Été II, de Bernard Chambaz (par Matthieu Gosztola)

Par Florence Trocmé


La mort d’un enfant, lorsqu’elle est évoquée en poème, ou en récit (ainsi en est-il notamment de L’enfant éternel de Philippe Forest), est ce qui nous touche au plus intime, au plus profond, avec le plus de force peut-être. Pour s’en convaincre, il n’est que de rouvrir Une petite fille silencieuse de James Sacré, livre prenant dans sa nudité grande l’émotion du regard en étau :  
 
« Tout à fait très loin encore la petite fille bouge.
Elle promène avec elle des appareils d’hôpital qui sont devenus familiers  
Pourtant, on ne comprend pas bien 
S’ils sont des amis de son corps ou s’ils l’empêtrent. Ses mouvements  
mal vivants  
Remuent des bouteilles contre une espèce de mât à roulettes  
Et tout un ensemble compliqué de tuyaux. On voit ensemble qui  
brillent  
Des liquides, la forme du verre, et les joues de la petite fille. » 
 
Et si la mort d’un enfant nous touche d’aussi bouleversante façon, c’est sans doute parce que c’est ce que l’on redoute le plus. Lorsqu’elle est vécue, c’est là le plus fracassant pour le cœur, le corps, le reste. Elle est ce qui proprement démolit. Et Bernard Chambaz d’écrire de bouleversante façon : 
 
 « tous mes livres de poèmes ont commencé par ces deux mots « pour Anne »,  
celle que je nomme /mon/amour/aux/yeux/verts/ mais j’aurais pu aussi bien  
dire /mon/amour/aux/yeux/gris/tant ses yeux sont vers ou gris selon les heures  
et les jours et les circonstances, embués parfois par des larmes, mon amour  
démolie c’est ton mot à toi pour dire notre désolation  
  mais ce que j’attendais  
de toi est ce que j’attends de la vie, qu’elle me fasse battre le cœur, qu’on rie,  
qu’on voyage comme cet été-là sur la volga ou ce printemps à vladivostock  
ou cet hiver en sibérie et que le voyage soit une forme du mouvement perpé- 
tuel, qu’on dispute de tout et rien, qu’on aime, et je peux dire que j’ai été  
servi. »  
 
« démolie  
dis-tu  
(j’y reviens) 
défait. s’il s’agit de quelque chose.  
mais pas seulement. 
quand il ne reste que les décombres  
mise en pièces. le chagrin  
démolit » 
 
Pour trouver le pendant en prose de cette évocation, presque chuchotée, presque tue (tant il y a de pudeur) d’une telle douleur, faite dans Eté II, faite à chaque page, à toutes les séquences, tant il est vrai que cette douleur propre à démolir tend tous les vers douloureusement, jusque dans leur légèreté apparente, il faut (r)ouvrir Desolatio de Michel Deguy (Galilée, 2007), Michel Deguy qui a perdu son petit-fils. « D’une certaine manière, écrit-il, je n’ai pas cessé de hurler mentalement (mais personne ne m’entend, et moi-même souvent je ne m’écoute pas) depuis cet après-midi où Marie m’a dit au téléphone (!) que R. était mort. Je criais dans l’appartement pendant plusieurs heures comme l’animal nocturne blessé dans les récits – comme un fou qu’on interne. Il n’y a pas d’après. Il n’y eut pas d’avant. » Pas d’après, pas d’avant, mais « du pendant… pour quelques-uns, les tout proches, les « parents », les aimants ; les témoins, c’est-à-dire ceux qui vivent davantage ; qui ont commencé avant son temps de vie, se sont penchés sur sa naissance, ont accompagné ses jours. » Et dans ce pendant, l’expérience du manque est atroce : « Tu m’as manqué ces jours-ci (…), comme jamais ; comme toujours ; pour toujours ; c’est-à-dire à jamais. » Aussi Michel Deguy conclut-il : « J’ai un étrange savoir : que je ne serai plus jamais heureux. » Et, s’adressant aux lecteurs : « Vous le serez. Je vous aime aussi pour ça. » Ainsi les livres de poèmes qui témoignent d’une telle expérience personnelle ne deviennent-ils pas ce par quoi la douleur peut s’effilocher, ne serait-ce qu’un peu, en s’enracinant dans le dire. La transmutation des maux en mots (pour reprendre la formulation lacanienne) ne peut s’opérer lorsqu’il s’agit de concevoir (ou d’essayer de concevoir) un tel hapax (et c’est ce que ne cessent de répéter les témoins d’un tel drame, témoins qui l’ont vécu en leur chair). Les livres de poèmes deviennent alors uniquement (uniquement ?) des endroits où les morts peuvent continuer de vivre un peu, accrochés au fil malhabile car tremblant d’émotion de notre regard de lecteur (l’auteur demeurant à jamais son premier lecteur).  
 
