Avec L’Explosion du journalisme (Galilée, 160 pages, 18 €), Ignacio Ramonet signe une analyse éclairante de la situation de la presse conventionnelle à l’heure de la révolution numérique. Eclairante, car éloignée des idées reçues alors que la doxa met en lumière le supposé pouvoir de nuisance qu’exercerait une nouvelle forme de « journalisme citoyen » en croissance exponentielle. Blogs, forums, réseaux sociaux et sites d’information plus ou moins participatifs seraient, entend-on çà et là, censés tuer la presse traditionnelle, diffuser de fausses nouvelles, colporter des ragots, voire attenter à la vie privée. Il n’est qu’à voir les protestations d’une partie des faiseurs d’opinion après la diffusion par Wikileaks des notes diplomatiques américaines pour comprendre combien les institutionnels craignent de voir leur (quatrième) pouvoir chanceler. Cette méfiance paraît paradoxale, dans la mesure où plusieurs média font actuellement appel aux internautes pour fournir reportages, témoignages, photos et opinions.
Il n’empêche ; jusqu’aux plus hauts sommets du pouvoir, des esprits travaillent à domestiquer la Toile, à la rendre, suivant le mot du chef de l’Etat, « civilisée », un terme générique qui ouvre à toutes les interprétations possibles, à tous les risques. Il est à cet égard piquant de constater que ceux qui expriment les plus vives critiques à l’encontre de l’Internet occidental, accusé de véhiculer toutes les dérives, jusqu’à la criminalité, ne tarissent pas d’éloges sur le rôle démocratique que joue ce même réseau de communication dans les dictatures, comme s’il coexistait deux Internets, l’un (le nôtre) forcément nocif, l’autre porteur de valeurs positives.
Ignacio Ramonet n’a cure de la doxa. Son étude, bien charpentée et sérieusement documentée, soulève les vraies questions expliquant la crise actuelle de la presse, qui se révèle une crise de confiance autant, sinon plus, que celle d’un modèle économique dépassé. Car ce n’est pas un hasard si, selon un sondage du CEVIPOV de janvier 2010, 27% seulement des personnes interrogées avouaient faire confiance aux média (et 23% aux politiciens). Pour l’auteur, si la presse se porte mal, l’érosion de sa crédibilité en est d’abord la cause : « Les citoyens se méfient d’une presse qui appartient à une poignée d’oligarques contrôlant déjà largement le pouvoir économique et qui sont souvent en connivence avec les pouvoirs politiques », martèle-t-il, exemples à l’appui. Cette connivence des patrons de presse semble renforcée, notamment en France, par « l’endogamie politico-médiatique » où journalistes d’influence et politiques forment de facto, et parfois jusque dans leur vie privée, une « noblesse de l’entre-soi » sans « vrais contacts avec la société » et de nature à remettre en question la notion de « contre-pouvoir », laquelle implique une totale indépendance.
En outre, mondialisation oblige, la concentration des média aux mains de groupes industriels soumet, note l’auteur, les journalistes à une forme d’autocensure envers « les entreprises et les patrons qui les emploient. » Aux éléments (illustrés de cas concrets) de ce réquisitoire, Ignacio Ramonet ajoute des exemples consternants de bidonnages de l’information, voire de désinformation, comme l’affaire dont fut victime le correspondant de France 2 Charles Enderlin, lorsqu’il avait traité la mort d’un enfant palestinien à Gaza, en septembre 2000. Il souligne encore une volonté présumée des média d’occulter des informations, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, privant ainsi le public de la transparence qu’il est en droit d’attendre dans une démocratie moderne.
L’ensemble des données présentées dans cet essai, référencées dans des notes de bas de page, permet de mieux comprendre la méfiance des citoyens envers les média classiques. Pour autant, certains sites Internet d’information « low cost » censés mieux répondre à leur demande, ne sont pas exempts de reproches. Entre sélection, à des fins mercantiles, des informations les plus racoleuses (au détriment de celles qui seraient vraiment importantes) et formatage, sinon domestication morale, des internautes, ces sites – auxquels il faut bien ajouter les réseaux sociaux (voir ici un exemple de la censure exercée sur Facebook) – n’offrent guère plus de garanties que la presse institutionnelle.
Existe-t-il finalement un modèle économique et organisationnel d’information capable de s’adapter à « l’écosystème médiatique » ? L’auteur, après avoir consacré un chapitre très instructif à l’utilité de Wikileaks, explore ce domaine dans les deux dernières sections de son essai. L’un des enjeux sera naturellement de regagner la confiance du public ; un autre pose le problème de l’accès gratuit ou payant au contenu, sachant qu’aujourd’hui « 19% seulement des internautes sont prêts à franchir le “mur payant” ». Une recette proposée consisterait pour chaque médium à « se concentrer sur son savoir-faire spécifique » et à aller à contre-courant des pratiques actuelles d’urgence et de simplicité pour privilégier l’analyse et la réflexion. Le succès de l’hebdomadaire allemand Die Zeit repose sur cette stratégie. Toutefois, l’auteur ne cache pas que, parmi les organes de presse existants, seuls ceux qui sauront répondre au nouveau contexte créé par l’environnement numérique survivront.
Illustration : Emile de Girardin (1806 - 1881), précurseur du journalisme moderne, photo Ch. Reutlinger.