Il n’empêche ; jusqu’aux plus hauts sommets du pouvoir, des esprits travaillent à domestiquer la Toile, à la rendre, suivant le mot du chef de l’Etat, « civilisée », un terme générique qui ouvre à toutes les interprétations possibles, à tous les risques. Il est à cet égard piquant de constater que ceux qui expriment les plus vives critiques à l’encontre de l’Internet occidental, accusé de véhiculer toutes les dérives, jusqu’à la criminalité, ne tarissent pas d’éloges sur le rôle démocratique que joue ce même réseau de communication dans les dictatures, comme s’il coexistait deux Internets, l’un (le nôtre) forcément nocif, l’autre porteur de valeurs positives.
Ignacio Ramonet n’a cure de la doxa. Son étude, bien charpentée et sérieusement documentée, soulève les vraies questions expliquant la crise actuelle de la presse, qui se révèle une crise de confiance autant, sinon plus, que celle d’un modèle économique dépassé. Car ce n’est pas un hasard si, selon un sondage du CEVIPOV de janvier 2010, 27% seulement des personnes interrogées avouaient faire confiance aux média (et 23% aux politiciens). Pour l’auteur, si la presse se porte mal, l’érosion de sa crédibilité en est d’abord la cause : « Les citoyens se méfient d’une presse qui appartient à une poignée d’oligarques contrôlant déjà largement le pouvoir économique et qui sont souvent en connivence avec les pouvoirs politiques », martèle-t-il, exemples à l’appui. Cette connivence des patrons de presse semble renforcée, notamment en France, par « l’endogamie politico-médiatique » où journalistes d’influence et politiques forment de facto, et parfois jusque dans leur vie privée, une « noblesse de l’entre-soi » sans « vrais contacts avec la société » et de nature à remettre en question la notion de « contre-pouvoir », laquelle implique une totale indépendance.
L’ensemble des données présentées dans cet essai, référencées dans des notes de bas de page, permet de mieux comprendre la méfiance des citoyens envers les média classiques. Pour autant, certains sites Internet d’information « low cost » censés mieux répondre à leur demande, ne sont pas exempts de reproches. Entre sélection, à des fins mercantiles, des informations les plus racoleuses (au détriment de celles qui seraient vraiment importantes) et formatage, sinon domestication morale, des internautes, ces sites – auxquels il faut bien ajouter les réseaux sociaux (voir ici un exemple de la censure exercée sur Facebook) – n’offrent guère plus de garanties que la presse institutionnelle.
Existe-t-il finalement un modèle économique et organisationnel d’information capable de s’adapter à « l’écosystème médiatique » ? L’auteur, après avoir consacré un chapitre très instructif à l’utilité de Wikileaks, explore ce domaine dans les deux dernières sections de son essai. L’un des enjeux sera naturellement de regagner la confiance du public ; un autre pose le problème de l’accès gratuit ou payant au contenu, sachant qu’aujourd’hui « 19% seulement des internautes sont prêts à franchir le “mur payant” ». Une recette proposée consisterait pour chaque médium à « se concentrer sur son savoir-faire spécifique » et à aller à contre-courant des pratiques actuelles d’urgence et de simplicité pour privilégier l’analyse et la réflexion. Le succès de l’hebdomadaire allemand Die Zeit repose sur cette stratégie. Toutefois, l’auteur ne cache pas que, parmi les organes de presse existants, seuls ceux qui sauront répondre au nouveau contexte créé par l’environnement numérique survivront.
Illustration : Emile de Girardin (1806 - 1881), précurseur du journalisme moderne, photo Ch. Reutlinger.