Magazine Culture
(suite d'une réflexion théorique,
entamée autour de Walter Benjamin
puis contre Bayard & Dantzig)
Il y aurait beaucoup de choses à redire quant à ce que nous raconte Antoine Bello dans une interview récente au magazine Chronic'art (1) : son ton d'autosatisfaction hautaine qui y affleure crescendo, sa vision fade et réductrice de l'œuvre borgésienne, son affiliation trop voyante et surtout trop exclusive aux théories de Pierre Bayard, son effarant mépris pour la philosophie, sa méconnaissance manifeste de la littérature française contemporaine... Mais parmi toutes ces positions (ou plutôt, non-positions) si discutables, il y en a une qui, si l'on y prend bien garde, relève en réalité de la manipulation : c'est sa vision a priori généreuse du lecteur-créateur. Que dit exactement Bello ? A son interlocutrice qui lui dit que dans son dernier roman il ouvre « la porte à tous les délires d'interprétation », il répond : « C'est le thème bayardien par excellence. C'est-à-dire qu'il y a une première création au moment de l'écriture, et puis il y a un deuxième acte créateur qui est la lecture, l'appropriation du texte par le lecteur. Un acte qui peut être répété, car il y a autant de lectures que de lecteurs, et aussi un acte répété dans le temps, car on peut relire un livre, en ayant vécu des choses différentes. Un très grand livre de Bayard, Comment parler des livres que l'on a jamais lus ?, se termine par cette phrase, je crois : Lire, c'est créer. Vous êtes tous des créateurs en puissance. Pour moi, cela était essentiel. Je voulais que le roman soit indécidable, qu'on ne sache pas si Brunet avait tué ou pas. » (2)
Si on lit rapidement ces déclarations pleines de douce préoccupation pour son lecteur idéal et de théorie littéraire vaguement reprise de seconde main, on pourrait penser que la vision qu'a Bello du lecteur-créateur est à la fois pleine de bon sens et joliment séduisante. Et pourtant, n'hésitons pas à le dire : le lecteur-créateur selon Bello est bien le pire qui puisse se concevoir. Car lorsqu'on replace ces paroles dans le contexte général de l'interview, une apologie globale du roman policier comme technique littéraire à raffiner indéfiniment, comme piège de petit malin à déjouer et comme structure mystérieuse à reconstruire, elles prennent soudain un tout autre sens, le sens d'un appauvrissement, voire d'une aliénation. C'est une conception qui veut faire croire au lecteur qu'il a l'occasion de devenir lui-même créateur, alors qu'en réalité elle ne lui fait que l'aumône d'une petite place commisérante dans son propre système ; elle donne l'illusion au lecteur de devenir si facilement, par le simple geste de tourner les pages et de se creuser un brin les méninges,l'égal d'un écrivain, alors qu'elle le laisse plutôt captif de son impuissance dans les rouages qui emprisonnent sa pensée en l'encadrant ; elle fait mine d'élèver la lecture au rang d'acte important, pour de facto mieux occulter tout ce qui doit suivre la lecture et qui est justement le plus important et le plus périlleux. Se livrer au délire interprétatif, à la prolifération des hypothèses, arpenter la construction qui nous a été proposée, n'est pas un acte créatif en soi : c'est, au mieux, élaborer une multiplicité stérile et sans conséquence, au pire, accepter de demeurer aveugle à tout ce que le dehors de l'œuvre réclame de nous à titre bien plus vital et engageant. Ce que Bello appelle lecteur-créateur, c'est tout simplement une étiquette joliment trompeuse collée sur ce qui n'est autre qu'un fan, dans ce qu'il a de plus condamnable : un lecteur qui accepte, dans l'exclusivité d'une passion ou d'une fascination, de rester prisonnier du livre qu'il lit et qui se fait volontairement ignorant de tout ce qui ne relève pas de cette exclusivité. Le lecteur-créateur de Bello