Une société peut-elle demeurer elle-même en s'ouvrant à ce qu'elle n'est pas ?
Introduction : Ce sujet nous commande de raisonner sur un possible et un impossible. L'impossible fermeture à l'autre, au différent et la possible- ou nécessaire- rencontre avec cet autre pour former le social. En un sens, ce sujet nous interpelle certes sur des questions d'ordre économique, politique, religieuses ( la question de la tolérance à l'égard des autres religions, des autres cultures, la question du "quota" d'immigration ou non admissibile pour qu'une société soit elle-même, la question du libre échange économique,la question de l'identité d'une nation ou l'idée même de peuple, etc...). Mais ce sujet nous interpelle véritablement sur le "sens", l'essence même du social. Il nous commande de nous interroger sur les conditions dans lesquelles se construit et se détruit une société. Quand peut-on dire qu'une société se disloque ou à quelles conditions se disloquerait-elle revient à se demander ce qu'est une société, si son essence est l'ouverture ou la fermeture. Il nous commande de nous interroger sur son "être", ce qui la fait être ce qu'elle est..Mais comment et que répondre sans tomber dans le ridicule du "bon sens" ? La réponse à la question posée pourrait s'opérer suivant le mode d'une recherche d'un juste milieu. Mais une réponse sur un tel mode -outre un caractère trop automatique qui peut nous écarter de l'essentiel suppose acquise l'idée que "trop" d'ouverture pourrait nuire. Or il n'est aucune certitude, sauf celles des dogmatiques, sur ce sujet. Une doxa que nous refuserions d'interroger, un de ces nouveaux préjugés qui forment la trame de cette manière comme- il- faut- de penser que nous avons intégré en nous sans nous en rendre compte nous conduit sans doute à une telle recherche d'un "milieu". En conséquence, chercher le vrai ici n'est ce pas précisément accepter de remettre en cause, de dépoussiérer ce qui pourrait nous interdire d'aller vers le vrai et de trouver le vrai de cette question en interrogeant notre relation aux concepts qui forment la question posée ? Or pour ce faire ne convient-il pas de prime abord de s'interroger sur le terme central de l'interrogation : l'ouverture ?
1) Qu'est ce que l'ouverture et comment déterminer celle-ci par relation au social ? Nous serions ici tenter de définir ce terme pas son contraire - le clos-. L'ouvert est tout ce qui n'est pas enclos,n'a ou ne se fixe aucune limite. Mais la définition paraît ici fort "limitée" et peu adaptée à la préoccupation qui est la nôtre. En effet, pour qu'une société puisse se définir en tant que telle il convient qu'elle puisse être "délimitée" et donc qu'elle puisse se distinguer par rapport aux autres. En conséquence l'ouvert n'est pas l'illimité. Ce n'est pas le n'importe quoi. En effet, il est certain que si l'ouvert était l'illimité il détruirait même l'idée de société. Mais si ce n'est pas ainsi qu'il convient de le déterminer , comment déterminer ce que pourrait être l'ouvert ? Bergson dans les "Deux sources de la morale et de la religion" fonde tout son récit sur la confrontation entre les "sociétés closes" et les "sociétés ouvertes". Il nous explique notamment qu'il existe des sociétés qui vivent de manière statique, qui ont une conception étriquée de la morale. Le fermé c'est l'étriqué pour notre auteur. En revanche, l'ouvert- plus rare voire exceptionnel - est ce qui permet d'aller vers la vérité des choses, qui permet de grandir et de progresser. S'ouvrir est une manière d'aller vers le plus haut. L'ouvert pour Bergson est ce qui permet d'atteindre la hauteur d'esprit, la grandeur, le grandiose. Il y a presqu'une dimension mystique dans cette vision. Il nous indique d'ailleurs qu'une société ne "s'ouvre pas ainsi", qu'il est nécessaire que des êtres d'exception la pousse au-delà d'elle-même, que ces êtres conduisent le social vers sa véritable destination. Or ces êtres "ouvrent" le social par des "appels". On sait que Bergson influencera grandement De Gaulle. Il souligne ainsi que seuls des "appels" vers le haut, des comportements dignes, exemplaires dans des moments souvent cruciaux peuvent permettre à des sociétés d'être elles-mêmes. Bergson nous précise donc que non seulement une société demeure elle-même en s'ouvrant mais qu'il lui importe de s'ouvrir - au sens de s'elever- pour pouvoir être elle-même. En quelque sorte pour Bergson qui a lu Nietzsche, on ne naît pas soi-même, on nait à soi-même, on le devient et pour ce faire, il importe de se dépasser, de s'ouvrir à un "appel du large". Cette rencontre avec le différent nous révéle, comme le noir en quelque sorte souligne le blanc. Il lui permet d'être.Il le souligne. De même que le blanc aide le noir à se mettre en valeur.