« Qui pourrait ne pas absolument  
disparaître  
je crois que la poésie  
est assez bien disposée à ça. »  

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Mais il ne faut néanmoins pas s’arrêter à cette idée. Car pour Bernard Chambaz il ne s’agit pas d’offrir un tombeau dans le sens mallarméen, un tombeau à son enfant. Eté n’est pas le lieu du souvenir, c’est le lieu du présent. C’est-à-dire : c’est le lieu d’une pensée continue (et le présent n’est-il pas, uniquement, le lieu de la pensée – n’est-ce pas uniquement en cela que l’on peut le reconnaître en tant que présent ?), une pensée continue, c’est-à-dire une-pensée-sans-discontinuer qui relie l’auteur à l’enfant (perdre quelqu’un, cela signifie ensuite « se tourner [vers lui] en tous sens » – Michel Deguy, Desolatio).  Et le livre n’est ainsi même pas le tombeau d’une pensée, c’est-à-dire son réceptacle, car les séquences sont ininterrompues et appellent celles qui n’ont pas été écrites (les 1001 pourraient être continuées à l’infini : parvenu à la fin d’Eté, le lecteur n’a nullement le sentiment d’une finalité, c’est-à-dire, en somme, d’une résolution). En somme le livre est-il le lieu virtuel, quoique matériel (car grandi de toutes les virtualités que la lecture appelle : l’infini de la structure ouverte, et notre propre vécu qui colore indubitablement notre découverte de la matière textuelle), d’une pensée continue et sans fin. Cette pensée est une parole au présent, infiniment au présent, qui se conjugue sur le mode de l’amour. « Après avoir tellement parlé, à tort et à travers, mais en poème seulement, parlé de toi, petit m-pêcheur, tellement parlé comme tellement aimé, repris au présent (…) » Et c’est la seule parole qui soit pour le poète finalement dicible, car c’est la seule parole qui puisse se construire à partir des silences, se construire en silence, c’est-à-dire pas seulement dans une écriture silencieuse (une écriture qui, quand elle est portée par la voix de son auteur, apparaît dans la neutralité de son silence), mais grandir de ses silences, et ne jamais se détacher des lacunes, marques d’une grande pudeur, qui la constituent en tant que parole poétique nous touchant au plus intime (puisque c’est notre travail de lecteur, le travail de notre propre émotion, qui la fait apparaître en tant que parole à nous vraiment dicible). D’une étonnante nudité, d’une simplicité si belle, elle apparaît comme ce qui affleure quand tout a disparu. La parole poétique dans Eté est la charpente nue d’une maison dévastée par un feu. Qui continue de brûler. Dedans le cœur des survivants (car les vivants sont toujours des survivants face aux morts qui leur sont proches). Mais quand bien même elle n’apparaît qu’en tant que trace face à ce qui a tout dévasté, elle porte en son sein une force peu commune. Elle est ce qui permet au présent de se continuer malgré la réalité indicible, et de fait incommunicable par le véhicule poétique. Il s’agit ainsi, pour Bernard Chambaz, par le surgissement au présent d’une parole qui n’a de réalité que le présent de son surgissement, ce qui constitue en propre la parole poétique, de faire vivre l’adolescent au présent, autrement dit de le faire vivre, puisqu’il n’y a de vie qu’au présent, de montrer qu’il n’est pas de morts mais qu’il n’est que des absents, ou plus exactement, même, des absents-présents car comme l’écrit Michel Deguy, « [c]eux qu’on ne reverra pas sont avec nous plus intimement. Nous les transportons. »  

 
« penser à toi ce n’est pas seulement penser à toi hier, c’est penser à toi main- 
tenant, c’est te maintenir en vie en pure perte, ici et à présent, alors même que 
tu n’es plus là, que tu es disparu, depuis seize ans et demi, et c’est moins se  
tourner vers toi en pensée que se retourner, comme orphée, avec la même 
impuissance in fine mais le vertige de te voir malgré tout un instant, à jamais  
souriant. »  
 