est un ancien adepte des « livres dont vous êtes le héros », pour qui le mécanisme savamment huilé d'une intrigue policière a remplacé les dédales puérils des manoirs vampiresques et autres cités barbares. L'accumulation des indices et des interprétations aura beau prendre les proportions les plus impressionnantes, elle n'acquérera pour autant aucune importance vitale per se. L'écrivain qui travaille pour l'empilement futur d'une somme célébrant un savoir fictif, ne fait donc que créer son propre mémorial narcissique : « voyez le livre si rusé que j'ai conçu, confrontez-vous à mon intelligence ». Alors, le lecteur, qui pourrait se croire élevé à une nouvelle dignité, et qu'on ne fait en réalité que davantage humilier et mépriser en l'entretenant dans des illusions, ne trouverait plus comme voie ultime que le délire absolu, où tout ce qui n'appartient pas à sa fascination disparaît purement et simplement – alors que son trésor misérable n'est, hors de sa bulle, guère autre chose que des figurines de sable inéluctablement condamné à filer entre ses doigts. C'est, d'une certaine manière, ce qui était arrivé aux alentours de 1610 à ce pauvre Don Quichotte. Comme le disait si magnifiquement Michel Foucault, « Tout son être n'est que langage, texte, feuillets imprimés, histoire déjà transcrite. Il est fait de mots entrecroisés ; c'est de l'écriture errant dans le monde parmi la ressemblance des choses. » (3) Que le livre soit bon ou mauvais, peu importe : le fan est contaminé par l'interstice fantasmé du texte, par ce « déjà transcrit » qui ne peut plus être transformé et impose son diktat, et les portes du dehors, qui sont les vraies portes de la création, lui resteront closes, dans son regard irrémédiablement voilé et distordu. Il n'y a plus de prise avec le monde, celui-ci ne peut plus être déplié ; et dès lors les forces de la littérature, au lieu d'être célébrées comme elles le devraient à chaque livre se devant d'être un petit événement, en sont au contraire endeuillées. En d'autres termes, aux puissances de l'éxégèse, on substitue l'inanité de l'énigme ; à l'imagination et à la « pensée du dehors », le système et la prison. Bref, comme le dit si bien Antonio Werli, nous n'avons plus un lecteur-créateur, mais un lecteur-créature, une créature muselée et tenue en laisse sans s'en rendre compte, et à qui on demande d'être reconnaissante de sa captivité.
On pourrait en rester là de la rapide mais nécessaire dénonciation de tels trompe-l'œil. Mais, puisqu'aucune théorie littéraire digne de ce nom ne peut se passer d'un rapport actif avec le lecteur, avec celui-là même qui lui donne sa raison d'être, ce serait rater l'occasion de réinterroger, de manière évidemment moins basique, ce concept de lecteur-créateur, qui a l'air d'aller de soi, mais qui nécessiterait peut-être un redéploiement ou une modulation. Dans les propos de Bello, on retrouvait d'ailleurs la notion de base de ce concept : un lecteur qui, par le seul acte de sa plongée dans le texte, accomplit déjà un second acte de création, prolongeant le premier qui serait l'acte d'écriture. Il y aurait donc autant d'actes de création que de lectures, autant de nouveaux avatars de l'œuvre qu'il y a d'expériences personnelles venues s'y confronter, ou plus exactement s'y dissoudre. Le corollaire de ce système, serait une œuvre de départ qui saurait organiser d'avance le délire interprétatif, en instituant le texte comme un cryptage offrant au lecteur le plaisir durable d'un accomplissement durement obtenu (élégamment résumé par Bello, cela donne : « le lecteur doit bosser »), et ce travail d'enquête, de repérage, d'élucidation, serait l'acte de création censé le placer au même rang que l'écrivain qui lui a offert l'occasion de se dépenser et de se dépasser, tout en s'évadant de sa mesquine existence quotidienne.
