Quand on est l'auteur d'un blog consacré à des questions aussi techniques que celle de la fiscalité environnementale (même si les implications sont clairement politiques), on est toujours heureux de rencontrer quelqu'un qui partage les mêmes préoccupations que soi. J'ai eu beaucoup de plaisir à échanger avec Pierre Borie, un expert comptable passionné par ces questions. Ces réflexions sont pertinentes et utiles, je voulais les faire partager aux lecteurs de ce blog.
Pierre Borie : Alors que l'on parle d'une importante réforme de notre code fiscal, il
est urgent de s'aviser qu'une fiscalité environnementale est capable non seulement de répondre aux objectifs de clarification et de justice nécessaires, mais de satisfaire aux exigences du bon
sens. "La maison brûle, et l'on ne fait rien !" ? Eh bien agissons, autrement qu'en affichant de bonnes intentions. Eugène Schueller prônait déjà, en 1956, un "impôt sur l'énergie". Tout le monde
est aujourd'hui d'accord avec cela, à condition de ne pas être concerné. Les multiples taxes environnementales qui existent sont largement inefficaces (23ème rapport du conseil des Impôts, 2005).
La taxation du carbone par le biais du système des quotas européens revient à vendre un droit de polluer. Cela n'a pas de sens. Tournons le dos à Coase, et suivons Pigou en taxant les pollutions
sans pitié pour les pollueurs : c'est le seul moyen de les rendre vertueux, et de les faire s'organiser en générant moins d'externalités négatives pour la collectivité. Faisons notre
"Eco-révolution" (CJD - 21/05/2010), changeons de paradigme économique pour faire de l'écologie politique (Corinne Lepage.
Ce n'est pas utopique : les ingénieurs et les comptables sont capables de dénombrer des quantités de polluants intégrés dans une chaîne de production. Que les pouvoirs publics en normalisent les
méthodes de collecte et leur donnent un prix ; cela sera valorisé dans les comptes de résultat des entreprises, pour alourdir leurs coûts et servir de base à une taxation verte. La taxe verte
peut frapper les équivalents-carbone, et tout ce que l'on voudra bien se donner la peine d'inventorier pour un réduire l'impact (déchets, métaux lourds, etc). Le poids de cette taxe sera tel
qu'elle en viendra à remplacer petit à petit la TVA, pour ne pas peser sur les prix. Le consommateur final se tournera évidemment vers le producteur le mieux disant. Celui qui pollue trop devra
s'adapter, ou sera balayé par les plus économes : c'est une dynamique vertueuse qui s'enclenche. Il y aura des sinistres, des laissés pour compte, mais pouvons-nous nous permettre de les laisser
faire ? Dans toute révolution, il y a des victimes, mais la collectivité montre à chacun la voie du salut. Ceux qui préfèreront continuer à polluer depuis ailleurs, verront leurs produits
pénalisés à l'entrée de notre marché. Cela nécessite, bien entendu, du courage politique, notamment vis à vis des lobbies, et une parfaite harmonisation au sein de l'UE. Mais les temps sont
propices pour être entendus de nos partenaires.
Rendons-nous compte que ces bouleversements sont en même temps une formidable opportunité pour nos entreprises et notre jeunesse, qui y trouveront la source d'une croissance nouvelle et d'un
fructueux engagement citoyen : c'est ce que l'on peut appeler du développement véritablement durable, et c'est donner du corps à ce concept de RSE que l'ONU nous demande d'intégrer depuis plus
d'un demi siècle !
Il est heureux que nous puissions débattre publiquement de ces sujets par le biais de "blogs" comme celui-ci. Merci à son concepteur. Espérons qu'ils permettront de faire avancer les idées pour
les rendre incontournables à nos édiles et à nos élus.
Rodrigue Coutouly: Tout à fait d'accord avec votre analyse.
Ce que je défends, en prolongeant le principe du pollueur payeur, consiste à y associer deux modes d'actions complémentaires :
-le produit payé par le pollueur doit être utilisé pou financer les investissements verts. Je ne crois donc pas à une taxe qui remplacerait les taxes existantes (TVA ou autre).
