Y a-t-il un lien entre Milarépa et Abhinavagupta ?
A première vue, non. On peut imaginer de belles histoires, mais cela reste au niveau des conjectures. Néanmoins, j'ai toujours été frappé par les convergences entre les yogas décrits dans le Vijnāna Bhairava Tantra et l'enseignement de la Mahāmudrā.
C'est ainsi que je me suis lancé hier soir dans la lecture d'un texte en sanskrit sur ce système de méditation d'une profondeur peut-être inégalée et qui rencontre - à juste titre - un succès immense en Occident. Qui n'a pas été ému en lisant les poèmes de Milarépa, dont la jeunesse agitée a été récemment montrée au cinéma ?
Je lisais ce texte donc, difficile mais bref et assez clair, sur les points essentiels des différentes doctrines bouddhistes, étagées selon leur degré de profondeur, avec un exposé succinct de leurs instructions de méditation respectives.
Je parcours donc le texte d'un air distrait, la feuille d'une main, les croquettes de l'autre, quand soudain, mon œil revient en arrière, tel Pippin dans les bras de Sylverbarbe. Je tombe (littéralement) sur ceci, qui donne à peu près cela en français (je m'appuie sur la traduction de Lilian Siburn) :
Lorsque le sommeil n'est pas encore venu
Et que pourtant le monde extérieur s'est effacé,
Au moment où cet état devient accessible à la pensée,
On doit le contempler avec attention.
Cela ne vous dit rien ? Moi, si. C'est un vers du Vijñāna Bhairava Tantra (75), avec une variante. Mais dans ce texte bouddhiste, il est attribué au "système de Bhāskara", un śivaïte auteur d'un important commentaire aux Brahmasūtra, le texte de base du Vedānta non dualiste.
Je continue. Et là, ce second vers :
Quelque soit l'objet vers lequel le mental se dirige,
Qu'on le laisse s'y poser.
Car (même si l'esprit) bouge, où peut-il aller ?
En effet, tout, sans exception, est fait de cela !
Cela évoque le vers 74 du Vijñāna Bhairava, et le 116. Le commentaire sanskrit (datant du XVIIIe) au verset 74 cite d'ailleurs le second hémistiche avec "tout est fait de Śiva" au lieu de "tout est fait de cela", sans toutefois mentionner la source. Dans notre texte bouddhiste, cette source ce sont "les partisans de la (conscience) dotée d'aspects" ou "non dualité extraordinaire" (citra-advaita), une branche de l'idéalisme bouddhique (yogācāra)... S'ensuivent d'autres vers du même acabit, mais qui ne se trouvent pas tels quels dans le Vijñāna Bhairava. Vous me permettrez donc de les passer sous silence pour le moment.
Intéressé, interloqué, je poursuis ma lecture avec un autre traité bouddhiste du même auteur, à propose de l'initiation cette fois. Et là, je tombe sur deux extraits de tantras śivaïtes - mais cités comme tels -, puis un extrait censé exposer la thèse des "partisans du Vedānta". Et dans cette citation, je tombe sur ceci :
La jouissance de la réalité absolue
(Qu'on éprouve) au moment où prend fin l'absorption
Dans l'énergie fortement agitée par l'union avec une śakti
C'est elle que l'on nomme "jouissance intime".
C'est le verset 69 du Vijñāna Bhairava himself !
Quel rapport, me demanderez-vous, avec Milarépa ? Eh bien figurez-vous que l'auteur de ces deux textes bouddhistes n'est autre que l'un des maîtres du maître de Milarépa. Il se prénomme ici Advayavajra. Les Tibétains l'appellent Maitripa.
Ce qui ne veut pas dire que Maitripa était un adepte du śivaïsme du Cachemire. Bien au contraire, la lecture de ses œuvres disponibles en sanskrit (environ vingt-cinq) m'a convaincu que Maitripa est un prāsaṅgika acharné - d'où ses déboires à une époque (vers 1050, soit une génération ou deux après Abhinavagupta) où l'Inde et le Tibet étaient encore svatantrika-yogācāra. Un pur bouddhiste, donc.
Mais quand même, il y a de quoi être perplexe, non ?
Stay tuned...
Le premier texte en sanskrit (la Tattva-ratna-āvalī), et le second (le Seka-nirṇayaḥ).