En principe seules les oeuvres romanesques sont chroniquées dans de ce blog. Cependant il est judicieux de faire exception à la règle avec le témoignage de Bea Ishmael sur sa condition d’enfant soldat pendant le terrible conflit sierra-léonais des années 90, sa confession apportant en effet un éclairage des plus précieux sur un thème largement repris par les écrivains à l’exemple d’Emmanuel Dongala et son Johnny chien méchant.
Dans son récit où se succèdent les allers-retours entre le passé heureux et innocent d’avant guerre, sa condition d’enfant à la fois monstre sanguinaire et victime, et enfin sa renaissance dans les camps de L’UNICEF, se dessine un des tableaux les plus sombres et dramatiques de notre histoire contemporaine, celui des enfants recrutés comme mercenaires.
Comme tous les autres enfants de son âge Ishmael, douze ans, mène une vie d’insouciance fait d’école et de musique en compagnie de son frère et de ses amis, ses aînés d’une année. Les bruits de la guerre qui enflamme l’est de pays ne leur sont qu’échos lointains et sans conséquences ; un sentiment partagé par la plupart des villageois alentours. Dès lors, quand le conflit embrase leur région, c’est avec incrédulité que les habitants s’enfuient, persuadés que tout redeviendra à la normale dans quelques jours. Mais déjà les premiers crimes marquent de leur encre d’épouvantes les esprits et les corps : à jamais Ishmael se souviendra de cette mère s’enfuyant avec accroché dans son dos le cadavre sanguinolent de son nouveau-né souriant.
« La dernière victime qu’on a vue ce soir-là était une femme portant son bébé sur son dos. Du sang coulait le long de sa robe et laissait une trace derrière elle. L’enfant avait été tué alors qu’elle s’enfuyait. Heureusement pour la mère, les balles n’avaient pas traversé le corps du bébé. La mère s’est arrêtée devant nous, s’est assise par terre et a détaché l’enfant. C’était une fillette. Les yeux grands ouverts, un sourire innocent figé sur ses lèvres. On voyait les balles dépasser de son corps, qui commençait à gonfler. La mère s’accrochait à sa petite fille et la berçait. Elle était trop malheureuse pour pleurer. », pp. 22 et 23.
Privée de familles et de proches, la petite troupe d’amis meurtris ne trouve son salut que dans la fuite : quatre mois de marche hasardeuse pour s’éloigner le plus possible des bruits de canons. Dans leur périple les accompagnent la soif et la faim. Difficile de trouver de l’aide dans les villages traversés : soit ils ont été désertés ou bien les habitants effrayés par les rumeurs d’enfants soldats les traquent comme des tueurs potentiels.
« Plusieurs fois, nous nous sommes retrouvés encerclés par des hommes (villageois) armés de machettes, déterminés à nous tuer jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que nous n’étions que des enfants fuyant la guerre. Parfois, je fixais la lame des machettes en pensant à la douleur qu’elles pouvaient causer. D’autres fois, j’avais tellement faim et j’étais tellement fatigué que je m’en fichais. Dans les villages surpeuplés où nous nous arrêtions de temps à autre pour passer la nuit, les hommes nous tenaient à l’œil. Quand nous allions nous laver la figure à la rivière, les femmes prenaient leurs enfants dans leurs bras et se hâtaient de rentrer. », p.78.
Des rumeurs d’enfants soldats qui se révèlent être l’atroce vérité : égaré et seul à la suite d’une énième fuite à bâton rompu dans la brousse puis d’un long mois solitaire dans la forêt, Ishmael est repéré et enrégimenté avec d’autres gosses de son âge dans l’armée. Pendant deux ans, drogué, affamé, abruti par le sang et les films de guerre, il combat le RUF, mouvement rebelle comprenant aussi dans ses rangs de jeunes tueurs à peine adolescents utilisés aux mêmes fins : tuer, torturer, violer et piller sans faire la différence entre les combattants et les civils. De villages martyrs en fosses communes, Ishmael devient rapidement un enfant soldat des plus redoutables.
« Non seulement mon esprit avait craqué au cours de la première tuerie, mais il avait aussi cessé de tenir des comptes et d’avoir des remords, apparemment du moins. Après avoir mangé et pris la drogue, nous montions la garde pendant que les adultes se reposaient un peu. Je me postais souvent en sentinelle avec Alhaji et nous comptions les secondes pour savoir combien de temps nous mettions à enlever un chargeur vide et le remplacer.
_ Un jour, je me ferais un village à moi tout seul, comme Rambo, m’a-t-il dit une fois en souriant, ravi de l’objectif qu’il s’était fixé.
_ J’aimerais bien avoir un bazooka comme ceux de « Commando ». Ce serait beau ai-je répondu.
Nous avons éclaté de rire. », pp. 164 et 165.
Il n’est pas question ici de détailler le long cortège des horreurs commises par le narrateur. Du reste, jamais dans son témoignage n'est exposée une surenchère complaisante. Seul ressort chez lui le souci de sensibiliser le lecteur aux ignominies commises par ces enfants assassins, si cela est possible un tant soit peu, et de lui faire prendre conscience de l'intensité des crimes commis contre tout entendement.
Une fois l’auteur sorti de cet enfer de deux ans grâce à l’UNICEF, une certitude s’impose : la résurrection à l’innocence de ces enfants est impossible, les plaies sont bien trop profondes. Et si leur réinsertion dans la vie civile est indispensable bien sûr, encore nécessite-t-elle un travail de désintoxication de plusieurs années dans des camps de rééducation où lentement l’auteur réussit à se débarrasser de son addiction aux drogues et à la violence. Etape après étape, il apprend à se reconstruire et à reprendre une vie normale… du moins jusqu’à ce que telle une métastase la guerre avec son contingent d’enfants soldats ne rejoignent la capitale et n'y sème la terreur. De peur d’être reconnu et tué ou bien d’être réquisitionné comme soldat, Ishmael fuit à nouveau, d’abord en Guinée puis aux Etats-Unis où il a la chance d’être recueilli.
Le chemin parcouru est un document saisissant dont il est impossible de sortir indemne. Fort heureusement gratifié d’un succès mondial, ce témoignage représente une arme sans compromission contre la pratique barbare du recours aux enfants soldats dans les conflits modernes. Prévenons toutefois que certains passages d’une grande cruauté peuvent rendre la lecture extrêmement éprouvante.