L’écriture poétique permet ainsi une intimité constamment renouvelée et chantante (puisque le mode d’apparaître choisi est celui de la poésie) avec la figure de l’adolescent disparu. Elle permet que sa présence surgisse, au présent, inlassablement, au cours de 1001 nuits qui sont mille et une occasions de renaître chaque matin, c’est-à-dire de ne pas mourir. Au présent, sans discontinuer. Les 1001 séquences que psalmodie en chuchotant Bernard Chambaz lui permettent de ne jamais rompre le fil de la pensée qui le relie à son fils, emporté. L’acte poétique devient ainsi tout entier acte d’amour. Comme le résume Bernard Chambaz dans le premier volume d’Eté :  
 
« Tout tourne toujours tout tournera autour de toi (de lui), bien que tout tourne toujours aussi autour de toi (monamour), à commencer par moi et le soleil, autour de ton corps, car même torpillé notre amour tient debout, et couché la nuit / où j’ai encore rêvé de toi/à toi/pour toi/, où je t’ai retrouvé dans un lieu inconnu, où mon cœur s’est affreusement serré, deux fois, une fois en te voyant, une autre fois en me réveillant, c’était vers le 15 janvier où tu auras (aurais) vingt-six ans. »  
 
Et c’est pour cette raison, du reste, que la présence d’Anne, la femme intensément aimée, est très vive au sein du recueil (dans son entier, autrement dit dans ses deux tomes), évocation(s) d’un érotisme offrant un contre-point à l’évocation de l’adolescent disparu mais rendant plus douloureuse encore cette dernière (laquelle se place d’ailleurs dans une même simplicité du dire), au lieu d’en briser la noirceur par ce qui pourrait apparaître comme de la légèreté : 
 
« toi. Là  
assise sur le drap  
nue  
le dos contre le mur  
et le traversin  
en coton  
blanc  
les petits faons  
gonflés par  
la vie  
le ventre  
lisse  
murmure. viens » 
 
« quand tu t’endors  
une main glissée entre les cuisses  
l’autre posée  
sur la clavicule  
les rimes trop limpides  
comme ce qui ruiss/elle 
et la rosée  
où vous l’imaginez » 
 
 « Amour endormi / bientôt / il n’y a que ça qui compte / vraiment / que ton corps lié à mon corps / nos mains what we feel / les yeux même quand ils sont fermés / la peau les paupières les amants qui tombent / comme une pierre / que ce soit en poème ou en prose / en vrai à travers le lit / le plafond si tu t’envoles / à travers les ciels de lumière mordorée » (Eté I
 
L’acte poétique n’est pas seulement acte d’amour mais aussi acte performatif, faisant advenir la figure de l’adolescent mort. Mais acte performatif vicié, qui se détruit aussitôt après avoir pu se cristalliser dans une quelconque réalité, c’est-à-dire dans un quelconque fait de langue. Les deux caractéristiques de la vie, le présent et le mouvement, sont celles qui vont tendre le poème vers une acmé de son apparition sans cesse bouleversée et ruinée par l’impossibilité dans laquelle se tient de façon constante le langage d’offrir véritablement des épiphanies, de faire autre chose que d’approcher l’inapprochable, c’est-à-dire ce qui ne peut être pris (non pas capturé mais saisi uniquement) que dans la mémoire, et encore, dans tout le changeant de la mémoire. 
 
 « qu’on le veuille ou non, nous sommes séparés et pas séparés, il faut s’y faire,  
séparés par le deuil et /pas/séparés/par/l’amour/qu’on/se/porte/, oui, nous  
sommes pour une part séparés l’un de l’autre même si nous joignons nos  
mains pour les gestes les plus humbles comme nettoyer ta tombe ou égaliser  
les deux cent cinquante kilos de cailloux moucheté blanc ou nous promener.  
nous apprîmes cela, passé simple prolongé  
  dans l’obscure  
  ininterrompue  
  tombée  
  des  
  mots
 » 
 
Aussi les séquences sont-elles sans cesse répétées. Sans davantage de succès performatif car elles ne se fondent toujours que sur le manque qui les constitue en tant que paroles. Et toute parole est-elle illusoire :  
 
« reprendre les mots  
un à un  
et ensemble  
pour être sûr de leur nécessité  
mais  
être sûr qu’il n’y a pas la moindre chance de corriger  
l’injustice du sort »  
 