Il se peut cependant que le processus de création qu'on associe à la lecture soit plus compliqué que ça, voire même que le mot « création » ne lui soit pas tout à fait si adéquat. Depuis que Stanley Fish, à l'aube des années 80, a énoncé la théorie du « lecteur-faiseur de texte » (4), il va de soi que les textes ont perdu de leur superbe en matière d'autonomie et d'autosuffisance, et que les cadres des « communautés interprétatives » fonctionnent encore. L'interprétation, autrement dit, l'éxégèse, est-elle un acte créateur en soi ? Bien évidemment, oui ; mais parce qu'elle est le produit des processus d'imagination, qui eux s'accomplissent dans le voyage à la fois aveugle et kaléidoscopique de la lecture – aveugle car pris dans le flux de tous les mots, multiple car à chacun rencontre de l'un d'entre eux notre imagination entre en connexion ininterrompue et imprévisible avec tout le trésor de savoir que nous avons thésaurisé au fil de toutes les lectures précédentes. Et à ce stade, l'éxégèse se retrouve donc aussi libre, au point de vue créatif, que le créateur à proprement parler (l'écrivain) qui s'emparerait d'une de ses parties pour la transformer, parce qu'à ce moment là l'intégrité du texte n'est déjà plus à l'ordre du jour. Pour le dire simplement : les livres, surtout les plus grands, survivent toujours aux outrages qu'ils peuvent sembler subir. On a donc pas besoin, comme Umberto Eco, de sauver les apparences universitaires en opposant de manière rigide « utilisation libre » à but artistique (sous-entendu : tolérable) et « interprétation d'un texte ouvert » dans un cadre académique (sous-entendu : préférable) (5). Les deux sont des flèches de pensée, des groupes d'images de pensée en mouvement, et c'est bien tout ce qui compte.
D'accord, donc, pour des lecteurs-créateurs ; mais à condition que la lecture et la création soient considérés, non comme une simultanéité, mais comme une succession - indispensable succession de la capture et de l'évasion, de l'appropriation et de la redisposition, où plutôt que de parler de recréation interne à l'œuvre, on parlerait de traversée de l'imagination, suivie d'un démontage et d'un remontage des éléments capturés (ce qui fait que ce ne serait pas le livre qui serait recréé, mais bien plutôt son image globale). A la croisée du siècle précédent et de celui qui n'en finit pas de commencer, ce ne sont pas les romans non-linéaires, nous laissant à nous, lecteurs, le choix de notre cheminement, qui manquent – depuis Marelle de Julio Cortázar jusqu'à La Maison des Feuilles de Mark Z. Danielewski. Mais la liberté qu'ils nous accordent n'est jamais totale : le livre est une gigantesque exaltante machine qui, en réalité, nous prévient d'elle-même que, quel que soit dans le labyrinthe notre choix d'orientation, celui-ci a forcément été prévu d'avance dans la manipulation envisagée de toutes les combinaisons. Notre liberté est de circulation, mais non de conception ; le roman-spirale nous happe, nous englobe, exige tout de nous, mais ce n'est bien entendu pas le statut de créateur qu'il nous offre en retour. Le don du roman est d'abord un don d'imagination, et non de création. Il déploie, déplie, ce qui nous était caché dans la trame du monde ; il fixe, transfigure et transmet, offre avec la générosité du voyant un montage d'éléments hétérogènes qui prennent sens tous ensemble pour former une image de pensée assez puissante pour dépasser la forme globale du livre proprement dit (un peu comme, chez Bergson, l'âme est plus vaste que les circuits neuronaux qui l'abritent), image elle-même constituée d'une série d'images de pensée constituées en constellations mouvantes, et qui toutes ensemble dépassent les limites de la littérature seule. Lu, le livre n'est pas créé comme nouveau, il n'a fait que révéler l'une des potentialités dont sa polymorphie recélait le secret, tout était déjà là dans le jeu de sa mécanique probabiliste. Et c'est donc, dans notre imagination, quand la spécificité de la littérature s'efface, que la pensée et donc la création peuvent commencer, là où cette même imagination s'est trouvée magnifiquement bouleversée et donc à tout jamais devenue autre.
