On est toujours jaloux de la littérature des autres

Par Ancion

On ne choisit pas l'endroit où l'on naît

Encore moins le moment

Ça se fait comme ça neuf mois après un moment d'égarement

Ou de fureur terrible et passionnée

On ne choisit pas

On fait avec

 

On fait avec

ça pourrait être la devise de ma patrie

Je viens de Belgique

Ce petit pays dont on dit – en ce moment - qu'on ne le gouverne pas

Alors qu'il y a six gouvernements en place

- et un seul hors d'état -

Mais on fait avec on ne choisit pas

Je suis né là

au début des années soixante-dix

ces années qui n'ont jamais existé en Belgique francophone

on les a remplacées par les années septante

J'ai grandi dans ce pays-là

Avec de la famille dans celui-ci

J'aimais ce Québec où l'on faisait pousser mes deux cousines

Année après année

Dans des écoles fermées pour cause de tempête de neige

En hiver

- ça me faisait rêver -

Et fermées en été

une fois la neige fondue

Pour cause de vacances en Belgique

Dans le jardin de ma grand-mère

J'ai grandi avec dans un coin de la tête

Ce Québec-ci qui bouillonnait

Celui que l'on réécoute ce soir

Avec son français aux couleurs rouges d'érable

Avec ses mots et ses histoires

Dont je ne connaissais que les contours

et les échos

Ces histoires d'indépendance et de souveraineté

De combat pour la langue

Alors qu'on ne se battait chez nous que dans la cour de récré

Et encore pas très fort

On est toujours jaloux de la littérature des autres

Celle du Québec en ces années-là me faisait rêver

L'idée que la littérature puisse se chanter se gueuler

Se mêler au monde pour le changer

Se mêler de politique

Que les livres puissent s'écrire et se lire au milieu des gens

avec non seulement quelque chose à dire

mais aussi à gagner

Que la littérature risque par moment la prison

Ou la victoire

C'était à rendre pâle d'envie

Le petit Belge que j'étais

dans sa littérature endormie

Où l'on coupait les cheveux en quatre

Pour savoir si oui ou non

La Belgique

Ce petit machin laissé pour compte

Avait droit à son histoire

Ou si elle n'était qu'un département de France mal annexé

Mal indexé dans la grande histoire littéraire

Sorte de toilettes au fond du jardin de la Cacadémie française

Alors qu'ici

Non seulement il y avait une littérature

Mais elle se soulevait

Comme le couvercle d'une marmite à pression mal fermée

Comme la levure d'une génération

Une littérature levure poussée par son imaginaire

L'image me plaît

On voit les bulles d'air dans la pâte

Pour respirer

On est toujours jaloux de la littérature des autres

De toute façon

Et c'est très bien ainsi

La jalousie est un excellent moteur

De découverte

D'exploration

Et d'écriture

Aussi plus tard à l'Université

Quand j'ai dû lire et étudier ces textes aux titres importés

qui se mêlaient en une grande fête :

La vallée des rapaillés

Prochain épisode dans la vie d'Emmanuel

L'amélanchier hurle

ou encore

Salut, la grosse Galarneau est enceinte

J'avais l'impression que ma langue dans tous ces livres-là

Avait plus de sens que ma petite langue à moi

Qu'elle prenait de l'ampleur

Qu'on lui avait ajouté cette drôle de levure aux saveurs d'automne

J'avais l'impression que publier des livres et que monter sur scène

Cognait plus fort ici

Dans les veillées

Dans les assemblées

Dans les chansons

Que chez les vieux libraires d'Europe

Et dans ces universités poussiéreuses

Où la littérature ressemblait à un cadavre depuis longtemps enterré

Qu'on ressortait du formol pour mieux la disséquer

Mes impressions étaient sans doute fausses

Et déformées

Ce n'est pas grave

On est toujours jaloux de la littérature des autres

De toute façon

Et c'est très bien ainsi

Au même moment vous rêviez peut-être d'Hergé ou de Magritte

De Verhaeren ou de Simenon

Qui sait

C'est ce qui nous manque

qui donne envie de découvrir le monde.

On dit parfois que la littérature c'est l'évasion

Mais la littérature c'est le voyage et c'est la vie

C'est le rêve

C'est le réveil après le rêve

Et le sommeil quand on a les yeux cernés

Les yeux fermés et grand ouverts sur le monde intérieur

la littérature c'est tout ça et tout le reste

Et c'est si beau quand ça se partage

Sur la place du village ou les quais du métro

Que ça vaut bien une indépendance et une révolution

Mes impressions sons sans doute encore fausses

Et déformées aujourd'hui

Ce n'est pas grave

Elles m'ont permis de croire depuis toujours

Qu'on peut écrire tout seul

Dans sa petite langue à soi

Celle que l'on brasse à l'intérieur

Et que ces mots qu'on pense tout bas

Lâchés à haute voix

Sont les armes d'une révolution en marche

Une révolution qui ne s'arrête pas à un drapeau

À un combat

À un choix sur un bulletin de vote

Qu'elle est une forme de résistance permanente

Un acte de foi

Un passe partout

Qui ouvre une porte oubliée

Sur l'autre bout du monde

Sur un continent où l'on n'a pas encore mis les pieds

Où l'on retourne cependant chaque soir

Plein d'espoir

Tout seul

A sa table

Creusant à l'intérieur de soi

À l'intérieur des textes

Pour inventer ces pays libres qui n'existent pas

Tant qu'on ne leur a pas donné vie

On est toujours jaloux de la littérature des autres

C'est vrai

Mais à tout prendre l'herbe me semble plus verte sous la neige

D'une province qui veut s'émanciper

Que sous le ciel gris d'un pays morcelé

qui a renoncé à la fois

à la révolution et à ses rêves

Ce texte a été écrit et lu hier en public à Montréal, le 26 février, à l'occasion de la Nuit Blanche à la Grande Bibliothèque, dans le cadre du Cabaret Pas Tranquille, hommage à la littérature de la Révolution tranquille.

Merci au passage à l'UNEQ, qui a proposé de me joindre aux festivités (et tout particulièrement à Denise Pelletier) puis à Olivier Kemeid qui a orchestré la soirée.