« de toute façon les mots ne sont jamais entiers même s’il ne leur manque pas une lettre, ils ne font qu’intégrer une partie de leur arrière-pays, ils font ce qu’ils peuvent pour étayer le silence et nos sensations, mais pour autant personne n’est en droit d’exiger des mots qu’ils accomplissent une performance, personne ne saurait en vouloir aux mots d’être ingrats, inefficaces, vains, voire muets, après tout, le soleil peut apparaître et disparaître à volonté et le cyprès s’envoler et nous les regarder sans les mots qui correspondent peu ou prou à notre perception. et franchement c’est déjà beau qu’on les voie » 
 
« et j’ai beau faire rien de ce que je fais ne peut rien y changer, pas un iota, et  
rien de ce que je peux ne pas faire n’y change rien non plus, puisque  
  C’EST LA MORT 
  QUI L’aura EMPORTÉ 
  SUR LES MOTS » 
Et pourtant le miracle de ce livre est de parvenir justement à faire que l’émotion, en surgissant, violemment, mais avec une infinie douceur, au sein de notre psyché de lecteur (au fil de détails que l’on devine toujours porteurs de réalités hautement familières ayant trait à l’adolescent), soit porteuse de la figure de l’adolescent dans ce qu’elle a de plus réel, de plus nu, à savoir l’émotion qui la porte, qui la constitue en tant que figure aimée, laquelle émotion apparaît et se cristallise sur la page. Sur chaque page. Ce n’est pas en somme l’adolescent qui apparaît mais l’adolescent-aimé-par-ses parents (puisque la présence de sa mère est constante), c’est-à-dire l’adolescent tel qu’il était dans sa vérité même, dans la vérité qu’ont su approcher ses parents en portant sur lui un regard qui n’est pas seulement le regard neutre prenant connaissance de la matérialité des choses et des êtres, mais un regard à ce point détaillant et respirant qu’il nous permet de prendre conscience que l’être aimé est notre « être cher », que cet être est « personne d’autre » (Deguy, Desolatio), un regard à ce point respirant qu’il nous permet de saisir la singularité d’un être.  
Et si l’émotion s’inscrit avec une telle force en nous, c’est parce qu’elle n’est jamais ostentatoire. Car le poème n’est d’une certaine façon jamais loin du sacré, dans la façon qu’il a de s’entourer de mystère en entourant sa présence au moyen du silence présent en son sein-même. Et si les poèmes recèlent tous une certaine part de mystère, c’est aussi parce que ce sont tous des poèmes d’amour :  
 
« si (considérant qu’il y a  
une part de mystère dans l’amour) et si (considérant  
qu’on ne peut se dispenser  
de mystère  
pour aimer) si  
on veut bien y reconnaître une part inexplicable  
alors  
oui  
nous aimons mystérieusement »    
 
Cette émotion, si grande à la lecture d’Eté, ce n’est pas le poème qui nous la propose, ou pire, qui nous l’impose, c’est le retrait dans lequel se tient constamment le texte, son presque-silence (pouvant sembler de prime abord paradoxal si l’on considère l’extrême grandeur du projet), qui l’instaure en nous. C’est notamment l’extrême pudeur et délicatesse de l’auteur qui constamment fait de ces évocations des façons qu’a le cœur de se tenir un peu plus respirant dans notre poitrine de lecteur. Ainsi, chaque point, lequel n’appelle aucunement une majuscule (car comment se grandir, même typographiquement, après la présence-absence d’un être qui apparaît dans le poème parce qu’il a été emporté dans la mort ?), est-il à chaque fois, matériellement et mystérieusement, la figure de l’adolescent.  
 
 « un traité de ponctuation nous apprend qu’il n’y a pas forcément de majus- 
cule après le point (.) mon point de départ est simple. il apparaît que le point  
c’est toi, petit m-pêcheur. le reste découle de ce postulat. »  
 
Ainsi le prénom de l’adolescent (que l’on imagine être Martin) n’est-il jamais mentionné, autrement que par une absence qui est éclairée par la présence presque constante d’une évocation animalière, par pudeur extrême :  
 
 « je t’aime tellement, moi à mon amoureuse/ aux/ yeux/ verts, moi à  
notre petit martin-pêcheur, et par ma voix toi mon amoureuse à notre petit  
m-pêcheur dont tu ne dis jamais le nom qu’avec la plus extrême précaution  
pour ne pas te brûler davantage »  
 
Et si l’auteur voyage…  
 
 « j’écoute  
la musique j’écoute et je voyage  
à volonté dans un paysage  
désert. rien de mieux (…) » 
 