Un très bel exemple (un peu lié à certains membres du FFC) : lorsque la traduction française de La Maison des Feuilles a paru en , il s'est aussitôt constitué autour de ce livre extraordinaire une petite communauté de lecteurs passionnés, qui passèrent de longues soirées à rechercher et débusquer, dans une vaste paranoïa joyeuse, les références, secrets, codes, allusions qui fourmillaient de page en page, établissant des rapports, reconstituant des circulations, bref se dévouant à la tâche folle (car jamais finie) de retrouver toute l'entièreté de l'image éparpillée sur chaque pièce de puzzle. S'ils s'en étaient tenus là, à cette danse tribale autour du cult book, ils seraient retombés exactement dans les reproches énoncés plus haut. Mais ce ne fut pas le cas : la Maison des Feuilles a libéré chez ces lecteurs des puissances de création, que ce soit dans l'art de la fiction ou dans la manipulation fantastique des photographies, poèmes, nouvelles, photos qui ont commencé à prendre la forme d'un arrangement rhizomique, disposé sur un site Internet, Darbraleph' (hélas disparu depuis) sous forme de « Rubik's Cube », dans lequel on entrait sans savoir comment ensuite en sortir, – ce qui paradoxalement accomplissait à la perfection ce qu'il fallait faire par rapport au livre de Danielewski, à savoir enfin en sortir par une transformation,après y avoir si longtemps séjourné dans l'exploration.
C'est, une fois de plus, chez Deleuze & Guattari, que l'on trouvera les mots qui peuvent illuminer le chemin vers la meilleure perspective. « Suivre n'est pas du tout la même chose que reproduire » (6) : dans la queue de la comète où nous suivons l'oeuvre, dans cet axe toujours mouvant où tout virevolte et tournoie, le plaisir du texte nous aveugle temporairement par la jouissance qu'il nous procure – mais ce ne doit jamais être pour en reproduire le noyau irréductiblement original. Lorsque, dans l'acte de lecture, la prise de connaissance s'interrompt, c'est alors au tour de notre imagination de se mettre en marche : comme dans le « théâtre de la mémoire » de Giulio Camillo, ou dans les roues concentriques mobiles de Giordano Bruno, c'est là que les éléments parfois les plus éloignés se recombinent les uns avec les autres et entrent en contact avec le dehors, en vue de leur indispensable remontage. Le dehors, l'appel du dehors, c'est l'énergie dont se nourrit notre imagination pour constituer, par la naissance de la pensée, de véritables machines de guerres. « Mettre la pensée en rapport immédiat avec le dehors, avec les forces du dehors, bref faire de la pensée une machine de guerre, c'est une entreprise étrange dont on peut étudier les procédés précis chez Nietzsche (…) – s'il est vrai que cette contre-pensée témoigne d'une solitude absolue, c'est une solitude extrêmement peuplée, comme le désert lui-même, une solitude qui noue déjà son fil avec un peuple à venir, qu'invoque et attend ce peuple, n'existe que par lui, même s'il manque encore… » (7). Le « peuple qui manque » dont parlait Paul Klee, et dont nous avons un besoin vital, ce n'est bien entendu pas un peuple de lecteurs-créateurs encombré par les amateurs de mots-croisés et rébus policiers, mais tout simplement, primordialement, un peuple de lecteurs sans lesquels les créateurs ne sont rien, des lecteurs assez lucides, assez informés, pour savoir qu'il leur incombe d'investir l'alliance de leur puissance personnelle et de leur imagination dans une sphère politique au meilleur sens du terme. Encore une fois, Deleuze & Guattari : « Dans l'espace lisse du Zen, la flèche ne va plus d'un point à un autre, mais sera ramassée en un point quelconque, pour être renvoyée en un point quelconque, et tend à permuter avec le tireur et la cible. Le problème de la machine de guerre est celui du relais, même avec de pauvres moyens, et non pas le problème architectonique du modèle ou du monument. Un peuple ambulant de relayeurs, au lieu d'une cité modèle. » (8) De l'écrivain au lecteur, du lecteur vers un autre acte de création qui puisse donner naissance à un événement, de cet événement à un nouveau lecteur, d'un lecteur à un autre lecteur (et ici le mot lecteur doit devenir immense : lecteur des mots, mais aussi des images, des voix, des sensations), tout cela dans la transformation