Quatre-vingt-neuf ! C’est le nombre de fois que Maria Callas aurait chanté cet air, sans conteste le plus célèbre de “Norma”, voire probablement de toute l’histoire de l’opéra. Callas a commencé à Florence en 1948 jusqu’à une dernière soirée parisienne du 29 mai 1965, au cours de laquelle nous raconte Pierre-Jean Rémy “déjà épuisée, à bout de nerfs, brutalement malmenée par une Fiorenza Cossoto qui cherche à tirer à elle son voile de druidesse dans le rôle d’Adalgisa, Maria Callas va s’écrouler en coulisses après un troisième acte quasi comateux”. A lire ces lignes, on se demande s’il ne faut pas plutôt parler d’un troisième round… En tout cas, c’est encore un rendez-vous manqué, qu’inconsolable j’envie aux générations précédentes ! La version que je publie daterait de 1957, enregistrée pour l’Eurovision, autant dire qu’elle est au sommet de sa carrière.
Je ne peux que l’imaginer aujourd’hui dans ce rôle de Norma, la fille du chef des druides, rôle qui exige une présence ou un charisme assez extraordinaire. Précisions qu’elle chante “Casta diva”, au moment où son peuple, les Gaulois (vers 50 av.J.-C.), semble déterminer à se révolter contre l’occupation romaine, incarnée directement sur place par le proconsul Pollione. C’est un chant de paix, Norma affirmant en tant que grande prêtresse du temple druidique, que les Dieux ne veulent pas de la guerre, mais que l’on se rassure, car toujours d’après elle, Rome tombera, non pas victime de nos épées mais de ses propres faiblesses. C’est ici qu’on se rend compte de l’extrême ambiguïté du personnage: lorsque Norma dit cela, elle pense davantage à protéger son amant, Pollione lui-même, qu’à l’intérêt général de son peuple. Prétendant être une sorte d’intercesseur entre les Dieux et les hommes, Norma songe en réalité exclusivement à son amour. Elle confond sa vie intime ou privée avec les préoccupations légitimes de ses compatriotes. Plus tard, réalisant que son amant infidèle la quitte pour une autre, elle est prête à tuer les deux enfants qu’elle a eus avec lui, uniquement pour soulager sa soif de vengeance. Mais Norma n’est pas Lady Macbeth et encore moins Médée, elle ne peut aller jusqu’au bout; en revanche, apprenant que sa rivale est une vierge du temple, son amie Adalgisa, Norma change alors radicalement de discours, entonnant cette fois un chant belliqueux pour inciter les guerriers gaulois à se battre dans le dessein évidemment inavouable de se débarrasser définitivement de Pollione. On peut dire néanmoins que malgré ses inconséquences et ses réactions spontanées de femme trompée, elle mourra comme une héroïne, sacrifiée sur un bûché en voulant sauver son amant…__________
Portrait du compositeur Bellini (1801-1835).