…s’il voyage (incessants allers retours) et nous fait part des lieux qu’il visite, en compagnie de son épouse, si nombre de poèmes sont aussi l’évocation d’une émotion ou intimité amoureuse, de par les simples points qui viennent émailler la surface entière du poème, comme des points de suspension signifiant que rien jamais ne pourra être dit de la douleur qui a fracassé les parents, qui les a démolis (ce mot est celui qu’emploie la mère), la présence de l’adolescent est constante. Et ce n’est pas seulement lorsque l’auteur parle du lien entre Mallarmé et Anatole, son fils emporté lui aussi dans la mort, qu’il parle de son enfant, c’est à chaque instant, car il est la présence qui précipite en son sein toutes les autres, pourtant nombreuses et extrêmement diverses, convoquées au sein de ce poème si large, large comme un bras de mer. La figure de l’adolescent est partout, même lorsqu’elle semble absente, même lorsqu’il s’agit, au sein du poème, de son tissu narratif, d’apparemment tout autre chose
 
« je tenais à revoir la tombe de hegel  
passer le portail de fer suivre une allée sablonneuse 
mais je tournais 
en pure perte sous le dais prussien  
j’ai insisté. j’ai fini par la retrouver avant la nuit  
le nom s’efface  
si le granit n’est pas rose  
mais gris il avait sur le dos  
  une rose  
  fanée  
j’ai salué  
d’une voix muette  
et nous sommes repartis »  
 
« sur la place je me suis incliné  
devant le monument aux morts  
j’y ai déposé  
un œillet en pensée  
et une rose  
rouge  
en vrai » 
 
Ainsi… 
 
« petit m-pêcheur  
absent encore de tous bouquets  
car si la philosophie  
hésite entre  
  /tu/n’es/plus/ 
  /tu/as/été/ 
la poésie les confond  
comme dans les histoires de vieux rois et la poésie 
affirme notre pouvoir de faire apparaître les choses  
en tant que disparues. 
je n’y peux rien  
tu restes le sujet »  
 
Ce qui fait la force bouleversante de ce poème au singulier, c’est aussi la diversité des procédés formels utilisés qui vient porter l’émotion en rendant sa lecture et donc son assimilation plus tâtonnante, et par conséquent plus lente, facilitant par-là même son absorption, la façon qu’elle a de nous toucher durablement. Les procédés (l’utilisation des ., des signes typographiques divers tel que le /)… 
 
« qui repart  
en poème d’amour  
à cause de toi  
mon/amour/aux/yeux/verts 
c’est la bonne typographie  
la meilleure que j’arrête une fois pour toutes  
(…) plus évident que monamourauxyeuxverts 
qui me semblait si juste » 
 
« le rêve serait d’écrire sans un nom propre ou presque ou en tout cas que les  
noms propres apparaissent pour ce qu’ils sont, des noms devenus communs,  
dénués de majuscules, prêts à un emploi indéfini, des noms usuels et tout le  
monde viendrait cueillir des framboises au bord de l’oise (…) » 
 
… ces procédés visent en somme non pas à perturber le lyrisme, à le moderniser en quelque sorte en apportant une distanciation critique, salutaire pourrait-on penser, face à ce dernier, mais au contraire servent le lyrisme, le portent, en poussant notre lecture à devenir amoureuse, c’est-à-dire extrêmement précise dans le détail, amoureusement tâtonnante, tâtonnante-précisément-en-vérité. Aussi à mon sens faut-il, pour vraiment donner la mesure de la valeur, extrême, de ces procédés, citer un long passage, absolument bouleversant aussi, du livre de Mathieu Bénézet Ne te confie qu’à moi (Flammarion, 2008). Dans ce texte prenant à bras le corps la perte de sa mère, Mathieu Bénézet nous donne à entendre une émotion, portée merveilleusement par une façon qu’a le poème de bégayer, de haleter, comme pouvait haleter sa mère prise de quintes de toux, asthmatique depuis toujours, une émotion qui se cristallise vraiment dans la façon qu’a le poème d’accueillir la forme poétique la plus moderne qui soit (et ici arrivée à une maturité bouleversante, car jamais ostentatoire). À l’opposé de tant d’écritures qui cherchent une distanciation ludique avec leur sujet, avec les topoï que véhicule la poésie depuis son aube, par les procédés en lesquels se reconnaît la modernité poétique, face au lyrisme qu’elles mettent tout à la fois en scène et en péril (en scène pour le mettre en péril), et duquel elles se tiennent éminemment, et toujours de façon ostentatoire, détachées, Bernard Chambaz comme Mathieu Bénézet dans ce recueil Ne te confie qu’à moi parviennent à une fusion rarement atteinte entre forme poétique issue de la modernité la plus exigeante et lyrisme, lui redonnant, par cette étreinte heureuse, et comme évidente, car semblant toujours éminemment naturelle (puisque vécue ontologiquement par ces auteurs comme une nécessité, ne naissant jamais d’artificieuse façon) toutes ses lettres de noblesse, à un moment de l’histoire poétique où d’aucuns pourraient le trouver plus moribond  que jamais :  
 