et l'usage hétérogène décomplexé des images de pensée – effectivement une course de relais dont on doit espérer qu'elle ne connaisse jamais de fin, qu'il ne se trouve jamais qu'un relayeur soit absent au moment le plus critique, alors que la flèche que nous relayons, incarnant chaque fois dans son frêle envol toute la Kulturwissenschaft de notre époque, est en permanence menacée, soit de s'égarer, soit de se figer. C'est une entreprise toujours à recommencer, en but à tous les découragements, minée par les emprisonnements de la société, par la fragilité de nos corps, par la faiblesse de nos volontés, et une entreprise qui ne se présente jamais dans l'ordre le plus évident. « Le nomade sait attendre, et a une patience infinie » (9) : autrement dit, le lecteur, quand il se veut créateur (i.e. penseur nomade, sans attaches de culte ou d'enquêteur, sans limitations de disciplines ou de catégories), sait attendre que le bon texte, la bonne phrase se présente, dans une sorte d'heuristique personnelle qui n'est pas sans ressembler à la règle de bon voisinage d'Aby Warburg : « le bon livre auquel tu ne penses pas se trouve à côté du mauvais livre auquel tu as tout de suite pensé ». Nos combinaisons ne se produisent pas selon l'ordre des hiérarchies, des monuments, des arbres généalogiques : elles s'enrichissent et se métamorphosent selon les rencontres impromptues, les poussées folles d'enthousiasme, les abymes qui brusquement viennent creuser des failles dans nos apprentissages, ces mêmes apprentissages qui ne devraient jamais cesser une fois que les portes de l'étude obligatoire se sont refermées et que les lois du travail nous ont engloutis.
« Comment la culture est-elle transmissible ? », se demandait Nietzsche il y a très exactement cent-quarante ans. A cette question vitale, il répondait, tranchant : « Pas par la pure connaissance, mais par la puissance personnelle. » (10). Le savoir et la force de pensée des oeuvres, mêmes les plus extraordinaires, sont toujours menacés d'immobilité, celle que créent les académismes, les fandoms, les séparations tenaces entre highbrow et lowbrow qui s'ignorent mutuellement avec méfiance ou mépris. Devenir un peuple de relayeurs, accéder à la puissance, c'est aussi apprendre à renverser, avec une impériale insouciance, ces barrières désséchantes. Lecteurs toujours naviguant, la main agrippée à la barre mais le sourire aux lèvres, dans l'indécidable tourbillon de l'origine de la pensée, puis créateurs transformant la glaise alourdie par la gravité en créatures ou machines sachant s'en affranchir : le groupe The Fiery Furnaces, a.k.a. la fratrie Eleanor & Matthew Friedberger, en est un magnifique exemple. Sur plusieurs vidéos promotionnelles (11), on les voit chez eux, en train de répéter et de s'amuser (bien loin de tout « esprit de sérieux »), chacun devant son piano se faisant face à face. Sauf que la pièce n'est pas décorée de disques ou d'instruments de musique, comme on pourrait s'y attendre : elle est littéralement occupée par les livres, des livres partout, en piles, en tas, en étagères fournies, diposés dans tous les coins au petit bonheur, sans aucune préoccupation de classement ; et quand on regarde les quelques titres visibles, on trouve aussi bien des récits de voyage de Eric Newby que la philosophie analytique de W. V. Quine, ou encore les poèmes de William Dunbar (12), un poète médiéval écossais à qui l'on doit, en 1503, la toute première occurrence du mot « fuck » dans la langue anglaise (« Yit be his feirris he wald haif fukkit : / Ye brek my hairt, my bony ane »). Tous ces livres ne sont pas là pour faire joli, pour poser aux intellectuels : quand on connaît l'étrangeté exaltante, la nouveauté, la beauté simple des paroles de la moindre chanson des Fiery Furnaces, que ce soit dans des albums comme Bitter Tea ou Widow City, alors on ne peut qu'y reconnaître ce dont on se doutait déjà, à savoir une création magnifiquement informée par la transformation d'une connaissance écclectique et multiforme en une imagination prête à redéployer la puissance personnelle dans l'arrangement admirables de mots et de notes intrinsèquement, indissolublement, admirablement mêlés – leur source, toutes ces lectures innombrables, demeurant aussi secrète qu'elle est nécessaire.
