Derrière les murs, il y a l’usine. Le bruit assourdissant, la cadence infernale. La fatigue. La machine à café et son jus dégueulasse. Quelques copains aussi. Et de temps en temps la satisfaction d’en voir un partir en retraite, même s’il est dans un sale état. Il y a aussi les cadres, les chefs, les sous-chefs, ces trous du cul qui font semblant de vous porter une quelconque attention mais qui s’intéresse uniquement au fait que vous produisiez le nombre de pièces prévues dans la journée. A l’usine, les satisfactions sont rares. Quand la bécane tombe en rade par exemple. Mieux, si on graisse la patte du régleur avec quelques confiseries pour qu’il fasse durer les réparations, on peut gagner deux heures. Finalement, l’usine, l’idéal, ce serait de la quitter. Mais comment faire quand on a rien entre les mains, pas un diplôme ?
Un homme porte un regard désabusé sur sa condition d’ouvrier. Pas forcément en colère ni revendicatif, il constate, tout simplement. Il passe en revue quelques moments forts qui viennent bousculer le train-train comme la grève ou les journées portes ouvertes. Il s’attarde aussi sur sa vie en dehors de l’usine : une femme, qu’il n’a sans doute jamais aimée. Une maîtresse qui le comble sexuellement. Et puis l’image du père, disparu depuis peu.
Le texte de Robert Piccamiglio me parle. J’ai eu la chance de passer quelques mois à l’usine pour payer mes études. Je dis la chance car rien ne m’a donné plus envie de réussir les concours qui font aujourd’hui de moi un petit fonctionnaire satisfait du métier qu’il exerce. Je me rappelle ces réveils au milieu de la nuit pour se retrouver, à l’aube, les yeux collés, debout devant une machine qui ne vous attend pas en vous demandant comment vous aller faire pour tenir le coup pendant huit heures. Et ces ouvriers, taiseux ou expansifs, coléreux ou un brin neurasthéniques, la plupart attachants.
Loin des clichés véhiculés par les journalistes, des discours formatés des politiques et des syndicalistes, Robert Piccamiglio, qui a passé plus de trente ans à l’usine, fait découvrir au lecteur la solitude et l’angoisse de l’ouvrier. De la littérature prolétarienne comme on n’en fait plus, dans la lignée des grands anciens, Navel et Poulaille et tête.
Les murs, l’usine de Robert Alexie, Éditions Alphée, 2010. 220 pages. 19,90 euros.
L’info en plus : R. Piccamiglio avait publié un premier texte intitulé Chroniques des années d’usine aux éditions Albin Michel en 2002. La quatrième de couverture se passe de tout commentaire : La pluie et le froid du petit matin, l'odeur entêtante de la machine à café, la lenteur du jour ouvrable, l'attente du week-end et des congés, les photos de filles à poil que l'on regarde pour penser à autre chose... L'usine dont nous parle Robert Piccamiglio n'est pas celle des journalistes, des sociologues ou des patrons, ni même celle des "travailleurs", comme disent les leaders syndicaux. C'est un espace immense et hostile qui dévore le tiers de la vie d'un homme, une zone de bruit, d'angoisse et d'ennui, où il va falloir chaque jour se battre, attendre, rêver peut-être... Ces pages de solitude, de révolte, de secrète affection aussi, évoquent un monde totalement inconnu de la plupart d'entre nous. Parce qu'il n'arrive presque jamais, à cause du bourdonnement des machines et de la fatigue, qu'un ouvrier devienne écrivain.