Mais une telle définition n'est-elle pas précisément trop fermée ? Ne laisse-t-elle pas supposer qu'un autre, un être d'exception serait nécessaire pour permettre à une société de devenir elle-même ? Ce devenir là suppose déjà un "être", une "demeure" qui lui préexistait. Cette préexistence n' est pas dépendante - ou nécessairement dépendante que d'un seul homme . L'ouverture n'est-elle pas plutôt un "fait structurel", un "donné" constitutif de certaines sociétés par rapport à d'autres ?
Telle est la question que quelques années plus tard, K Popper dans "la société ouverte et ses ennemis" nous donne de l'ouverture et de sa relation au social. Lui aussi - tout comme Bergson - oppose les sociétés ouvertes aux sociétés closes.Il reconnaît même avoir emprunté cette terminologie à l'auteur des deux sources. Cependant il donne une autre définition de l'ouverture lorsqu'elle s'entend pour le social. La société ouverte chez Popper se caractérise essentiellement par la société démocratique, celle qui refuse l'historicisme et qui ne croit pas que son avenir est fermé.L'ouvert est le signe du cosmopolitisme et de la modernité. La société ouverte selon lui, ne fixe donc pas une bonne fois pour toute le rang et le statut des individus. Elle ne les prédetermine pas. Elle leur laisse la possibilité d'évoluer, de se construire librement suivant le plan de vie qu'ils se sont donnés à eux-mêmes. Popper, autrichien exilé à Rome pendant la seconde guerre mondiale,vise ici deux types de régimes qui seront plus aprés caractérisés de Totalitaires par H Arendt , le régime hitlérien et le régime stalinien. La société ouverte est le contraire de ces sociétés que l'on prétend vouloir construire de l'autre côté de la manche. Il désigne en Platon l'inspirateur de ces sociétés. Il trouve que chez cet auteur se trouvent les prémisses de ces totalitarismes modernes.
Ce faisant au cours de sa démonstration, Popperl nous montre ainsi que ce terme "d'ouvert" est post-moderne, qu'il est lié aussi dans notre inconscient aux drames que l'occident a pu connaître au XIXème et au XXème siécle : le colonialisme arrogant et le mythe de la pureté de la race, associé à celui de l'évolution érigé en dogme indiscutable. L'ouvert c'est le "moderne" pour certains et le "clos" c'est l'ancien. Mais en pensant ainsi, n'en venons nous pas à considérer qu'une société qui recherche ce qu'elle est dans son histoire, dans son passé est une société "dépassée" et donc qui se perd ? N'y a t il pas ici une forme de préjugé que nous aurions construit du fait de la peur, de la haine qu'ont pu faire naître en nous ces régimes qui ont provoqué tant de tourments ? Pour répondre à cette question il convient sans doute de confronter cette relation des sociétés anciennes avec l'ouverture et la fermeture ; de réinterroger celle-ci. Elle fut en effet différente de celle que nous connaissons. Mais cette différence doit-elle nécessairement nous conduire à estimer que ces sociétés n'en étaient pas et qu'elles se sont "perdues" en ne déterminant l'ouverture de la même manière que nous et en ne plaçant pas celle-ci au coeur de ses dispositifs ?
2) Les anciens, le social et l'ouvert ? Etre ouvert c'est accepter aussi que ce concept ne puisse pas seulement se définir au sens ou des auteurs contemporains nous l'ont dessiné, mais admettre que ce terme puisse lui-même avoir pluralité de sens, qu'il soit précisément "ouvert" à toutes les conceptions. Davidson dans "actions et événements" nous propose de ce fait une définition différente et aussi essentielle de l'ouvert. Il est pour lui ce qui caractérise l'esprit par rapport à la matière. A de l'esprit ce qui est ouvert et est ouvert ce qui admet que rien n'est jamais tout à fait terminé même si des limites sont assignables aux choses. Etre ouvert c'est surtout, selon l'auteur américain, admettre qu'il y a des implications en tout et que tout s'implique en tout, que l'isolement et le solipsisme sont le contraire de la vie. Or la société est si elle vit et elle ne vit que si elle est reliée. En ce sens, Davidson sans s'en rendre compte rejoint les anciens et la conception qui était la leur du social.
