« On a souvent dit de lui qu’il était un curieux personnage, excentrique dans la façon de s’habiller comme un quaker, parfois avec un comportement étrange […] et souhaitant que chaque seconde de sa vie soit réellement utile si bien que son emploi du temps était réglé comme une partition de musique. » [1]
C’est fin 1770, début 1780, que Bentham dévore The Wealth of Nations, ne faisant dès lors presque plus qu’exclusivement référence à Adam Smith, « le père de l’économie politique et un maître génial » [2]. Avec Bentham nous avons affaire à un homme de grands travaux, ambitieux, qui réécrit l’intégralité de chaque système auquel il s’intéresse comme nous le verrons brièvement dans cet article. Ce ne sont pas moins que les domaines de la morale et de la justice, des lois, de l’organisation sociale et de l’économie qu’il prétend réinventer. Cette ambition explique aisément l’importante quantité de ses écrits.
Toute sa vie il essaiera de faire accepter ses travaux aux différents gouvernements qu’il parviendra à approcher, croyant en ces lumières des princes d’Europe qui sauront, espère-t-il, reconnaître le génie et l’utilité de ses écrits. Dès son premier succès de librairie Fragment of Government (1776), Bentham se rapproche de certains cercles politiques, particulièrement des amis de Lord Shelburne où il rencontre Etienne Dumont [3] et William Pitt [4], abandonnant définitivement le barreau pour se consacrer à l’écriture [5]. Il n’hésita pas à se ruiner financièrement dans l’espoir de voir ses projets juridiques et la structure panoptique (organisant la société aux niveaux carcéral, administratif, éducatif et ouvrier) adoptés par un gouvernement. Il tenta sa chance en 1791 auprès de la France et de l’Inde, sans succès. Concrètement, seul son projet du panoptique carcéral sera réellement étudié et lui permettra de recevoir une confortable indemnité de la part du parlement anglais en 1813, dix-neuf ans avant sa mort. On notera que ses préceptes d’éducation seront également adoptés, mais seulement par l’un de ses disciples, James Mill, qui en fera l’expérience douloureuse sur son premier fils, John Stuart. On se réfèrera directement l’autobiographie de John Stuart Mill [6] pour comprendre les liens entre son éducation et la profonde dépression qu’il débuta à l’âge de vingt ans. [7]
Début des années 1780, Jeremy Bentham entreprend un long voyage en Europe dont une escale en France où il rencontre d’Alembert, Morellet et Brissot. Il restera ensuite en Russie entre 1785 et 1787, invité par son frère Samuel, lui même engagé par le gouvernement pour exercer ses talents d’ingénieur. Il livre notamment le premier panoptique à Catherine II de Russie [8] dont Bentham s’inspire et développera abondamment par la suite.
C’est également à cette époque que notre auteur apprend que son ami, William Pitt, désormais premier ministre d’Angleterre, prépare la réduction des taux d’intérêt légaux maximum, de 5 à 4%, occasion à laquelle sont rédigés les fameux Defence of usury. [9] Dans la continuité de la philosophie d’Adam Smith, Bentham s’efforcera par la suite de se dresser contre toutes les usury laws. En revanche ces positions ne placent pas pour autant Bentham en libéral, qui laisse la charge de la défense de la liberté à d’autres :
I have not, I never had, nor shall have, any horror, sentimental or anarchical, of the hand of government. I leave it to Adam Smith, and the champions of the rights of man … to talk of invasions of natural liberty [...] [10]
D’un caractère très affirmé, le « Maître » n’acceptait, selon le témoignage de John-Stuart Mill, aucune critique de la part de ses élèves, exigeant d’eux une dévotion absolue :
John Stuart Mill later recalled with kindly understatement Bentham ‘failed in deriving light from other minds. [11]
As Thomas writes, “Sooner or later all Bentham’s disciples faced the choice of absorption or independence. Though he was a devoted follower of Benthamite utilitarianism”. [James] Mill’s personality was such that absorption for him was out of the question. [12]
Defence of Usury (1787)
L’ouvrage la Défense de l’usure [13] est composé de treize lettres s’opposant à la fixation d’un taux d’intérêt légal et plus particulièrement contre la définition du taux d’usure, ou taux maximal auquel il est possible d’emprunter ou de prêter. Bentham justifie sa position par le principe d’utilité, elle même définie par la balance peine/bonheur, cœur de sa doctrine ; la régulation légale des taux d’intérêt infligerait une peine non compensée aux acteurs du marché, contribuant ainsi à diminuer le bonheur global de la société. Il articule alors sa critique en deux temps. [14] Le premier se pose en question de principe, tout homme libre est le meilleur juge de ses intérêts et devrait pouvoir conclure le contrat qu’il souhaite aux conditions désirées avec qui veut bien y consentir également [15] : le marché libre assure lui même l’harmonie des intérêts entre prêteurs et emprunteurs. Dans un second temps, il estime que plafonner les taux d’intérêt contribue à réduire l’activité de certains prêteurs de capitaux tout en empêchant certains emprunteurs d’accéder aux fonds.
