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Poupées de chocs

Publié le 25 février 2011 par Achigan
 Elle sortit très tôt ce matin-là, à la recherche de son visage égaré. Les oiseaux du matin l'accueillirent sous le porche, mais s'enfuirent en l'absence des yeux, de la bouche et de tout le reste qui fait habituellement le visage humain. Adieu, tendresse des paroles douces ! Sans lèvres pour murmurer, que répondre aux gazouillis des oiseaux ? Il fallut aussi oublier les yeux clairs. Ces yeux qui avaient tant le don d'apaiser ! Ces coquilles d'azur sur le nacre délicat de l'œil ! Envolées !
Quelques pas dans l'allée sinueuse menèrent la femme au pied de la source. Elle coulait sans s'abstenir ni se moquer. La perte du visage ne semblait pas la choquer. La dame se pencha près du bassin pour se regarder dans la réfraction de l'eau, et ce qu'elle vit ne sut la rassurer. C'était l'impression certaine de quelque chose. Comme on se retourne en sachant qu'il n'y a personne, mais que l'envie est irrépressible ; il faut vérifier, il faut y voir clair. C'était l'impression de s'être vu un moment, mais de ne plus y être. L'impression d'être partie pour des vagabondages inconnus.
Elle se sentait rougir à force de s'énerver et pourtant, aucun visage ne pouvait en témoigner. Personne n'était là pour le remarquer non plus. C'était tant mieux. Car cela devenait férocement gênant de ne plus se reconnaître. 
La femme poursuivit son allée à travers les jardins. Elle les connaissait par coeur. Ces jardins, elle les avait travaillés de ses mains. Elle avait l'habitude de s'arrêter sur chaque fleur, sur chaque buisson doré, sur chaque détail de la mosaïque des pierres. En contemplant tout ce travail, tout ce labeur, elle se rassurait. Mais aujourd'hui, aucune fierté, aucun sentiment ne s'irisait en elle. Étant méconnaissable, elle ne sentait plus rien.

Poupées de chocs

Le regard sombre d'une statue de déposa finalement sur elle. Il était lourd, difficile à supporter, à un tel point qu'elle dut céder et s'asseoir tranquillement sur le banc tout près. Bien entendu, la statue n'y était pour rien. Elle continuait à porter les yeux où elle les avait toujours porté. Elle poursuivait sa besogne de garder la pose, parfaitement. Sans faille et sans éloge.
Mais la femme sentait toujours posé sur elle le dédain de ces yeux. C'était pénétrant de se faire juger par une image fixe ! Une femme de pierre, persistante, infaillible, constante. La sculpture enracinée à la terre était sa contradiction parfaite. Elle était sa négation. Elle, avait perdu son visage. Elle était molle et faible. Elle s'écroulait. Elle était tant changeante qu'à force, elle s'était effacée. Délavée. Un visage de plâtre délayé. La craie qui s'effrite sous les doigts.  
En comprenant dans un éclair, elle se leva instinctivement et bondit. Elle agrippa ses mains autour du cou de la statue. Elle serrait et elle serrait si fort que si elle eût eu une bouche pour hurler, un cri eût empli le vaste jardin. La statue ne broncha pas. La femme mis un premier pied sur la hanche de pierre, puis l'autre pied sur le genou. Elle grimpa sur la sculpture. Elle s'enrageait. La statue ne bougeait toujours pas. D'un pied, la furie entreprit de lui assener des coups féroces en plein ventre. Chaque coups lui ouvrait des plaies. Chaque coup tapait comme sur un tambour sanglant. Le rythme claquant de l'obsession.
Quelqu'un qui aurait observé la scène, soigneusement dissimulé dans un buisson tout près, aurait été en mesure de remarquer quelque chose d'incroyable : par soubresauts, rapidement, il revenait des traits au visage de la femme. Des spasmes ! Autant les contusions venaient à couvrir son corps, autant la vie se portait à son visage. Il s'éclaircissait ! Il réapparaissait !
Mais se fut dans un ultime coup, celui  où elle se brisa les os, qu'arriva ce que la femme attendait : la statue se mit à chanceler. Son socle se déterra d'un côté. La femme de pierre s'enfonçait.
D'un côté, les gonds qui la tenait à terre lâchaient leur emprise, de l'autre, le socle disparaissait sous la terre. Elle commençait à basculer ! Elle tombait vers la pente ! Elle allait se fracasser tout en bas ! 
Et ce fût un moment. Ce fut un instant comme lorsqu'on a cru apercevoir quelque chose, mais qu'il n'y a rien. Ce ne fut qu'une impression, qu'un instant vague. Mais dans les yeux de la statue immense, la peur vint vriller dans les pupilles !
Puis, la statue bascula dans le vide. La femme, qui était si bien accrochée à la pierre, tomba avec elle. Toutes deux plongèrent dans le néant de la pente. Elle déboulèrent bruyamment, se heurtant l'une contre l'autre.
Des poupées de chocs. 
Ce fut en bas que le jour descendit. Il ne jeta qu'une lueur. Et celui qui était dissimulé y vit des morceaux de pierre informes, éclatées sur la terrasse. Mais le dernier rayon éclaira un visage inerte, parmi les fleurs et les racines. Ce visage, je le connais. Ce visage, je l'ai reconnu.
Ce visage, c'était le mien.

Poupées de chocs

Le Combat

   

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