-le pollueur payeur est finement ciblé, comme l'investissement recherché. On entraîne donc une dynamique dans chaque branche et chaque territoire pollué.
Pierre Borie: Je partage vos objectifs. Dans mon esprit cependant, la taxe verte telle je la conçois aura vraisemblablement un tel effet dans les comptes des entreprises qu'elle génèrera un important surcoût qui ne pourra qu'aboutir à augmenter les prix de vente le long de la chaîne de production, facteur d'inflation. Au final, le consommateur ne pourra payer que si le taux de TVA est abaissé. Le produit de la taxe verte pourra bien entendu être utilisé par l'Etat dans le cadre de sa politique environnementale ou d'aménagement du territoire, mais le même résultat pourra être obtenu en amenant les entreprises à financer elles-mêmes les efforts à consentir pour diminuer leur empreinte écologique, simplement en jouant sur le prix de l'unité de pollution. Entre 15 €, 200 € (en Suède) et 700 € (ancien prix payé par EDF aux producteurs privés) la tonne de CO², il y a de la marge, où les pouvoirs publics peuvent se mouvoir de façon discrétionnaire (en concertation cependant avec nos voisins).
Rodrigue Coutouly: Nous avons cependant un point de divergences : vous estimez que la taxation écologique doit être forte pour être dissuasive. Je ne suis pas d'accord : dans ce cas, comme on l'a vu pour la taxe carbone, des forces se conjugueront pour empêcher sa mise en place.
C'est l'esprit du système démocratique qui veut cela. Je penche donc plutôt pour des taxes faibles, voir très faibles, mais dont le prix augmentera inexorablement. Ce qui sera incitatif, c'est l'utilisation de cet argent pour investir dans des démarches non-polluantes.
Je veux donc renverser le paradigme habituel de la fiscalité verte qui veut que l'on va sanctionner le pollueur et que cela sera suffisant.
Pierre Borie: Je comprends très bien vos craintes, et pense comme vous qu'il est préférable
de ne pas jouer au "chamboule-tout" dans un pareil domaine. Mais il faut avoir du courage politique et dire haut et fort ce que l'on veut.
L'économiste Christian de Perthuis, partisan de la taxe carbone, reconnaît que "les groupes de pression vont se déchaîner", mais dit aussi préférer une taxe imparfaite à rien du tout.
Rappelons-nous que le principe "pollueur-payeur" a été adopté par l'OCDE en 1972. C'est bien le pollueur qui doit payer, et pas la collectivité par le biais de l'impôt.
Je suis "pigouvien", parce que je sais que les chefs d'entreprise cherchent à fuir l'impôt, et qu'il leur faut avoir la baillonnette de l'Etat dans les reins pour avancer là où le veut l'intérêt
général. Sans doute vaut-il mieux agir progressivement pour leur laisser le temps de s'adapter, ne serait-ce que parce que la France ne peut pas agir seule en la matière. Commençons par faire en
sorte que la comptabilité de toutes les entreprises, de la plus grande à la plus petite, donne la mesure du poids de C0² mis en œuvre pendant l'exercice, selon des méthodes normalisées, et
qu'elles soient obligées de publier l'information : ce sera bon pour leur communication, et cela permettra de simuler la taxe verte qui viendra se greffer tôt ou tard dessus, en concertation avec
nos partenaires économiques et sous le contrôle des électeurs. Le résultat sera beaucoup plus efficace, et rapidement obtenu, qu'en faisant confiance aux "coasiens" en poste à Bruxelles, qui
réinventent une usine à gaz avec le marché des quotas : ça ne marche pas, et l'on voit bien, en voulant instituer en parallèle une "taxe carbone", que cela revient pratiquement à faire payer 2
fois le consommateur final tant les modalités en sont floues et arbitraires.
Par ailleurs, je ne fais pas confiance à l'Etat pour décider de ce vers quoi il faut investir le produit de la taxe verte : les risques de dérive, de détournement, sont trop grands. Selon moi, il
doit donner les objectifs, et laisser les entrepreneurs choisir le meilleur moyen de réduire leur empreinte écologique.
