Ceux-là sont déjà partis, ceux-ci sur le point de tomber, et les autres tremblent.
Un à un, les autocrates des pays arabes perdent le pouvoir.
Le raz de marée estompe – pour peu de temps sans doute - les différences économiques et politiques, les spécificités de chacun de ces pays aux bilans contrastés.
L'oeil du philosophe, par Roger-Pol Droit.
Mais l’heure n’est pas aux nuances et ce qui l’emporte, avec une puissance que nul n’avait prévue, c’est bien la grande bascule de l’autorité, la fin de la peur – le moment où l’on chasse le tyran. Cette antique figure du tyran, comme un dénominateur commun, se révèle au cœur des processus actuels.
Pour s’en convaincre, relire Platon et Aristote. On sera frappé de leur actualité. Le tyran qu’ils décrivent ignore l’existence du bien commun comme des affaires publiques. Il confond le Trésor avec ses propres avoirs, les budgets de l’Etat avec ses comptes personnels. Il tue et dépouille, ne distingue pas son désir et le droit, met les tribunaux à sa botte, embrigade la justice pour satisfaire ses vengeances et se garantir l’impunité. Peu importe qu’il se soit emparé du pouvoir par la violence ou qu’il ait détourné une élection initialement démocratique. Dans tous les cas, il règne par force, intimidation et terreur. Le goût du sang l’a transformé en loup, organisant « la servitude la plus étendue et la plus brutale », souligne Platon dans La République.
Le tyran incarne donc une pathologie du politique - sa face de mort, de violence et de meurtre. Parce qu’il instaure le gouvernement de la haine. Ce chaos permanent engendre une peur continuelle et sans limite aucune, car rien n’encadre cette violence, rien ne la borne, hormis les forces concurrentes des tyrans voisins ou des rivaux internes. Parce que le tyran seul est libre, ou se croit tel, et que tous sont esclaves, la démesure s’étend sans frein. Il veut posséder toujours plus, accaparer tout. Le tyran, si l’on ose dire, n’a pas de bord. Ses caprices deviennent des lois, ses lubies des projets nationaux, ses vices privés des chantiers d’intérêt public. Son regard même est sans humanité. De Néron, Racine écrit dans Britannicus : « Ses yeux indifférents ont déjà la constance / D’un tyran dans le crime endurci dès l’enfance ».
Serait-ce donc que les temps n’ont pas changé depuis l’Antiquité et l’Age classique ? Rien de nouveau sous le soleil de la tyrannie, vraiment ? Si. Pour l’entrevoir, il faut lire Alfred Jarry. Ubu roi (1896) sur ce point constitue un texte clé. Ce qui fait d’Ubu, ce « fort grand voyou », un tyran moderne, qu’est-ce donc ? Sa bêtise affichée, son vocabulaire d’ordures, ses carnages au front bas ? Sa volonté de garder pour lui « la moitié des impôts » ? Insuffisant. « Augmenter (ses) richesses, manger fort souvent de l’andouille et rouler en carrosse par les rues », voilà bien, grosso modo, les buts de toujours. La nouveauté d’Ubu est de relier « pompe à phynances » et « machine à décerveler ».
Les tyrans modernes connaissent en effet mécanismes bancaires et outils de communication. Ils élaborent des montages financiers tout comme ils instrumentalisent les désirs de dignité, de liberté et d’indépendance. Ceux qui vacillent aujourd’hui ont pris le pouvoir en brandissant le drapeau du peuple et de la nation, en jouant de sa fierté. Le siècle des Lumières, les droits de l’homme et les indépendances sont passés par là : à la terreur réelle s’ajoutent les tromperies sur les libertés, le jeu pervers avec les discours universalistes, et le trucage des informations. Telle est la « machine à décerveler ».
Heureusement, cette machine ne réussit qu’un temps. Ces dernières semaines montrent comment les outils de communication aident à la détraquer, la court-circuitent et finissent, en amplifiant la voix de chacun, par la faire exploser. Il reste à espérer qu’on ne remplacera pas, à court ou à moyen terme, un tyran par un autre, et l’ancienne machine à faire sauter les cervelles par une nouvelle. Autrement dit, pourvu que ces démocraties en train d’émerger grandissent sans tomber malades...
Roger-Pol Droit est philosophe, écrivain et journaliste, son blog est là
Cette chronique a été publiée dans Les Echos du 2 mars 2011.