« K------ 
 
mama 
n la neige sur la mer 
soleil & pleurs (moi) 
beauté je suis dans la nuit 
en plein jour & je suis  
dans la nuit je me  
souviens de mes caresse 
s sur tes cheveux demeur 
és presque noirs 3 semaines av 
ant 
3 semaines avant  
caresses & ta voix diminu 
ée et toi chancelante  
après un déplaceme 
nt de ton corps de 2  
mètres chez ma sœur Michel  
le Toulouse  
tu ne peux plus respir  
er je ne respire pas dep 
uis chaqu 
e matin je vomi 
s ton corps décharn 
é caresses mam 
suis-je vivant ou dan 
s ta mort j’ignore  
je ne suis pas là 
ni ailleurs  
nui totale 
je ne dors pa 
s nul dieu tu  
ne croyais pas en lui  
ton asthme a nourri 
mon écriture ma vi 
e mam tes cheveux ador 
és caresses henri mathi 
eu qui suis-je je n’y arrive  
pas je survis  
si mal mam  
an mam kad  
ish Kadische K 
ça s’écrit comment toi  
qui m’appris la lettr 
e l’être la naissan 
ce n’est pas une maison la 
mort non plus je ne voi 
s rien suis-je privé de vue dans  
la Nuit seul depuis le commence 
ment mam 
sans bouche sans nourritur 
e dans la faille je ne  
pourrais plus mettre la main  
sur toi tes cheveux ten 
ir ta main tes mains tavelées 
je le suis tavelé emport 
é absent dans l’am 
our j’ai perdu mon nom 
je ne naîtrai plus je ne chant 
erai plus pas de lumières je 
suis possédé qui m’a jeté 
jeté et où l’enf 
ance n’est plus ma coloni 
e je l’ai perdue  
jetée rien ne brill 
e le jour est brûlé 
consumé annulé 
amour entre chaqu 
e vers il n’y a pas de  
réconfort seuls le vent & 
la neige je ne pense pas à m  
oi je pense à une enfance perdue oubliée  
décimé 
e assombrie 
dispersé 
e aveuglée quand je  
cognais la tête contre le mur  
de la chambre à côté 
dans l’autre chambre tu étouf 
fais à ton retour du viet 
nam tu as étouffé à 20 ans 
pourquoi qui t’as empoison 
née qui 
ta mère je crois 
grand-mère qui ignora 
la lettre je crois bête  
sauvage sauv 
age sal 
ope mama 
n il n’y a pas de terr 
e comment reste 
r il n’y a pas de signe  
seul un fleuve sans source  
une neige qui ne pleure  
pas à jamais pleuré 
e tué  
e invisible stérile  
vide vide vide K ------ 
dors dors K ------ 
l’un n’y est pas pas de  
sortie pas de retour  
pas de progrès se ten 
ir là est impossibl  
e le présent 
est achevé à chaqu 
e pas est la descente  
ne sera jamais éclair 
é 

bruit de vaiss 
elle 
bruit d’ell 
e » 
 
