérennité de ces corps enlacés dans un éphémère bonheur. Tant de couples avaient dû passer par ici… Et que restait-il de leurs étreintes ?

Nous poussions un soupir en remontant dans la voiture. Dans une heure, nous serions dans la grande ville et respirerions ses fumées nauséabondes. Ce qui nous consolait, c’est que nous savions déjà que nous reviendrions bientôt afin de tenter de percer le mystère de ces ruines qui, décidément, n’en finissaient plus de nous intriguer.