Pour eux, la société en tant que telle n'était et donc ne pouvait "demeurer" que si elle était "reliée".L'idée du lien est essentielle dans la constitution du social, d'ou leur ignorance d'une coupure radicale entre le religare - le religieux- et la polis. Dans la "politique" Platon nous indique ainsi ce qu'est l'art du grand homme d'Etat, c'est celui d'un homme désintéressé, soucieux du commun et qui sait "tisser" les liens sociaux. Il est comme un "tisserand" qui renoue le social, lui permet de se constituer. Quant à Aristote dans le livre VIII de l'Ethique à Nicomaque, consacré à l'amitié, il nous rappelle que l'amical est le noeud constitutif et essentiel de la société. Le droit, la loi, sont accessoires. Ils ne sont que moyens au service de cette fin. En effet, peut-on dire qu'un homme est heureux sans ami et la société, la vie en société n'est-elle pas un bienfait pour lui si elle lui offre des amis ? De même peut-on dire que des hommes forment une société lorsqu'ils se déchirent, se détestent ? Nullement. L'amitié est au coeur du social car l'homme pour Aristote est un être fait et pensé pour vivre en société. Il ne peut vivre sans. En conséquence, est essentiel ce qui permet de maintenir ce lien qu'il recherche et dont il a besion pour se constituer.
L'essentiel n'est donc pas dans l'ouverture pour les anciens. Il est dans le lien. Une société n'est elle-même que si elle est heureuse. Elle est heureuse si ceux qui la composent le sont et ils ne le sont que s'il y a de l'amitié dans ce monde dans lequel ils vivent. Ceci ne signifie pas qu'il faille être "fermé", "borné". Au contraire, le bonheur n'est possible pour les anciens que si l'on possède cette excellence qui est celle du "noos", de la pensée, et de l'esprit qui nous fait prendre conscience de l'infime lien qui relie chaque chose à une autre, chaque être à un autre. Mais si l'on prend égalemenet conscience de la "nature" propre de ces choses qui implique que la confusion entraîne parfois négation et donc fin, malheur de l'autre.
Pour les anciens, le lien comptait plus que l'ouvert et une société ne pouvait demeurer elle-meme si elle n'était pas liée. Le mal social premier pour eux était la guerre civile ou fratricide. Cependant ce souci pour le lien n'était pas "fermeture" nécessairement. L'étranger, le "xenos", ressemble au "genos", il montre ainsi que l'universel se trouve parfois dans le singulier. Les anciens avaient le gout pour l'hospitalité. Nous l'avons remplacé par la tolérance. Car depuis Hobbes et Machiavel nous n'estimons pas que l'homme est un animal social, nous le tenons pour un "loup pour son semblable".
Si l'homme est un loup pour son semblable, il ne faut donc pas lui offrir l'hospitalité, ni être hospitalier à son égard. La "tolérance"suffit. Et c'est ainsi peut-être que nous appelons l'ouverture. Pour les modernes, être ouvet, c'est être tolérant. Or tolérer est-ce vraiment ouvrir ? En remplaçant la tolérance par l'hospitalité n'avons nous pas précisément perdu ce qui constituait l'essence même du social qui se trouve précisément dans une forme d'ouverture que les mots même nous permettent de saisir ?
3) Le social, le sociable et l'ouvert ? Nous pensons depuis les modernes qu'être ouvert c'est tolérer. Mais "tolérer" est un acte négatif. Pour tenter de retrouver un sens à l'ouverture, il importe sans doute de revenir vers les concepts. Certes les mots ne sauraient penser à notre place mais cependant, le français nous rappelle qu'est sociable - donc apte à vivre en société - celui qui est "avenant" et ouvert aux autres, qui sait être "poli". Mais c'est aussi celui qui admet les règles de la vie en société. Le social serait donc constitué de deux éléments : une relation à l'autre et des régles établissant ces relations et fixant peut-être les limites, les contours de la société.
