Rian fut journaliste freelance pendant trente années pleines et entières. Il est notre aîné et nous le respectons. Souvent, les dimanches, je lui rends visite. Nous mangeons ensemble. Mécaniquement, comme tous les dimanches, mon ami fait défiler quelques-unes de ses années bien remplies. Parfois ses enfants Alec et Addy, qui sont aussi nos voisins, nous accompagnent. M’karwèch a joint plusieurs fois les quatre pôles du globe, si tant est qu’il y en ait quatre. Il a plus crapahuté que voyagé. Mon ami est connu pour ses conversations, ses palabres et discours spiralés. Il est un arbre à palabre à lui tout seul. Il parle comme je respire. Il écrit comme il parle, je veux dire beaucoup, mais aujourd’hui beaucoup moins. A cause de la lassitude. De la lassitude et des yeux. Et de l’arthrose des doigts. Et de la tête aussi. A cause de la lassitude, des yeux, de l’arthrose et de la tête. Rian est bien âgé vous savez. Le 31 il soufflera, s’il le peut, sur soixante-quinze bougies arc-en-ciel. Mais nous y veillerons. D’aucuns disent qu’il est blasé, d’autres qu’il a disjoncté. Moi qui suis le plus proche de ses amis, moi je peux dire que c’est l’amertume, qui l’habite depuis fort longtemps, qui est la racine de ses souffrances. Depuis que la résignation s’est emparée de son être, son corps décrépit. Depuis qu’il a définitivement perdu l’espoir qu’un jour ses écrits seront publiés. Je dois à la vérité de vous dire qu’il avait un ego aussi haut que sa tête, aussi lourd que dix fois ses pieds, et il a de grands pieds. Un égo surdimensionné. Longtemps mon ami se prit pour Faulkner. C’est vrai qu’il sait tout de lui, tout de ses écrits, tout de son territoire, son timbre-poste. Il lui arrive même de s’approprier certaines anecdotes, certains moments succulents ou non de la vie du célèbre écrivain, allant même un jour jusqu’à intervenir dans un colloque dédié à l’auteur d’Absalon ! au Palais du Luxembourg à Paris à l’occasion de son centenaire. C’était en septembre 1997. Il y avait bien deux cents personnes qui écoutaient pieusement ou enduraient jouissivement Edouard Glissant, Monsieur Tout-Monde, relater des lambeaux de vie et d’écrits du génie américain. Mon ami était assis parmi l’assistance, au dix-septième rang, près d’un auteur venu de Yoknapatawpha et qui ronflait comme un Spitfire XIV, d’avoir trop bu, lorsque brusquement il (mon ami) se leva et cria « je peux faire aussi bien que Faulkner, oui, moi ici présent je vous le dit, je peux faire aussi bien que Faulkner ! » puis M’karwèch laissa tomber lourdement son séant sur son siège. Rian extirpa de sa poitrine, d’une traite, ce qui devait l’être, s’assit et se tut. Exactement comme fit le très jeune Falkner lors d’une conférence à Oxford consacrée à Shakespeare ! Le jeune William n’était pas encore Faulkner. Il s’était levé et cria « Moi aussi je peux faire autant que Shakespeare ! »
Pauvre Rian. Il ne se remit jamais de sa mise à l’écart du monde des lettres. Les années passant le rendirent encore plus amer. L’année dernière dans un coup de colère et de folie, il tenta de brûler toute sa bibliothèque, tous ses manuscrits, tous ses biens. Il fut interné aussitôt et manu militari durant quatre semaines. Grâce à la vigilance de ses enfants, nous réussîmes à sauver de nombreux livres et manuscrits. Notre curiosité nous poussa à en feuilleter quelques uns. Certaines de ses nombreuses feuilles noircies par lui, nous bouleversèrent réellement.
Aujourd’hui Rian continue de dire des histoires, parfois même lorsqu’il est seul. Il raconte ou se raconte des histoires de son héros passé et des siennes propres, en amalgamant les unes et les autres. M’karwèch. Je suis parmi ceux – rares parmi ses proches – qui le croient. Nous sommes à quelques semaines de son anniversaire et je suis heureux pour lui. Les célèbres éditions Roan Oak nous assurent dans leur courrier qu’une somme non négligeable des nouvelles rédigées par mon grand ami M’karwèch que nous leur adressâmes discrètement, seront éditées à temps. A temps pour les lui offrir le 31.Vous qui aimez le génie de Faulkner, vous aimerez Rian. Lui, sera heureux de vous raconter, et très certainement de vous dédicacer, de belles histoires, vraies ou fausses. Elles vous étourdiront. Appelez-moi, je vous inviterai pour le 31. Nous serons tous heureux.
Ahmed HANIFI, février 2011.
A toutes celles et tous ceux qui veulent s'exprimer en toute liberté, écrire , lire, dire librement, contre toute forme de censure, d'autoritarisme, de totalitarisme.