Aussi, à la question posée par James Sacré dans Une petite fille silencieuse : « [u]n mort qu’on se rappelle, est-ce que c’est pareil / Que penser à des vivants ? », Bernard Chambaz (et Mathieu Bénézet le fait ici avec plus de fracas encore) répond : oui, mais plus intensément. C’est comme penser à un vivant plus vivant encore que les vivants, c’est-à-dire plus présent et en somme plus fragile dans ce qui le constitue en tant que force vive. Il n’y a pas de possibilité de distanciation entre soi et l’enfant (ce terme englobe ici l’âge de l’adolescence) adoré, autre que celle qui peut s’opérer dans un présent de la conscience fondé sur un même épisode – syntagme – temporel (autrement dit il n’y a pas de différence entre penser à un enfant qui se tient face à soi et penser à un enfant qui n’est plus), et cela parce qu’il n’y a pas de possibilité de distanciation entre le temps de l’enfant et son temps propre. Le temps de l’enfant déborde absolument, colore tout le temps qui nous échoit en tant que temps propre. La présence de l’enfant dans la pensée est si fort, est tellement, qu’elle déborde absolument le regard (fusse-t-il celui de l’imaginaire et du rêve). Ainsi, l’adolescent emporté est-il un « m[artin]-pêcheur ». Ainsi, comme nous nous apprêtons à le voir, l’auteur a-t-il recours à des métamorphoses pour dire quelque chose du disparu, de l’être cher basculé dans le rien.  
Il n’y a qu’un présent, au continu, celui de la conscience. Et le présent de la conscience ne peut (ne pourrait, ne saurait) considérer l’être disparu comme un être d’un autre temps, c’est-à-dire définitivement autre. La parole poétique, qui est une pensée modulée en silences, une pensée qui peut se dire avec ses silences et en silence, c’est-à-dire une pensée de pudeur (c’est plus que jamais vrai dans Eté), quoique publique, est ce qui permet au disparu de ne pas quitter ce présent qui le constituait en tant que vivant, c’est-à-dire en tant qu’être propre (et propice) au mouvement. Et pour faire que le poème porte l’enfant dans son mouvement sans cessé continué dans la pensée, l’auteur a recours aux métamorphoses, c’est-à-dire à des formes de matérialité qui permettent de montrer à quel point l’enfant, bien que disparu, a une consistance mais aussi que cette consistance ne se fige jamais, est toujours en perpétuel renouvellement, épousant ainsi le flux de la pensée qui n’arrête jamais la figure de l’enfant dans une attitude donnée et le fossiliserait ainsi sous la forme d’un souvenir (le souvenir ici apparaissant comme un principe de figement de l’être dans la conscience, quand bien même ce dernier peut être infiniment modulé et changeant au fil du temps). La mort paraît si fort (fortissimo) qu’elle semble à même de pouvoir figer les êtres. Cependant le souvenir est pour l’auteur tout sauf un figement. Il s’agit de donner à la figure du disparu toutes les métamorphoses par quoi son souvenir passe pour s’imposer au présent.  
 
« tu es assis sur la veranda  
face au fleuve  
prêt  
à sauter dans le vide  
idéal tu attends que le m- 
pêcheur vienne  
se poser sur la balustrade  
et en attendant tu joues trois portées de notes  
au basson » 
 
L’adolescent est aussi le christ mort.  
« (…) c’est bien toi petit m-pêcheur  
ce christ mort soutenu par deux anges  
vraiment mort  
un teint de cire  
qui nous renvoie à ce qu’on ne voudrait plus voir  
   à la nuit  
noire (…) » 
 
Par le biais de la comparaison, d’autres métamorphoses sont évoquées, aussi diverses que possible afin de montrer que l’adolescent disparu peut revêtir absolument la figure de chaque chose, c'est-à-dire de chaque présence, tant sa présence est vive à la conscience :  
    
« impossible de ne pas penser à cette photographie des années quatre-vingt  
où nous te voyons encore de temps à autres car elle a échappé au secret, tu  
as dix ans, nous rentrions de grèce, donc les tout derniers jours d’août  
quatre-vingt six, tu parlais beaucoup avec les mains, mais aujourd’hui tu ne  
parles plus, tu ne te tournes plus vers nous, tu es comme les statuettes et les  
poteries dans les vitrines du musée archéologique comme la stèle funéraire  
étrusque où on te voit partir en voyage sur ton char vers l’outre-tombe  
comme les algorithmes improbables des pigeons qu’ici on appelle colombes. »  
 
Et ce n’est pas seulement vrai de la figure de l’enfant mort. C’est aussi vrai de la figure de toute mort (loin des statues qui parsèment les promenades que fait l’auteur au cours des voyages qui émaillent le recueil dans son ensemble), ainsi en est-il également de la mort du père : 
 
 « faire le point (suite). le jeudi 5 août, j’ai donc appris la mort de mon père.  
la soirée fut étrange, le ciel pervenche avant que la nuit ne plonge bakou 
sous sa couple étoile, on a continué à marcher sur la jetée, jusqu’à la pointe.  
le soleil tombait de l’autre côté dans une poussière jaune, la mer s’assombris- 
sait, mon père planait au-dessus des palmiers et des derricks, ça ne lui était pas  
arrivé souvent. »  
 
La matérialité du père qui plane au-dessus du paysage n’en est pas moins palpable que celle du paysage, puisque l’émotion, sinon les yeux, la donnent à ressentir dans toute sa précision avec le cœur soudain glissé dans les mots. Cette matérialité ambivalente n’est pas celle d’un corps. Cette matérialité est celle d’un monde qui renvoie sans cesse l’image, fragmentée en autant de reflets, l’image de l’enfant disparu, la renvoie en chacune de ses facettes.  
 
