Après l’affaire Courjault, les infanticides font de nouveau la Une des médias. Dépression, déni de grossesse, isolement… Quels sont les facteurs qui peuvent pousser une mère à tuer ses enfants ? Marc Ferrero, psychologue tente de nous expliquer ce geste.
"L’essence de la famille est d’être un meurtre" S. FREUD
Plusieurs cas d'infanticide ont défrayé la chronique ces dernières années. Comment expliquer ces affaires ?
Marc Ferrero : Je ne souhaite pas parler des cas actuels d'infanticide pour des raisons déontologiques évidentes : les seules informations dont je dispose sont celles des médias donc de nature indirecte où nous ne connaissons ni l'histoire de la personne, ni sa personnalité, ni, enfin, le contexte. Cependant, pour les cas dont j'ai pu avoir connaissance les mères en cause étaient au cour d'un triple isolement : familial d'abord, c'est-à-dire sans entourage proche attentif, social ensuite car l'action des travailleurs sociaux était soit inconnue, soit rejetée, psychologique enfin en raison de l'absence de connaissances amicales.
Le nombre d’infanticides est-il en hausse ?
Marc Ferrero : Il faut dire clairement que le nombre d'infanticides est non seulement en baisse dans l'histoire de l'humanité mais également dans nos sociétés occidentales. Il s'agit même d'un effondrement des chiffres puisqu'on doit en recenser en France quelques dizaines par an pour 800 000 naissances. Un chiffre à comparer à ce qui se passait à Rome, Sparte ou au Moyen-Age en France : le taux de mortalité pouvait atteindre 30 à 50 % des naissances pour des raisons bien souvent obscures (dont les problèmes d'hygiène) mais où l'infanticide tenait une place prépondérante. Les raisons de cette diminution sont multiples : la contraception, un meilleur suivi des grossesses, une protection maternelle et infantile efficace, un regard sur l'enfant très attentif et un investissement affectif sur celui-ci d'autant plus fort que l'enfant est devenu plus rare.
sont les raisons qui peuvent pousser une mère à l’infanticide ?
Marc Ferrero : Tous les infanticides sont différents. Ils sont le fruit de mères aux personnalités psychologiques atypiques bien sûr selon qu'elles traversent un épisode dépressif grave, qu'elles ne veulent pas l'enfant, que celui ne corresponde pas à l'image qu'elles pouvaient s'en faire avant la naissance, que le père les quitte ou que celui-ci soit absent, qu'elles agissent par vengeance, par peur de l'avenir ou des réactions de l'entourage pour des raisons morales ou religieuses. Ou encore qu'il n'y ait tout simplement pas de désir d'enfant. J'ai conscience du paradoxe à dire cela mais un certain nombre de femmes - et le chiffre n'est pas négligeable - ont seulement un désir de grossesse et non un désir d'enfant. Il s'agit pour elle de vivre un état de plénitude ou de réassurance narcissique sur leur capacité à être féconde. L'arrivée de l'enfant constitue alors un tel bouleversement affectif et physique qu'il met à rude épreuve leurs capacités à s'occuper de l'enfant et elles sont alors dépassées par les exigences de la tâche à effectuer. Il existe aussi des femmes pour lesquelles la différence entre l'enfant qu'elles ont imaginé et l'enfant qui est là est telle qu'elles ne parviennent pas à combler le fossé entre ce qu'elles ont construit et la réalité de l'enfant perçu comme incompréhensible dans ses agissements, ses pleurs et l'incapacité supposée ou réelle à y répondre. Enfin des mères vivent très mal la séparation physique des corps où se cumulent la sensation de vide corporel et de vide affectif et social car elles passent de moments où elles furent très entourées dans une société qui magnifie la grossesse et la naissance à une solitude de face à face avec le bébé où plus personne n'est là et ces instants sont alors déterminants.
les mères peuvent-elles devenir infanticide ?
Marc Ferrero : Toute mère est potentiellement infanticide car l'enfant est toujours un défi à la sollicitation des liens maternels : quand la mère se sent dépassée, quand les pleurs deviennent lancinants et incompréhensibles pour cette dernière, quand la sollicitation du bébé est permanente, quand les soins lui paraissent répétitifs et inopérants et où, enfin, la mère ne vit plus de moments d'intimité heureuse avec son enfant. Elle perçoit avec inquiétude et culpabilité que le besoin de sa mère est absolu chez le nourrisson tandis que le besoin du bébé est relatif chez la mère. Découverte qui, évidemment, chez elle, heurte tout ce qu'on lui appris depuis l'enfance autour de la dévotion qu'une mère devrait à son enfant et que justement certains appellent "l'instinct maternel".