D’un point de vue macro-économique c’est le rythme de la croissance qui risque d’être compromis car prenant sa source dans l’innovation ou, en d’autres termes, l’activité par nature incertaine des « hommes à projets » (Defence of usury, Letter IV). [16] Plafonner les taux d’intérêts rend difficile la distinction entre les bons et les mauvais projets, le capital aura alors tendance à se diriger vers les entreprises dont l’activité est déjà profitable plutôt qu’aux projets plus risqués. Les nouvelles industries sont freinées au profit des anciennes, la croissance du progrès économique est retardé. Il rappelle ainsi [17] que tous les projets sont utiles à la société, même ceux qui n’aboutissent pas et écrit, comparant le marché de l’industrie à une vaste plaine, que « chacun de [s]es gouffres ne se referme qu’après avoir reçu une victime humaine ; mais alors il est fermé pour toujours, et cette partie de la carrière se trouve désormais sans danger pour ceux qui suivent ». [18] L’échec des uns en apportera l’information aux suivants.
Laissez-faire
Pour Bentham, l’intervention du gouvernement ne peut pas augmenter la masse totale de capital de la société mais seulement faire dévier le capital du marché libre pour un usage nécessairement moins productif ; les régulations des gouvernements ne peuvent pas augmenter la richesse de la nation. À ce sujet renvoyons directement à Rothbard :
In short: “the trade of every nation is limited by the quantity of capital. The laissez-faire implication, as Bentham saw, is that government action or spending cannot increase the total amount of capital in society; it can only divert capital from free market to less productive uses. As a result, no regulations nor any efforts whatsoever, either on the part of subjects or governors, can raise the quantity of wealth produced during a given period to an amount beyond what the productive powers of the quantity of capital in hand … are capable of producing.” [19]
Analyse autrichienne des travaux de Bentham
Pour une analyse autrichienne des travaux de Bentham, ainsi que pour les aspects monétaires de ceux ci, on se référera directement à l’ouvrage de Rothbard précédemment cité :
In the course of the defence, there are hints of valuable analysis. Lending is defined as exchanging present money for future’, and other intimations of time-preference or waiting as a key to saving include such phrases as the saver having ‘the resolution to sacrifice the present to [the] future’. Bentham also intimates that part of interest charged includes a risk premium, a kind of insurance premium for the risk of loss incurred by the lender.
[...]
It did not take long for Jeremy Bentham to slide down the slippery slope from Adam Smith and what would be Say’s law back to mercantilism and inflationism. Shortly afterwards, in an unpublished ‘Proposal for the Circulation of a [New] Species of Paper Currency’ (1796), Bentham happily wedded his ‘projecting’ and constructivist spirit to his new-found inflationism. Instead of floating bonds and paying interest on them, the government, he proposed, should simply monopolize all issue of paper notes in the kingdom.