Rodrigue Coutouly: "pigouvien" "coasiens", est-on obligé de choisir entre ces deux alternatives? Les modèles économiques de ces auteurs ne sont que des modèles construits à une époque qui n'était pas la nôtre.
Je suis d'accord avec vous : appliquer le marché des quotas est un marché de ... dupes!
Mais je ne crois pas à la taxe carbone non plus : elle a déjà montré son inefficacité en n'étant pas mise en place en France. Et ses ancêtres scandinaves ont été installé dans un autre contexte culturel, dans une autre époque et sont davantage comparables à notre TIPP.
ll faut innover et, pour cela, il faut laisser les acteurs économiques agir en toute liberté, tout en permettant aux Etats et aux pouvoirs publics de retrouver du pouvoir sur les choix écologiques : c'est l'esprit de mon système de contributions incitatives. Ne pas faire confiance aux Etats, mais alors quel pouvoir pourra réguler le système?
Pierre Borie: Je ne crois pas que nous ne soyons pas d'accord sur la manière. Dans mon esprit, il ne s'agit pas de taxer plus lourdement les
entreprises et les particuliers -déjà trop largement sollicités dans notre pays-, mais de créer un impôt qui se substitue à d'autres, +/- progressivement, comme la TVA (partiellement) et les
autres taxes environnementales (TIPP...),dont le Conseil National des Impôts lui-même dit la relative inefficacité ; un impôt qui ait une signification pédagogique pour inciter les agents
économiques à agir dans le sens de l'intérêt général pour y échapper, plutôt qu'en fraudant. Un tel impôt aurait certes vocation à voir son rendement diminuer à l'aune de son efficacité, mais en
agissant sur le taux (le prix de la tonne de CO², par exemple), on ne réduirait pas sa contribution au budget de l'Etat.
Une taxe verte ainsi conçue, basée sur la pollution suscitée par la consommation (gaz à effets de serre, déchets, produits toxiques, etc..., elle même quantifiée et valorisée par les marchands de
biens et de services dans leurs déclarations de résultats annuels, frapperait le consommateur final dans la mesure où les entreprises seraient obligées de la répercuter dans leur prix de vente.
D'où la nécessité de réduire le taux de TVA pour ne pas créer de l'inflation. Une telle taxe verte remplacerait la "TVA sociale" que l'on voudrait instituer pour pénaliser les importations non
assujetties aux mêmes coûts sociaux que chez nous. Bien entendu, la France ne peut pas agir seule en ce domaine : il faudrait au minimum repousser les frontières à celles de l'UE. Mais les
circonstances actuelles, la prise de conscience planétaire, me font penser que le moment est propice pour parvenir à un consensus avec tous nos principaux partenaires du monde occidental. Cela
pourrait se traduire par une hausse très significative du coût du transport, et donc enrayer le processus de désindustrialisation chez nous, mortel pour notre société. Je ne vois pas comment
changer de paradigme économique autrement qu'en passant par là. Cela suppose évidemment du courage politique, mais plus nous le déciderons tôt, plus la transition pourra se faire en souplesse,
progressivement.
Rodrigue Coutouly: Je suis d'accord avec vous d'une manière générale, sauf sur un point.
Celui de l'échelle pertinente pour travailler. La majorité des personnes pensent comme vous qu'il faut atteindre une échelle suffisamment conséquente pour que cela soit possible. Et en général, cette échelle donnée est celle de l'Europe.
Je pense que cette idée est un vrai frein car attendre un consensus au niveau européen, c'est retarder des politiques concrètes de plusieurs années, voir de plusieurs décennies !
J'estime préférable d'agir au niveau national ou régional sur des politiques ciblées, sur des niches, au niveau de communautés d'intérêts, parfaitement repérés. Par effet tâche d'huile, ces politiques se diffuseront ensuite car elles démontreront leur pertinence. C'est l'idée que je développe dans l'article http://www.fiscalite-environnementale.net/article-la-fiscalite-environnementale-doit-elle-avoir-une-dimension-internationale-53397052.html