Tunis, fière capitale de cette « révolution de jasmin » du 14 janvier, qui déferle actuellement sur les pays voisins, affiche, ce samedi, une mine de lendemain de fête ratée. « On voulait la démocratie, on a gagné l'anarchie », se lamente une étudiante, les yeux rougis par le gaz, avant de s'évanouir. La Tunisie semblait pourtant avoir enfin retrouvé un semblant de normalité, après quelques balbutiements post-révolutionnaires propres à tous les pays muselés qui, soudain, se libèrent des chaînes de la dictature.
Impossible, depuis mon retour à Tunis, ce mercredi, pour une nouvelle série de reportages, de rester insensible aux embouteillages, aux magasins bondés, aux visages poupons et enjoués de tous ces gamins qui, cartables au dos, trottinent à nouveau gaiement vers l'école. Autant de signes révélateurs d'un pays qui se remet peu à peu du tumulte. Ou du moins, qui essaye.
C'est vendredi, précisément, que tout a commencé à basculer. Sur la place de la Kasbah, la manifestation massive de quelque 100 000 personnes, lancée sur facebook, a pourtant, ce jour-là, des allures bonne enfant. « Ghannouchi, dégage ! », crient à tue tête les étudiants, venus en masse, pour demander la démission du premier Ministre, qu'ils accusent d'avoir été trop formaté par l'ancien régime. Ils disent ne pas comprendre pourquoi les Ben Ali ne sont pas encore jugés, pourquoi le gouvernement ne communique pas suffisamment avec la population, pourquoi certains ex-collaborateurs occupent toujours leurs postes. Ils réclament la mise en place d'une assemblée qui élaborerait une nouvelle Constitution et veulent la dissolution du Parlement bicaméral. Leur révolte est néanmoins pacifique. En fin de journée, un groupe se scinde et se dirige vers le Ministère de l'intérieur, avenue Bourguiba. Les « Champs Elysées » de Tunis se transforment alors rapidement en théâtre d'accrochages entre contestataires d'un côté et forces de l'ordre de l'autre. Des pierres sont jetées sur le Ministère, des boutiques saccagées, des commissariats mis à sac. Les forces de l'ordre et la police répliquent violemment. Le soir même, on apprend la mort d'un jeune manifestant de 18 ans.
Après une courte nuit, la bataille reprend de plus belle. Mais sur les visages, la colère a cédé la place à la confusion. Nombreux sont les manifestants qui ne comprennent pas tous ces « débordements », qui se demandent si les anciennes milices de Ben Ali ne seraient pas en train de profiter des tensions qui opposent une partie de la population au pouvoir transitoire pour semer la zizanie. «Toutes sortes de rumeurs circulent », s'inquiète un manifestant. « Le manque de communication du gouvernement ne fait qu'alimente la confusion », précise-t-il. Dès vendredi soir, les autorités se sont cependant efforcées de présenter quelques mesures : la tenue d'élections au plus tard à la mi-juillet 2011, le gel des avoirs de 110 personnes liées à l'ancien pouvoir et des recrutements dans la fonction publique. Des promesses entendues, mais insuffisantes, à en croire les slogans, toujours aussi remontés contre le gouvernement transitoire.
Ce soir, les hélicoptères rasent le ciel. Le couvre-feu est officiellement levé depuis le 15 février dernier. Mais les rues du centre ville sont désertes. Le Ministère de l'intérieur vient d'annoncer que la circulation dans l'avenue Bourguiba était interdite aux piétons et aux voitures jusqu'à demain, dimanche, minuit. Dans un communiqué, il précise également que trois personnes sont mortes dans les affrontements de ce jour. Toujours selon le Ministère, 100 personnes ont été arrêtées ce samedi, et « 88 autres auteurs d'actes de vandalisme ont été arrêtés la veille ».
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