cheminement intérieur

Publié le 03 mars 2011 par Pjjp44


".../...La question me semblait déraisonnable et sans intérêt. Pourtant je me suis demandé ce matin si j'avais une tête de salarié. J'étais comprimé sur mon siège dans l'autocar qui me ramenait à Nantes, le regard pris au piège de ses obsessions. Tous les visages qui montaient à chaque arrêt me paraissaient lisses et policés. Des images. Des portraits d'habitude. Des figures pétries d'un savoir faire, d'un savoir dire. Des têtes qui savent se tenir, faire bonne figure. Des têtes qui ont oublié leur corps, la jouissance et la contemplation pour un certain bien-être. Des têtes comme il faut, comme ces images de bonheur publicitaire, le sourire en moins. Des têtes qui se  tiennent avec courage mais sans la force du désir, sans ses débordements.Je me suis dit: combattre cette tête de salarié qui cherche à se payer ma tête. J'ai changé de place. Je ne supportais plus l'espace sonore modes et travaux dans mon dos. Je restais pour ne pas déranger ces deux hommes dans leur conversation comme si mon départ pouvait les offusquer. Faire bonne figure. Tenir bon. Courage!J'ai changé de place. Prendre cette liberté-là ouvrait mon corps à un autre espace de liberté, comprimé sur un autre siège, à une autre de ces places d'autocar pensées par des ingénieurs méthodiques pour le confort de l'individu moyen, calibré, réduit aux chiffres d'un ordinateur.Enfin, je pouvais lire, penser, écrire, écouter ce que je voulais, m'ouvrir pleinement à mes espaces intérieurs et jouir de mes sensations d'homme. Enfin je pouvais voyager.Me réveiller. Ouvrir mon crâne en deux. Arracher le toit de l'autocar. Libérer en un bouquet explosif le feu de mes émotions. Respirer. Me mettre dans la tête la trompette enchantée d'Ennio  Morricone. Les envolées vertigineuses des notes grossissaient mes larmes , les yeux gonflés comme des gros nuages qui n'attendaient plus que l'éclair de la foudre pour crever. Qu'il pleuve à n'en plus finir. Noyer ma tête de salarié dans un torrent d'émotions. Mais l'air puissant de la trompette n'avait pas le souffle assez long et retombait comme une débandade.Puis l'idée me vient que ce besoin de me réveiller n'était peut-être dû qu'au printemps qui déjà déployait sa douceur, ses chants, ses charmes sur les paysages et dans les rues. Un coup de printemps!Rien de plus. encore le même coup monté, chaque année répété, chaque année vain.Aussi vain que les résolutions de chaque nouvel an. L'idée me vint de balayer cette vie nouvelle que je sentais en moi d'un revers de main, d'un haussement d'épaules, d'un ce n'est rien, d'un à quoi bon?, d'un bof! Le genre d'idée qui se replie sur elle-même et qui dit merde au ressenti, et au printemps et à la vieL'autocar nous berçait jusqu'à Nantes, filait notre bercement jusqu'à Nantes. Il ronronnait. Nous ronronnions avec lui. Et peut-être tout à l'arrière certains ronflaient déjà, finissaient là leur nuit trop courte, leur vie trop courte de la veille. L'autocar me berçait. Le soleil me souriait. Mon visage s'éveillait. Ma nuque dansait les secousses de la route. Mon échine s'ouvrait au plaisir. Mon bassin écrasé dans le fauteuil cherchait à se mouvoir. Je pouvais maintenant sentir mes couilles. A quoi ressemble la tête d'un salarié qui soudainement se met à bander? Malgré l'assise comprimée dans cet autocar qui filait mollement jusqu'à Nantes, je souriais. Je me demandais si les autres salariés, assis devant à-côté et derrière moi, étaient eux aussi excités par quelque chose sur le chemin que nous prenions ensemble: une spéculation boursière, un projet de piscine, une bonne affaire, une promotion salariale, les prochaines vacances, le déjeuner au resto du coin, une engueulade assurée, une belle rencontre en perspective, un creux, un vide, un trouble, un flottement, une sensation nouvelle, une révélation intime. Je me disais: Peu importe Nantes, Paris, Berlin, Athènes...si le chemin de ma vie m'excitait encore. Parler et prendre le risque de se dire. Ressentir et prendre le risque de s'abandonner aux sensations. Ecrire et prendre le risque de se perdre dans le jeu des mots. L'écriture m'ouvrait à de nouveaux horizons.../..."
extrait de "cheminement intérieur"-This is the end et autres annexes"-guide indigène de (dé) tourisme de Nante-s et Saint-Nazaire. Editions à la criée-