En conséquence, en entrant dans les mots même, dans la demeure du concept même de société, nous rencontrons l'autre. D'ailleurs il y a société dés que deux personnes au moinsacceptent de se "mettre ensemble" pour un "quelque chose". L'autre constitue donc l'essence du social. Il est ce moment de rencontre avec l'autre et ce qui rend possible la rencontre. Mais le social demeure aussi un but, une histoire, une culture, des envies qui expliquent, suscitent, permettent cette relation à l'autre. Il est aussi une spécificité. En conséquence il est une demeure propre. Ignorer cette spécificité c'est en quelque sorte trahir l'autre, l'ignorer et ainsi faire disparaitre la société même. Le mal ne vient donc pas tant de l'ouverture trop grande à l'autre, mais de son ignorance. Il vient lorsque l'on ignore ce qui fait le pourquoi d'une société et lorsqu'une société ignore et s'ignore dans ce qu'elle est. Le sujet renvoie donc plus qu'à l'identité des sociétés à ce qui fait qu'une société est or elle est un lieu d'accueil et donc d'hospitalité à l'autre puisqu'elle est un espace de rencontre avec l'autre. Mais une hospitalité est impossible sans demeure. D'ailleurs c'est bien d'une demeure dont il est question dans ce sujet. On ne peut accueillir cet enfant qui va naître , cet étranger que nous recevons chez nous si nous n'avons pas de demeure stable, construite pour le recevoir. Etre hospitalier à son égard ce n'est pas le "tolérer" et être ouvert ce n'est pas non plus ignorer les murs de cette demeure que nous avons construit et qui aussi servira à le protéger. Car dans la dimension de société, il y a aussi celle d'un certain besoin de sécurité, de repos. Comment en effet parler de société si l'ensemble des hommes qui constitue le groupe social n'a pas de sens, de structure, de but communs et si chacun ne ressent pas qu'il a sa place dans ce lieu ? Autrefois, un devoir était imposé à ceux qui erraient dans le désert. Le nomade devait offrir le gite et couvert à l'étranger et la Bible est pleine de récits d'hospitalité de ce type. Mais pour accueillir, encore faut-il que cette demeure soit et qu'il y ait sérénité chez celui qui accueille. Les habitants de Sodome et de Gomorhe ne peuvent accueillir car ils sont corrompus. La corruption interdit l'accueil de l'autre puisqu'il interdit cet accueil fait à soi.Car accueillir, c'est parfois écouter, entendre, accepter l'autre et l'aider à se retrouver dans ce lieu que nous lui offrons et qu'il a perdu. Mais pour qu'un tel accueil soit possible il faut que la reconstruction le soit et accepter de lui poser des limites. Les limites sont les murs de la demeure mais celle-ci elle est plus belle encore lorsqu'elle est "ouverte" sur l'extérieur, lorsqu'elle accueille car ainsi elle peut permettre le recueilement, la paix et la sécurité que nous demandons à une société.
Recueillir c'est donc s'ouvrir et en recueillant on peut permettre à l'autre de nous accueillir tels que nous sommes. Cela suppose d'abandonner toutes ces idées qui nous ont conduit à ne raisonner continuellement que dans l'urgence. On n'accueille pas l'autre dans l'urgence. Pour n'être pas dans l'urgence il faut donc que nous ayons le temps et que la société soit précisément ce lieu qui nous ofre ce temps nécessaire de recueillement, d'étude et de repos sans lesquels nous ne pouvons comprendre l'autre. Ceux qui ainsi veulent ignorer ce temps de recueillement nécessaire, ceux qui veulent précipiter les choses ou qui interdisent qu'elles puissent être "pensées" sont le vrai péril d'une société et en tant que tels ils importe de les bannir. Rawls dans la "théorie de la justice" se demande ainsi s'il faut être tolérant pour les intolérants et si nous devons ainsi admettre toutes les idées, même celles qui critiquent la société dans laquelle nous vivons.Il admet la critique au nom de la nécessaire liberté d'opinion qui est écoute de l'autre mais il indique qu'à un moment ceux qui mettent en péril l'intégrité de la société dans son ouveture même, ceux là ne peuvent être admis dans le champs social. Ils sont ceux qui peuvent faire en sorte qu'en s'ouvrant à eux la société se perde, c'est à dire qu'elle perde son essentiel qui est la necessité dans laquelle elle se trouve continuellement de faire recul sur elle pour ne pas être obsédé par elle et se perdre ainsi.
En conclusion, non seulement une société peut demeurer elle-meme en s'ouvrant aux autres mais pour être une société elle doit intégrer l'autre car l'autre est l'un des éléments constitutifs du social. Cependant une société est aussi constituée par des régles et celles-ci sont d'autant plus sociales qu'elles permettent cette ouverture et cette relation aux autres. La féodalité disparaît lorsque les chateaux s'ouvrent et s'offrent de grandes fenêtres sur l'extérieur. Il n'y a de sociétés pleines et réelles que lorsqu'il y a ouverture. Cependant, lorsque des évènements ou des groupes mettent en péril cette ouverture, lorsqu'ils risquent par leur fermeture, par la cloture qu'ils veulent imposer, la prudence s'impose et le recul nécessaire également, voire parfois l'exclusion. Car la société ne peut se penser sans un certain nombre de régles qui la fondent et la protégent tels les murs d'une maison....Ce n'est pas s'ouvrir que d'oublier la nécessité de ces régles mais au contraire prendre le risque de se détruire et se donner l'impossibilité de se reconstruire continuellement pour permettre à ceux que l'on accueille de se construire à nouveau pour perpétuer le social qui ne demande qu'à vivre de cette perpétuité là. Reste cependant que pour les ennemis de la liberté, la sanction elle-meme doit être juste et c'est une sanction juste qu'il importe de prononcer pour ne pas soi-même tomber dans la fermeture de ceux à qui nous faisons reproche d'être fermés. Reste alors à déterminer quelle serait la nature du juste en cette occurrence ...