Alors, si, en conclusion, nous devions choisir une figure emblématique, ce serait sans doute celle de Persée, le héros antique en lequel, par une curieuse conjonction, Aby Warburg et Siegfried Kracauer reconnaissaient le paradigme de la culture occidentale comme transmission des images du monde et lutte parallèle avec les horreurs de celui-ci. Dans une lettre à sa femme datée du 15 décembre 1923, écrite depuis l'asile de Kreuzlingen où il achevait d'émerger de sa folie, Aby Warburg, dans une analyse extrêmement brève et resserrée, et presque dumézilienne avant l'heure, retraçait le parcours de Persée, personnage dont les Grecs avaient fait un héros, puis que les époques barbares avaient transformé en exilé maléfique et repoussant, avant de devenir soudain la lumineuse figure ailée qui délivre la captive et tue le monstre. Et se demandant qui avait bien pu être le rédempteur inespéré de Persée, il répondait aussitôt : « la somme totale de l'histoire intellectuelle européenne à l'époque de la Renaissance et de la Réforme [der ganze Inhalt der europäischen Geistesgeschichte im Zeitalter der Renaissance und Reformation] » (13). C'était la regénération du savoir, son redéploiement, sa transformation insoucieuse de toute orthodoxie philologique, sa démultiplication effrénée et curieuse, qui avait donc fait de Persée celui qui est capable de libérer le prisonnier (autrement dit l'exclu, l'exilé, le Namenlos), et aussi, grâce au reflet de son bouclier, de tuer le monstre – donc, de mettre fin aux injustices et aux horreurs en possédant le moyen (l'image, i.e. le savoir) d'y mettre fin. Siegfried Kracauer, qui plus tard a expérimenté lui-même ce que pouvait être l'horreur et l'exil, est revenu, dans sa Théorie du Film, sur l'importance du motif de Persée, cette fois en relation avec ce que les images cinématographiques nous transmettent : « La morale de ce mythe, c'est bien sûr que nous ne voyons pas, que nous ne pouvons pas voir les horreurs réelles, car elles nous paralysent d'une terreur aveuglante ; et que nous connaîtrons ce à quoi elles ressemblent seulement en regardant leurs images en tant que celles-ci reproduisent leur véritable apparence. (…) L'écran de cinéma est le bouclier réfléchissant d'Athéna. Mais ce n'est pas tout. Le mythe suggère aussi que les images sur le bouclier ou sur l'écran sont des moyens pour une fin ; elles sont là pour permettre au spectateur – voire pour l'induire dans cette possibilité de décapiter l'horreur qu'elles reflètent. (…) Elles appellent le spectateur à prendre et, donc, à incorporer dans sa mémoire la face réelle des choses, ces choses trop terribles pour être vues dans la réalité. (…) La plus grande œuvre de Persée ne fut peut-être pas de couper la tête de la Méduse, mais de surmonter sa peur et de regarder le reflet dans le bouclier. N'est-ce pas précisément cet exploit qui lui aura permis de décapiter le monstre ? » (14)
