A midi, puis le soir, il y a une halte pour le repas. Tout le monde a prévu son pique-nique. Ma maman aussi, mais elle n'avait pas vu assez large, j'avais de quoi manger pour deux repas, je n'avais pas de glacière et en plein été, tout a rapidement daubé. Bizarre, d'habitude elle est très prévoyante sur ce point. J'ai un peu d'argent en poche, des francs et des devises, mais j'ai peur de manquer, alors je n'achète rien.
Je ne sais pas non plus comment j'ai réussi à passer la frontière. Je n'ai attiré l'attention de personne. Mon passeport a bien été consulté par les douaniers, mais aucune question, encore une fois. En fait, cela m'arrangeait, je ne voulais pas qu'on me remarque, je voulais juste arriver à bon port.
Finalement, je n'ai pas eu de vrais soucis pendant ce voyage et je n'étais pas vraiment inquiète, encore moins consciente du danger potentiel qui pouvait m'entourer. Sauf peut-être au petit matin, le lendemain. Quand, sur l'aire d'autoroute, pendant une pause pipi, j'ai craqué et je me suis payé un petit café au lait pour le petit-déjeuner (que j'ai dû demander dans une langue étrangère, j'avais déjà quitté la France). Dans la fraîcheur matinale, après une mauvaise nuit à dormir assise dans mon fauteuil, je savoure ma boisson chaude et je m'attarde un peu au comptoir. En sortant du café, je vois mon autocar passer devant moi : je me retrouve à faire de grands mouvements de bras pour que le chauffeur me voie et daigne s'arrêter. Il me passe un savon parce que je suis en retard! Je regagne ma place honteuse et surtout le coeur battant : on a failli m'oublier sur une aire d'autoroute à l'étranger, je voudrais bien ma maman...
La fin du voyage approche, on annonce la ville où je dois descendre. Je me prépare, je reste debout devant la porte pendant au moins une heure : j'ai trop peur de m'endormir et de rater mon arrêt! Heureusement, ma tante sera à la gare routière pour m'accueillir, je pourrai me blottir dans son giron et la laisser me coller deux gros baisers joyeux sur les joues.
Sauf que... sauf qu'il est à peine 12h, l'autocar arrive à la gare routière et ma tante ne viendra pas avant 17h, comme nous en avions convenu. Je descends les marches et mes compagnons de voyage retrouvent leurs familles, ça s'embrasse dans tous les sens, ça rit à gorge déployée et ça s'en va bras dessus bras dessous. Pourquoi tout le monde est au rendez-vous sauf ma famille à moi? Pourquoi nous a t-on dit 17h au lieu de midi?
La gare se vide peu à peu, je me retrouve seule. C'est dimanche, c'est l'heure du déjeuner, c'est la canicule, il n'y a pas foule. Je m'assieds sur un banc, je réfléchis. Alors que j'ai tout affronté avec beaucoup de maturité, je me retrouve comme une petite fille qu'on a oubliée. J'ai les larmes aux yeux, je suis arrivée, j'y suis arrivée, et pourtant je suis encore seule au bout du chemin.
J'étudie le champ des possibles : rouiller à la gare routière jusqu'à 17h, ce qui me laisse 5 heures pour ruminer ma solitude. Ou prendre mon courage à deux mains (encore une fois) , traverser la grande avenue à 4 voies où les voitures ne cessent de circuler à toute vitesse, et aller passer un coup de téléphone dans le café en face. Je vérifie que j'ai bien le numéro et un peu de monnaie. Je n'ai pas beaucoup d'argent, je me prends à prier pour que le prix d'une communication n'ait pas trop augmenté depuis l'année précédente.
Je pousse la porte du café, celui-ci est désert. Le patron me regarde, la mine patibulaire. Il n'a rien de rassurant, mais en même temps, il me semble que c'est bien le premier à se demander ce que je fous là, toute seule. Avec un accent à couper au couteau (et pourtant, je suis bilingue), je lui demande si je peux téléphoner. Il est méfiant, il doit penser que je n'ai pas d'argent, et puis je dois avoir une mine de déterrée. Mais il me pointe le combiné avec son menton.
A cette époque, il n'y avait que deux téléphones dans tout le village, ma tante n'avait pas de ligne directe. Il fallait que je téléphone au café du village, que je demande qu'on aille la chercher, que j'attende une dizaine de minutes, puis que je rappelle pour pouvoir enfin lui parler. A l'heure du téléphone portable, cela semble complètement absurde et pourtant, c'était bien comme cela que ça fonctionnait.
A partir de maintenant (sic!), il fallait que j'aie de la chance : que le café du village soit ouvert, que quelqu'un d'aimable aille chercher ma tante, qu'elle soit à la maison et non pas à la plage comme je le craignais. Tout n'était qu'un concours de circonstances.
Je crois que ma bonne étoile a dû finir par avoir pitié de cette adolescente de 14 ans qui zonait à 2000km de la maison. Ma bonne étoile a attrapé ma tante au vol tandis qu'elle partait à un repas dominical en famille et lui a dit que je l'attendais. Et elle est arrivée, une heure après.
Voilà comment j'ai traversé l'Europe toute seule, à même pas 14 ans. Il aurait pu m'arriver plein de choses, et personne ne s'est étonné de ma présence, à aucun moment. J'en garde une certaine fierté, mais aussi le sentiment d'avoir grandi un peu trop vite à mon goût. Cet été-là a vraiment marqué une rupture avec l'enfance, mais aussi avec mes parents et a, sans aucun doute, conditionné ma vie d'adulte. J'ai longtemps attendu que quelqu'un me raconte la même histoire pour que je puisse enfin accepter que ce type de voyage est "normal" pour une jeune fille de 14 ans. Peut-être mon récit va-t-il recueillir quelques témoignages dans ce sens, pour que je me sente moins seule.
J'espère que le voyage t'a plu, il a remué pas mal de choses en moi! Merci pour le divan!