[...]
In his penultimate work of importance on economics, Jeremy Bentham came full circle. He had launched the economic part of his career with a hard-hitting attack on usury laws; he ended it by defending maximum price control on bread. Why? Because the mass of the public would favour cheap bread (assuredly so!), and so there would then be a ‘rational’ and ‘determinate standard’ for the good and moral price of bread, a standard which apparently free contract and free markets cannot set.
[...]
Since consistency was the realm of despised deductive logic, Bentham denied that his opposition to usury laws had any relation to his defence of price control on bread. But while he still maintained that his earlier analysis had been correct, he now offered a crucial revision […]. In short, Bentham, the alleged ‘individualist’ and exponent of laissez-faire, finds that advantage to government outweighs all private disadvantage!
[…]
Continuing on, Bentham approaches the marginalist refutation of the value paradox:
The reason why water is found not to have any value with a view to exchange is that it is equally devoid of value with a view to use. If the whole quantity required is available, the surplus has no kind of value. It would be the same in the case of wine, grain, and everything else. Water, furnished as it is by nature without any human exertion, is more likely to be found in that abundance which renders it superfluous; but there are many circumstances in which it has a value in exchange superior to that of wine.
Puis il résume :
Bentham’s utilitarianism led him to an increasingly numerous ‘agenda’ for government intervention in the economy. Some of this agenda we have seen above. Others items include: a welfare state; taxation for at least a partial egalitarian redistribution of wealth; government boards, institutes and universities; public works to cure unemployment as well as to encourage private investment; government insurance; regulation of banks and stockbrokers; guarantee of quantity and quality of goods.
Rothbard reste très critique quant aux travaux de Bentham bien qu’il lui reconnaisse quelques bonnes intuitions, et va jusqu’à noter que nous devrions lui être reconnaissants d’avoir perdu son intérêt pour la sciences économique en 1804, bien qu’il soit malheureux que cet événement ne soit pas arrivé cinq ans plus tôt ! [20] Puis que « l’infection benthamienne de l’économie via le bacille de l’utilitarisme n’a jamais été curée et reste plus répandue que jamais ». [21]
L’utilitarisme benthamien
Le principe d’utilité est l’essence du système benthamien qui déclare en 1801 dans True Alarm, « all value is founded on utility », toute valeur trouve sa source dans l’utilité.
Il va ainsi établir un tableau complexe visant à comptabiliser les plaisirs et les peines, le fameux felicific calculus, dans le but de comparer et différencier « scientifiquement » ce qui est moral de ce qui ne l’est pas. En effet, pour Bentham, une action apportant (selon le felicific calculus) plus de plaisirs que de peines, est morale et même exigible, l’inverse étant condamnable.
Ainsi, Rothbard nous indique avec sagesse que « la raison, […] pour les utilitaristes, n’est qu’une servante, une esclave des passions. Il n’y a pas de place, alors, pour les lois naturelles d’établir une éthique pour l’humanité ». [22] N’oublions pas cependant que Bentham conçoit l’éthique comme une morale fondamentalement relative au principe d’utilité, comptant la révolutionner par ce notable paradoxe. Il se nommait d’ailleurs lui même le « Newton de la morale ».
Pour une critique des prétentions scientifiques de Bentham en science économique on pourra directement se reporter à l’ouvrage de Rothbard précédemment cité, puis pour une critique plus large du principe d’utilité et de ses fondements, enfin pour celle du classement des plaisirs et des peines.
La réfutation la plus évidente et courante du felicific calculus, dont Rothbard fait mention, consiste à se demander si le massacre de 3 personnes par 100 autres y prenant un intense plaisir suffit à justifier cet acte et à maximiser le bonheur total de la société. Si cette interrogation n’est pas infondée elle est trop extrême. Bentham pose des limites à son propre système ne considérant pas que la mort soit une peine qui puisse être compensée de quelque manière que ce soit, ni, en conséquence, qui puisse maximiser le bonheur total de la société. En revanche il est exact que la misère et les travaux forcés d’une personne pour le bonheur de 10 autres est, dans un paradigme Benthamien, juste et justifié.
