Ce matin, c’est presque imperceptible, mais il y a une drôle d’atmosphère en ville, un peu bizarre, un rien tragique. Qu’est ce qui a bien pu se passer ce week-end ? Quelque chose d’important, évidemment ! Ce n’est pas la défaite du XV de France devant la perfide Albion, tout de même. Ce n’est pas non plus le jeu de chaises musicales ministérielles, cet espèce de remaniement qui va rien remanier du tout, au plus pousser le tas de poussière sous le tapis !
Ca a été notre grand sujet de discussion, ce midi, à la cantine. «On aurait dit qu’on nous annonçait la guerre», qu’il fallait «se préparer à l’afflux massif de migrants»… A midi, c’est la tradition, la tablée est grande, on parle de tout, absolument de tout, au point que la gente féminine a fini par bouder ce grand rendez vous quotidien de franche convivialité. La palette est vaste, éclectique, on saute souvent du coq à l’âne avec une grivoiserie non dissimulée. Ca bâche sec, ça flatule gras, ça rigole fort, et certaines répliques devenues cultes restent longtemps en mémoire et nous font toujours sourire. De vrais tontons flingueurs.
Mais ce grand moment d’évasion dans notre monde professionnel rigoureux voit sa fin approcher. Le «politiquement correct» nous rattrape inexorablement car nos ministres successifs ont décidé de nous sensibiliser à ce beau principe qu’est la lutte contre «les discriminations» dans le quotidien par une formation individuelle obligatoire. Rien que cela. Dans une feuille de chou d’information interne de la direction, on apprend que la discrimination se définit comme une inégalité de traitement fondée sur l’un de ces 18 critères :
- l’âge
- le sexe
- l’origine
- la situation de famille
- l’orientation sexuelle
- les moeurs
- l’apparence physique
- le handicap
- l’état de santé
- l’état de grossesse
- le patronyme
- les opinions politiques
- les convictions religieuses
- les activités syndicales
- les caractéristiques génétiques
- l’appartenance vraie ou supposée à une ethnie
- l’appartenance vraie ou supposée à une nation
- l’appartenance vraie ou supposée à une race
Le quotidien, c’est dans et hors l’exercice de ses fonctions professionnelles. Normal, après tout. J’ai donc tenté d’appliquer le principe à nos ébats de la mi-journée. Finies les blagues, en particulier sur les blondes ou autres catégories de personnes. Finie aussi l’évocation de notre collègue parti en retraite il y a peu, affectueusement surnommé «le tricératops», ou «Monsieur poireau» (rien à voir avec le blogueur éponyme, que je salue d’ailleurs), pour les cheveux blancs et la queue verte. Bannis également les quolibets sur les défaites continuelles des verts aux pieds carrés face à l’Olympique Lyonnais, les moqueries diverses et variées sur les potes petits, grands, mal habillés, maladroits, endormis, boudinés, qui ont trop froid, qui n’ont pas fait leur caca habituel… Proscrits aussi les qualificatifs fort éloquents à l’encontre de la mignonnette qui vient de passer avec son plateau repas en se dandinant. Partout apparaît les critères d’age, de sexe, d’origine, de moeurs, d’apparence, de handicap, de patronyme, d’opinions, etc, etc… Ca va vraiment être dur de s’exprimer, de comparer, de se moquer.
Pas besoin de formation. Dès demain, muni d’un carton jaune et d’un autre rouge, j’officierai sans état-d’âme pour sanctionner tout écart, et remettre dans le droit chemin toutes ces brebis égarées. A lever mes cartons sans arrêt, je sens que je vais rien manger. Mais on va bien rire.
La société libérale nous pousse à la productivité. Pendant la pause méridienne, on finira par parler… boulot.