Justement, comment l'infanticide peut-être compatible avec le fameux "instinct maternel" ?
Marc Ferrero : Je ne sais pas, à vrai dire ce qu'est « l'instinct maternel » peut-être existe-t-il chez les animaux mais chez les êtres humains, je connais l'amour maternel comme l'amour paternel avec la seule différence que la mère a porté neuf mois l'enfant dans son ventre et que cela crée sans doute des liens d'une autre nature que ceux d'avec le père. Dans une société où les femmes se retrouvent seules bien souvent et submergées par l'ampleur d'une tâche qu'elles vivent comme insurmontable, l'issue de la relation peut être fatale, surtout si on leur a parlé du fameux "instinct maternel" qu'elles ne se sentent pas éprouver. En effet, la culpabilité est alors d'autant plus forte et le sentiment d'être une mauvaise mère les envahit.
Prévenir l'infanticide serait déjà dire aux mères qu'elles ont le droit d'éprouver des sentiments mitigés à l'égard de leur enfant. Leur répéter à l'envie qu'une mère doit aimer son enfant quoi qu'il se passe prépare à l'effondrement de celle-ci.
Mais dans certains cas, on a aussi un déni de grossesse, avec des femmes qui refusent même de voir qu’elles sont enceintes. Comment expliquer cette réaction ?
Marc Ferrero : Il faut, je crois, différencier le problème selon l'âge de la personne. En effet, chez la très jeune fille, il peut s'agir d'une impossibilité à concevoir psychiquement qu'elle puisse être enceinte consécutivement à des rapports sexuels. Difficile à imaginer pour nous, mais la puissance des forces de l'inconscient est telle que la jeune fille ne voit pas la réalité de ce qui se passe dans son corps. Il s'agit d'une cécité psychique qui prend sa source dans son immaturité. Nous pouvons évoquer pour elle une forme de toute puissance de son rapport au monde où elle pense qu'elle maîtrise son corps et le corps de l'autre et, ainsi, que la grossesse ne peut avoir lieu. Pour la femme plus âgée, outre ce que je viens d'évoquer, il arrive que celle-ci refuse inconsciemment la prise en compte de la réalité et trouve des arguments rationnels déniant son état de grossesse (prise de poids, fatigue passagère, aménorrhée pathologique,...) qui signe ici des comportements préoccupants sur le plan psychologique.
Mais n'y a-t-il que des mères infanticides, ou le père peut aussi être un meurtrier ?
Marc Ferrero : Il arrive aussi à des pères de devenir meurtriers de leurs enfants - assez souvent d'ailleurs par vengeance contre la mère- mais l'évolution des moeurs les a éloignés - pour certains - des enfants et leur absence a contribué à diminuer leur part d'action dans ce domaine. Là encore, historiquement, quand l'infanticide était plus socialement "acceptable", c'était l'affaire du père qui se chargeait du meurtre de l'enfant. Quand il est devenu répréhensible, il est devenu une affaire privée et c'est la mère qui est, maintenant, en première ligne.
Aujourd'hui, c'est souvent par son effacement que le père contribue à l'acte infanticide.
faire baisser le nombre d’infanticides en France ?
Marc Ferrero : Pour faire en sorte que l'infanticide régresse encore en France, il me paraît important de rappeler à une mère qu'elle a le droit d'éprouver à l'égard de son enfant des sentiments contradictoires et non perpétuellement angéliques, de rappeler à notre société qu'elle a besoin d'un entourage attentif, affectueux et, dans certains cas de professionnels comme peut l'être la Protection Maternelle et Infantile dont je garderais volontiers le sigle en le transformant en Père, Mère et Infantile. pour tenter de remobiliser les pères qui ne s'impliquent pas suffisamment. Enfin, j'encourage les médias à s'interroger sur la nécessité de passer en boucle des informations que sur tel ou tel évènement spectaculaire en faisant courir le risque de lever quelques inhibitions enfouies sous le travail de la culture et de l'éducation.
Propos recueillis par Alain Sousa