(À suivre)
Notes :
[1] « Jeremy Bentham, vie, oeuvres, concepts » de Christophe Chauvet, ellipses 2010, pages 7 et 8
[2] An Austrian Perspective on the History of Economic Thought, Volum II (Murray Rothbard), pages 50/51
« the father of political economy, a great master, and a writer of consummate genius »
[3] Fidèle disciple et admirateur de Bentham, il clarifia ses ouvrages et les traduira en français. Il justifiera sa dévotion en
déclarant que la diffusion des idées de son maître est plus importante que le développement de ses propres thèses.
[4] Futur premier ministre anglais
[5] « Jeremy Bentham, vie, oeuvres, concepts » de Christophe Chauvet, ellipses 2010, page 11
[6] Aisément trouvable en librairie anglophone, éditée notamment chez « Penguin Classics »
Vous trouverez également une version audio ici : http://audiolivres.wordpress.com/2009/04/01/john-stuart-mill-un-modelededucation/
[7] (wikipedia, probablement extrait de l’autobiograhie de JS Mill)
« Cet épisode de sa vie l’amène à reconsidérer l’utilitarisme de Bentham et de son père : il en vient à penser que l’éducation
utilitariste qu’il avait reçue, si elle avait fait de lui une exceptionnelle « machine à penser », l’avait dans le même mouvement
coupée de son moi profond et avait presque tari en lui toute forme de sensibilité. »
[8] http://en.wikipedia.org/wiki/Samuel_Bentham pour plus de précision et de détails
[9] An Austrian Perspective on the History of Economic Thought, Volum II (Murray Rothbard), pages 50/51
[10] Idem page 55
[11] Idem page 49
[12] Idem page 50
[13] http://theme.univ-paris1.fr/M1/hpe/d08/Bentham_usure.pdf
[14] « Jeremy Bentham, vie, oeuvres, concepts » de Christophe Chauvet, ellipses 2010, pages 25 à 27
[15] An Austrian Perspective on the History of Economic Thought, Volum II (Murray Rothbard), page 51
“He grounded his view squarely on the concept of freedom of contract, declaring that ‘no man of ripe years and of sound
mind, acting freely, and with his eyes open, ought to be hindered … from making such a bargain, in the way of obtaining
money, as he thinks fit’. The presumption, in any situation, is for freedom of contract: ‘You, who fetter contracts; you,
who lay restraints on the liberty of man, it is for you … to assign a reason for your doing so.Furthermore, how can
‘usury’ be a crime when it is exchange by mutual consent of lender and borrower? ‘Usury’, Bentham concludes, ‘if it
must be an offence, is an offence committed with consent, that is, with the consent of the party supposed to be injured,
cannot merit a place in the catalogue of offences, unless the consent were either unfairly obtained or unfreely: in the first
case, it coincides with defraudment; in the other, with extortion.”
[16] « Jeremy Bentham, vie, oeuvres, concepts » de Christophe Chauvet, ellipses 2010, page 26
[17] Ibid
[18] p27 Ibid, détail letter XIII, p.182
[19] An Austrian Perspective on the History of Economic Thought, Volum II (Murray Rothbard), page 51
[20] « Three years later, in 1804, Jeremy Bentham lost interest in economics, a fact for which we must be forever grateful. It is
only unfortunate that this waning of zeal had not occurred a half-decade before. »
[21] « The Benthamite infection of economics with the bacillus of utilitarianism has never been cured and remains as rampant and
as predominant as ever. »
[22] « There is no function for reason in setting man’s goals themselves. Reason, for Hume
and for later utilitarians, is only a hand-maiden, a slave to the passions. There
is no room, then, for natural law to establish any ethic for mankind. » ibid p57