« là-bas (qui  
est là-haut) 
il paraît qu’il pleut. Il  
neigerait  
la boule de mercure  
descendrait  
à moins dix-sept  
qu’est-ce que ça changerait  
pour toi petit m- 
pêcheur » 
 
Et si le mort garde son principe de mouvement qu’il développe dans les métamorphoses que lui offre la poésie, c’est pour apparaître au vivant comme n’étant pas le fruit d’un principe d’inéluctabilité qui ferait de la mort ce qui la constitue en propre. L’auteur refuse l’inéluctabilité de la mort. Ce qui veut dire : la mort ne doit signifier nullement un abandon de la part des vivants, un abandon éprouvé face aux disparus, c’est-à-dire un abandon qui serait adressé aux morts. 
 
« non nous ne t’abandonnons pas, non, pas du tout  
pas le moins du monde même si  
le cimetière 
nous sépare  
malgré qu’on vient te voir assez souvent 
même si ton absence persiste  
  à s’insinuer  
entre des poignées d’herbe  
  rase  
et des gravats » 
 
Un abandon, c’est-à-dire, en somme, un deuil, une façon que l’on a de concevoir l’autre dans un épisode temporel (dé)limité, sur lequel le présent, notre présent, finit par ne plus empiéter, ou alors de façon amoindrie, comme un écho funeste. Tout deuil est, pour Bernard Chambaz, impossible de facto.  
 
« il n’y a pas de consolation à attendre  
nous sommes inconsolables  
point  
à la  
ligne  
(.) 
le chagrin s’est atténué mais il reste vrillé, nous restons désolés et désespérés  
d’être sans aucun espoir de te revoir mais c’est comme ça. Pas question d’en  
faire notre deuil, de s’y faire, comme si nous devions renoncer, comme s’il 
était aberrant que « nous ne (sachions) renoncer à rien », comme si notre petit  
m-pêcheur c’était rien, comme si notre petit m-pêcheur n’était rien, comme  
s’il y avait un temps pour ça, le deuil, et un temps pour passer à autre chose.  
j’ai le sentiment que nous restons endeuillés, en deuil, non pas l’apparence,  
l’habit, le brassard de crêpe noir ou demi-noir, ni le visage car l’expérience  
prouve que la tristesse ne se voit pas vraiment, non pas l’apparence mais la  
substance, le dedans endeuillé, navré, même si nous savons faire bonne figure  
et agréer la gratitude et la douceur de ce qui fut. »  
 
C’est en pensant aux morts comme à un présent de la conscience, à un surgissement d’une temporalité de laquelle on ne se sent pas détaché au point de la considérer comme étant autre par rapport à celle avec laquelle l’on tisse notre quotidienneté, que l’on peut parvenir à relever les morts, comme l’écrit Michel Deguy dans Desolatio 
 
« Ma  
petite  
sœur  
elle a été renversée 
 
Nous l’avons vue renversée.  
Son sourire maintenant reclus  
nous a dit  
  « c’est fait »… 
 
Qui la redressera ?  
Elle ne peut seule se dresser à nouveau.  
Qui le peut ?  
Il dépend de vous, ses enfants,  
  mes enfants,  
de la relever  
dans votre mémoire  
  votre pensée. »  
 
Et cette pensée-d’amour que l’on adresse aux morts est, c’est même en cela qu’elle est à même de pouvoir relever, qu’elle est proprement relevante, une pensée constante. 
 
« Penser, c’est penser à toi. » 
  
« Cette pensée, qui prend la forme d’actes comme entretenir une tombe, est ce qui fait que les vivants peuvent être séparés et non séparés des morts. » 
  
Une pensée-d’amour qui tisse sa toile avec le fil des larmes, les larmes par quoi cet acte d’amour qu’est la pensée continuée s’exprime plus véritablement qu’au moyen de la texture sémantique de la parole.  
 
« Il n’y a plus personne. Béni sois-tu, personne. En larmes nous fleurissons. Les larmes, c’est la seule preuve de l’âme. Les larmes ruissellent, c’est notre efflorescence. » (Michel Deguy, Desolatio)  
 
 
Et c’est alors que nous fleurissons. Nous fleurissons pour personne. Pour la personne disparue.  
 
Matthieu Gosztola 
 
Bernard Chambaz, Eté II, Paris, Flammarion, 2010 
 
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