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Anthologie permanente : Yu Jian

Par Florence Trocmé

Extrait du Dossier 0 
 
Fiche no. 1  Histoire de la naissance 
 
 
Son origine n’a aucun rapport avec l’écriture  il est issu des douleurs d’une femme de 28 ans 
 
Un hôpital de vieille renommée  troisième étage  véhiculant des inflammations  des médicaments  des médecins et une morgue 
 
Tous les ans il faut blanchir sommairement à la chaux  consommer beaucoup de gaze  de boules de coton  de verre  et d’alcool médical 
 
Sur le mur on distingue les briques  sur le plancher les veines du bois sont effacées  des choses provenant du corps humain 
 
Ont remplacé la peinture  pas lisses  un peu élastiques  sans rapport avec l’humanité 
 
Sur le bistouri le chrome est parti  le médecin a 48 ans  toutes les infirmières sont vierges 
 
Hurler  se débattre  perfuser  injecter  transmettre  gémir  barbouiller 
 
Tordre  attraper  tirer  couper  déchirer  courir  relâcher  goutter  ruisseler  couler 
 
Ces verbes  sont tous sur place  sur place il n’y a que des verbes  des verbes trempés dans une flaque de sang 
 
“ La tête est sortie ”  proclame le médecin en expert  témoignage : sur la main il y a du sang partout 
 
Sur la blouse blanche il y a du sang partout  sur les draps il y a du sang partout  sur le plancher il y a du sang partout  sur le métal il y a du sang partout 
 
Témoignage :  “ Gynécologie ” “ Interdit de cracher par terre ” “ Un seul enfant c’est mieux ” 
 
Matériaux pour enquête : les rhumes à droite  les laryngites tout droit  “ Toilettes hommes ” 
 
Les rayons X au troisième étage  le service d’hospitalisation en sortant du bâtiment à 100 mètres vers l’ouest  chirurgie en 305 
 
Pour les piqûres faire la queue au rez-de-chaussée  pour les paiements faire la queue au guichet de gauche  faire la queue au guichet de droite pour retirer des médicaments 
 
Un jour rempli de douleur en tout genre  un jour où les nerfs sont tendus à l’extrême  un jour où l’on découpe et où l’on recoud 
 
Un jour de diagnostics et de rechutes  un jour de décomposition et de guérison  un jour de mort et de naissance 
 
Partout il y a des mots pour soigner et des mots pour attraper les maladies  des mots qui cherchent à survivre et des mots au seuil de la mort  partout il y a  
 
Des gestes pour soigner et des gestes pour attraper les maladies  des gestes pour accompagner la fin et des gestes pour accueillir la naissance 
 
Toutes ces vieilles rengaines édentées  collées à  ce premier accouchement  ce tout premier   qui pour la première fois 
 
Cette nouvelle langue  ces nouvelles cordes vocales  ce nouveau crâne  ces nouveaux testicules 
 
Ces choses en mouvement issues de verbes innombrables  reçoivent comme nom un mot plein 0 
 
Yu Jian, Dossier 0, traduction de Sebastian Veg et Jinjia Li, Bleu de Chine, 2005 
 
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(Extrait d’Un Vol)
 
Comme les ténèbres écoutant l’encre  comme l’empire écoutant les complots 
Comme les murs écoutant la chambre  comme le temps écoutant la putréfaction des choses 
Dès le début  j’étais réduit à être écouté 
Un bébé soumis aux cinq sens de l’autorité paternelle  comment aurait-il pu résister à la surveillance de ses yeux et oreilles 
C’est lui qui a dit  pas d’erreur  le prochain avion part de là-bas 
Certaines choses  lorsque tu les comprends  c’est déjà trop tard  certains lieux 
Si j’étais prévenu  je les éviterais avec soin  tel le Paradis 
D’autres endroits  je savais que c’était l’enfer  mais malgré tout 
J’en ai copié la clé en connaissance de cause  selon les dessins 
J’attends toujours l’automne  pour aller au verger sur la rive  j’attends toujours que la neige s’amoncelle 
Pour construire un poêle  c’est toujours après le dernier métro  que j’arrive sur le quai 
Encore en retard  la dernière beauté est déjà mariée 
On ne sait qui a tout fait  lorsque tu t’en rends compte  il est déjà tard 
Tout est déjà accompli  lorsque tu t’en aperçois  les choses sont déjà bouclées 
Les belles choses sont toujours en train de toucher à leur terme  face à ce monde achevé 
Tu n’as rien à répondre  tout a déjà été dit par les autres  tout a été accaparé par les autres 
Pareils à ces ouvriers repêchant des cadavres  dans les airs 
Les mecs en trop  se tournent les pouces  être un poète  c’est simplement faire des histoires pour rien 
Provoquer la colère des parents et des autorités  toujours intempestif  toujours plein d’incohérences 
À chaque occasion d’être décalé  je suis décalé 
Une erreur en entraîne une autre  une autocritique qui ne passera jamais 
Je suis le défaut du monde  sa plaie  une écharde dans son œil  son abcès syphilitique 
Il m’a laissé dans le noir  à qui la faute  c’est lui qui s’est servi de terre 
Pour te façonner  pour le façonner 
Pour nous façonner tous 
 
Je suis un descendant de l’empereur Gaoyang1  un disciple talentueux du vieux Du Fu2
Je suis né le matin du 8 août 1954 dans la province du Yunnan en Chine 
Un plateau en retard sur la Nouvelle Société  là-bas le temps est le ventre flasque des bêtes 
Est le jaune d’un vieil œuf pelé couvé dans le ciel  là-bas 
Les hommes et les dieux vivent en voisins  vénérables propriétaires terriens   sa vérité est valable dans le monde entier 
C’est une belle chose  de descendre une montagne verte une source sur le dos  c’est une belle chose 
Que des meules de paille sur une plaine d’automne  c’est une belle chose  quand le piquant des duvets de pissenlit fait pleurer 
C’est une belle chose  qu’un tournesol épineux et une pelouse jaune sous les eucalyptus 
C’est une belle chose  un après-midi où les juments hennissent 
Que la jambe droite d’un homme entravée par un lantanier trébuche sur un morceau de batik 
 
Je suis déjà sur la route  vais-je le sortir 
Dans les bains publics de San Francisco  les organes incestueux de Ginsberg agonisaient 
Son dictionnaire a été oublié dans une valise orientale  en restant en retard sur les États-Unis il est devenu l’avant-garde de la poésie 
 
Yu Jian, Un vol, traduction de Jinjia Li et Sebastian Veg, Bleu de Chine/Gallimard, 2010  
 
1. Citation approximative du « Lisao » de Qu Yuan. Gaoyang est le nom d’un des « cinq empereurs » fondateurs de la civilisation chinoise selon la mythologie. 
2. Du Fu (712-770) est souvent considéré comme le plus grand poète dans l’histoire de la littérature chinoise. 
 
Li Jinjia 
 
Bio-bibliographie de Yu Jian 
 
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