Mon frère, de Jamaica Kincaid

Par Liss
Le frère de Jamaica Kincaid est isolé dans une chambre d'un hopital délabré d'Antigua, aux Antilles. Il a le sida. Il est dans un état critique. Il va mourir. Du point de vue du personnel de l'établissement, le plus sera le mieux, ça ferait une personne de moins à s'occuper, ce serait un lit libéré. Du point de vue de la société aussi. Pour tous là bas, c'est ça, le sida : on va mourir, il n'y a rien que l'on puisse faire. Si les traitements qui existent ne font que retarder la mort, alors à quoi bon dépenser de fortes sommes pour quelqu'un qui a déjà un pied dans la tombe ? Ces traitements sont si coûteux qu'il n'y en a même pas dans les pharmacies, le niveau de vie des habitants de l'île est si faible !

Mais Devon a la chance d'avoir une soeur qui vit aux Etats-Unis et qui a des amis dans le milieu médical, si bien qu'elle réussit à avoir des ordonnances lui permettant de se procurer ce qu'il faut pour prolonger les jours du frère souffrant, peu importe les crédits qu'elle doit contracter pour ça, si cela peut aider soulager son frère, si cela peut lui faire gagner quelques jours, quelques semaines, il n'y a pas d'ésitation à avoir.
Pourtant, ce frère, elle ne l'a pas connu tant que ça, elle a été longtemps séparée de lui, séparée de sa famille en fait, celle où elle a grandi, avant de la quitter pour fonder la sienne propre. Alors quels sentiments éprouve-t-elle pour ce frère ? Pour ses autres frères ? Quels sentiments éprouve-t-elle pour sa mère ? La relation avec celle-ci est complexe, elle m'a quelque peu fait penser à Vipère au poing, d'Hervé Bazin. Raconter l'histoire de ce frère dernier-né de la famille revient pour l'auteur à se livrer elle-même, à se mettre complètement à nu. Les mots eux-même sont présentés dans toute leur nudité, sans aucune fioriture. Cela peut paraître brutal, bouleversant et beau tout à la fois :
"Ma parole était pleine de douleur, elle était pleine de détresse, elle était pleine de colère, il n'y entrait pas de paix, il y entrait beaucoup de chagrin, mais il n'y entrait pas de paix. Comment me sentais-je ? Je ne savais pas comment je me sentais. J'étais une combustion de sentiments." (p. 52)
Les "bonnes" pensées comme celles qui s'éloignent du politiquement correct, Jamaica ne cèle rien. Et le lecteur, face à cette fenêtre ouverte sur l'intimité d'une famille, avec ses amours, ses haines, ses hypocrisies, ses bassesses, ses faiblesses, ses désirs, ses espérances trompées... est obligé de s'interroger lui-même sur le genre d'être humain qu'il est. Qui sommes-nous ? Qui est l'autre ? Qui est-il pour moi ?  
Ce livre montre également le cheminement qui a conduit l'auteur jusqu'à l'écriture. Jamaica Kincaid dit être "devenue écrivain par désespoir" :
"Quand j'étais jeune, plus jeune que ne le suis maintenant, j'ai commencé à écrire au sujet de ma propre vie et j'en suis venue à voir que cet acte m'avait sauvé la vie. Quand j'ai appris que mon frère était malade et qu'il allait mourir, j'ai su, instinctivement, que pour le comprendre, ou pour tenter de comprendre sa mort, et pour ne pas mourir avec lui, j'écrirais à ce sujet."( p. 184)
De fait, tous les livres de l'auteur ont trait à sa vie, à son passé.
Mon frère a été couronné par le Prix Femina étranger en 2000.
Jamaica Kincaid, Mon frère, Le Seuil, collection points, 190 pages.