Chaque fois que nous lisons un texte, que nous regardons une image, fixe ou mouvante, chaque fois que nous observons un objet, un paysage ou même un visage, chaque fois c'est le bouclier de Persée dont nous réanimons l'indispensable reflet, celui qui nous permet ensuite d'affronter, avec davantage de courage et de discernement, ce qu'autrement nous serions incapables de vaincre. La fin de l'histoire n'est pas pour demain, pas plus que l'issue de ce combat ; mais il nous appartient de le poursuivre encore et encore, avec ces « machines de guerre » que sont les textes, les images et les sons (et c'est pourquoi la tour d'ivoire des humanités n'a aucun sens). Mais que reste-t-il à tous ces lecteurs qui n'écriront jamais de romans, qui ne tenterons jamais d'éxégèse par écrit, parce qu'ils n'en ont ni ni le talent, ni l'indispensable savoir, ni encore moins la force ou le temps ? Privés du royaume de papier-mâché de Bello, séparés de la joie créative par les circonstances, que pourraient-ils espérer comme consolation à leur supposée impuissance ? Mais tout, justement : tout ce qu'ils leur revient de lire, chaque jour de leur vie, dans le livre infini du monde, et dans la multiplicité fantastique des œuvres qui le transfigurent et le révèlent. C'est la condition de l'espace politique qu'ils doivent construire par leurs lectures, par leurs remontages personnels de la pensée, par leur volonté de ne pas demeurer ces « analphabètes des images » dont parlait László Moholy-Nagy – sachant que jamais ils ne pourront assigner une valeur politique précise à telle œuvre, telle image de pensée, mais que c'est malgré tout dans cette seule indétermination de leur imaginaire que leur conscience politique sera en mesure de s'affiner et se remodeler sans cesse. Ceux qui sont exclus de la transmission du savoir, ou qui, plus grave, se sont eux-mêmes exclus de celle-ci par ignorance, par cynisme ou par nihilisme, ce sont surtout eux, « le peuple qui manque », ce peuple de lecteurs qui donne l'impression de se réduire de jour en jour, mais qui pour autant ne doit jamais nous aveugler dans le catastrophisme, ou nous dissuader de continuer, encore et toujours, de « construire notre pessimisme », comme le réclamait Walter Benjamin. C'est là, au cœur de l'exercice difficile de la pensée dans notre époque, une question haletante et complexe – mais nous somme déjà loin des rivages de la seule littérature.
---------
(1) Antoine Bello, « La vie est un grand jeu », entretien avec Gladys Marivat, Chronic'art n°69, novembre-décembre 2010, p.86-94
(2) Idem, p.91
(3) Michel Foucault, Les Mots et les Choses (1966), Gallimard « Tel », p.60
(4) Stanley Fish, Quand lire c'est faire (1980), Les Prairies Ordinaires, 2007
(5) Umberto Eco, Lector in Fabula (1979), Grasset, 1985, p.76
(6) Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille Plateaux (1980), Editions de Minuit, p.461
(7) Idem, p.467
(8) Idem, p.468
(9) Idem, p.472-473
(10) Friedrich Nietzsche, fragment posthume 5-[107], in Naissance de la Tragédie, Folio Essais, p.166
(11) Pour ces vidéos, cf. celle-ci et celle-là
(12) Sur William Dunbar, cf. sa notice Wikipédia (en anglais)
(13) Lettre citée par Ernst Hans Gombrich, « Aby Warburg : His Aims and Methods, An Anniversary Lecture », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol.62 (1999), p.282
(14) Siegfried Kracauer, Theory of Film (1960), Oxford University Press, 1974, p.305-306 (cité par Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Editions de Minuit, 2003, p.220)
Illustrations : gravure ancienne représentant la constellation de Persée ; bibliothèque privée ; exemplaire de La Maison des Feuilles de Mark Z. Danielewski ; portraits au polaroïd de Eleanor & Matthew Friedberger ; planche 79 de l'Atlas Mnemosyne d'Aby Warburg